La mine resplendissante et détendue, le vieux Saïd a cette faculté propre aux gais ménestrels de semer, là où il passe, la bonne humeur et la joie de vivre. Si le visage est buriné par 80 printemps, le cœur, lui, a gardé toute la fraîcheur d'un jeune homme à la fleur de l'âge. Saïd, toujours partant et plein d'enthousiasme, ne rate aucune occasion pour aller répandre la bonne ambiance et faire partager le sens de la fête, celle qui porte encore la marque des ancêtres. Elément-clé de la troupe "Ennour" du chant Rahaba et des arts populaires de Teleghma (sud de la wilaya de Mila), ce joyeux barde suit tous les déplacements de son petit groupe dans le cadre des semaines culturelles, fêtes familiales et autres activités festives. "C'est un honneur pour moi que de pouvoir encore diffuser le chant d'Er-Rahaba, un art patrimonial qui mérite d'être sauvegardé et transmis aux nouvelles générations" clame Saïd en appuyant ses paroles de hochements de sa tête toujours coiffée d'une "rezza" (genre de turban fait d'une longue étoffe de couleur jaune) bien enroulée. Et sans se faire prier, ce "jeune homme" entonne un air du répertoire Rahaba où les faits d'armes de la Révolution sont toujours à l'honneur ainsi que les valeurs de courage, de générosité et de solidarité de la région des Aurès, le terroir qui a donné naissance à ce chant qui dit aussi la vie dure dans le pays des chaouias, ce territoire raviné par la nature et sans cesse piétiné par des envahisseurs. Er-Rahaba vient du mot "Rahba" qui signifie place, ou cours spacieuse, généralement en terre battue, où s'exécute ce chant folklorique par groupes de 2 fois quatre chanteurs, ou quelquefois davantage. Les groupes se faisant face se déplacent de façon rythmique et se croisent dans un mouvement de va-et-vient en chantant ensemble un même air qui enchante l'oreille et transporte les corps qui se mettent à vibrer, frappant le sol des pieds pour marquer la cadence et battre la mesure. Le "Cercle des réjouissances" Ce chant très dansant, généralement effectué devant une foule nombreuse qui forme un cercle pour suivre le spectacle, ne manque pas, souvent, de soulever des nuages de poussières qui, loin de déranger les participants, fait partie du décor et de l'ambiance de cette fête qui convoque l'esprit des ancêtres et de la tribu. Les troupes de chant Rahaba fleurissent, aujourd'hui, un peu partout dans la partie sud de la wilaya de Mila, tangente de la région des Aurès, pays où est né de ce genre folklorique intemporel. Selon des spécialistes du chant patrimonial, le genre Rahaba constitue l'un des reflets les plus expressifs de la solidité du lien social qui se traduit dans la manière collective de chanter et de danser ce folklore qui se chante deux par deux ou quatre par quatre et où les voix s'unissent pour donner un air "montagnard" d'une remarquable puissance d'évocation et d'émotion. Dans certains cas, le chant est exécuté par des groupes mixtes appelés "Irahhaben" en chaouia, qui voit les éléments du groupe évoluer épaule contre épaule dans un mouvement de va-et-vient accompagné du son des bendir et de gasba (flûte) donnant au chant une puissance rythmique autrement plus festive. Dans son livre sur les origines du chant auressien publié en 2008, Mohamed Salah Ounissi, cite également les chants "asrouji", "asahraoui", "ajless", "ardess" et "el mouchi" comme étant des variantes du chant Rahaba. Cet auteur qui relève que le chant a toujours été le champ d'expression favori de l'Homme chaoui, qui y traduit ses émotions, son attachement à l'espoir pour vaincre les épreuves douloureuses qui étaient le lot de l'habitant des territoires des Aurès au relief tourmenté et toujours sujet aux attaques des envahisseurs. Hymne à la joie et à la vie Malgré cela, les strophes du chant d'Er-Rahaba demeurent avant tout un hymne à la joie et à la vie, et restent toujours un symbole de la fête qu'elle soit de mariage, de naissance, de circoncision, ou pour l'immortalisation des saisons du printemps, des moissons ou d'autres rencontres conviviales à caractère familial. Le chant des Rahaba est devenu le sel des fêtes, affirme Laïd B, président de l'Association des Oueld Abdennour à Tadjenanet, relevant que ce chant qui a connu une récession au point d'être menacé de disparition, a fait un retour en force ces dernières années, au point où de nombreuses familles le préfèrent aujourd'hui au disc-jockey. Les paroles de ce chant se distinguent aussi par leur "propreté" et commencent souvent par des louanges à Dieu et à son prophète mais abordent aussi d'autres thèmes y compris l'amour, les chanteurs se faisant accompagner dans ce cas aux salves de baroud et aux jeux de fantasia et courses de chevaux. A Teleghma la troupe "Ennour" très sollicitée dans l'animation des mariages, agrémente ses spectacles en accompagnant les nouveaux mariés en calèche pour une parade dans la pure tradition ancestrale. Un détail dont le vieux Saïd n'est pas peu fier.