«Le bruit fait peu de bien, le bien fait peu de bruit» Saint François de Sales On a tout dit de Aboubakr Belkaïd pour louer ses qualités humaines, ses qualités d'organisateur, de travailleur infatigable, de bon père de famille et en définitive de fils de l'Algérie profonde qui a servi son pays pendant sa vie, notamment dans les heures sombres de la Révolution. 5500 jours après sa mort, Aboubakr Belkaïd continue à susciter éloge et respect dans les discussions, qu'il s'agisse de son parcours exemplaise, de ses idées ou plus simplement qu'il s'agisse de penser aux hommes d'Etat que l'Algérie a perdus. Sur le site de l'université de Tlemcen, qui porte son nom, on lit: Aboubakr Belkaïd a consacré 45 années de sa vie au service de la libération de la patrie, du développement économique et social, de la promotion de la science, des arts et de la culture au bénéfice de tous et enfin toujours, à l'ancrage irréversible de la démocratie et de la modernité dans son pays et se lance, comme beaucoup de sa génération, dans l'édification d'un état algérien moderne, fier de son identité mais fasciné par l'avenir. Quand l'ex-ministre d'Etat, ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales, M.Noureddine Yazid Zerhouni rend hommage au défunt Aboubakr Belkaïd à l'occasion de la sortie d'une promotion de l'Ecole nationale d'administration (ENA) baptisée en son nom, c'est qu'il rappelle que la pérennité de l'Etat républicain, l'acquis suprême des sacrifices consentis durant les sept ans de la guerre de libération nationale, est l'oeuvre, aussi, des martyrs ayant offert leurs vies pour que l'Algérie demeure debout. Zerhouni avait souligné que feu Belkaïd était un démocrate convaincu et un martyr de la République. Ce rappel est porteur d'un message aussi clair que les idées pour lesquelles cet ancien militant actif de la Fédération du Front de libération nationale de France s'est battu, à savoir, l'Etat n'oubliera jamais les hommes qui se sont sacrifiés pour qu'il reste debout. (…) Infatigable bâtisseur, ce démocrate convaincu, pour reprendre les propos de Zerhouni, avait un sens aigu de la patrie, lui qui avait têté le mamelon du patriotisme à la source. Au lendemain même de l'indépendance, il le prouva, en faisant le choix de suivre son compagnon de toujours, feu Mohamed Boudiaf qui avait créé le Parti de la Révolution socialiste (PRS). Il revient au service de la patrie, après les événements du 8 octobre, pour occuper plusieurs portefeuilles ministériels, dont celui de l'Intérieur et celui de la Communication et la Culture. Et de l'Enseignement supérieur.(1) Un travailleur méthodique J'ai eu le privilège de collaborer avec lui. Je garde le souvenir d'un travailleur acharné qui était très méthodique. Il disait avec son élégance du verbe coutumière: «Je suis un hôte chez vous, c'est vous les maItres de la maison de l'enseignement supérieur.» A ce titre, il mettait beaucoup de patience dans l'écoute et ne prenait pas de décision sous l'empire de la colère. Devant des situations inextricables, il faisait preuve de pragmatisme et le moi-personnel s'effaçait devant l'intérêt supérieur. «Vous pouvez vous faire plaisir en prenant une décision sous l'empire de l'émotion, mais ensuite il faut gérer et ce n'est pas simple, pourquoi déminer et s'attacher à réduire les aspérités?..» C'est cela que nous avons gardé de lui, la capacité d'écoute et son devoir en toute circonstance d'être ferme tout en étant correct avec ses interlocuteurs. «Les batailles que l'on perd ce sont celles que l'on n'engage pas», c'est l'épitaphe qu'on peut lire sur le marbre de la pierre tombale d'Aboubakr Belkaïd qui repose au cimetière d'El Alia depuis septembre 1995. Il se distinguera en faveur des libertés politiques, intellectuelles et culturelles. Ses qualités, tant humaines que scientifiques, ont fait de lui une référence dans toute l'Algérie, voire dans la région du Maghreb et de la rive nord de la Méditerranée. Son combat était également aux côtés des dévoués de la promotion de la science, de la culture et l'ancrage des valeurs démocratiques et de la modernité en Algérie. Ce recueillement à la mémoire du regretté Aboubakr Belkaïd est pour nous l'occasion de faire le point sur l'utopie d'un pays dont rêvait le défunt ministre. Mon propos n'est pas ici de rejeter tous les «acquis» du pays depuis son indépendance, mais force est de constater que le pays est définitivement sorti de l'orbite du sous-développement, du clanisme, de la «‘ourrouchia» du népotisme Qu'avons-nous fait qui puisse nous convaincre que le pays avance? Rien de pérenne! Tragiquement rien Certes nous avons gaspillé frénétiquement une ressource qui ne nous appartient pas. Certes nous disposons d'un squelette d'infrastructures, mais pourquoi faire? Où sont toutes les idées généreuses de Belkaïd sur la nation, sur ce désir d'être ensemble comme il se plaisait à le répéter pour paraphraser Renan. Il disait, en infatigable «recolleur de morceaux» qu'il ne pouvait admettre une Algérie en miettes. Pour expliquer le désarroi actuel de la jeunesse, plusieurs hypothèses peuvent être émises. Nous prenons à notre compte l'analyse pertinente du philosophe français Luc Ferry, ancien ministre de l'Education nationale, parlant de la malvie en Occident. Mutatis Mutandis cet argumentaire peut être transposé à la situation en Algérie. Ecoutons-le: «Derrière les peurs particulières se cache une inquiétude plus profonde et plus générale qui englobe pour ainsi dire toutes les autres: celle que l'impuissance publique désormais avérée, mette les citoyens des sociétés modernes dans une situation d'absence totale de contrôle sur le cours du monde. C'est d'abord ce pressentiment que l'Etat est faible, qu'il est en tout domaine pratiquement incapable de mener à leurs termes les réformes même les plus justifiées.» «Qu'il laisse faire et qu'il donne l'impression d'être absent devant les dérives au quotidien de ceux qui se sentent au-dessus des lois. Ce qui relie les jeunes en profondeur et fait leur force véritable, c'est le sentiment plus ou moins diffus que le cours du monde échappe aux simples citoyens. Dans cet univers, tout ou presque échappe aux «petits»: ils ont le sentiment que plus rien ne dépend, non seulement d'eux-mêmes, mais, ce qui est en un sens beaucoup plus grave encore, de leurs leaders politiques impuissants face à des processus qu'aucune volonté ne parvient à domestiquer.» Ce qui explique d'une certaine façon les deux réactions possibles des jeunes. Dans les pays développés, les structures syndicales, la société civile, les espaces de liberté, notamment de manifester, existent, le trop-plein est canalisé, la protestation a un caractère apaisé. La deuxième variante, celle qui a cours dans les pays du Sud, c'est celle de l'éruption incontrôlable – la culture de l'émeute-, voire nihiliste comme nous le voyons avec les kamikazes. C'est celle de la promesse d'un monde meilleur dans l'au-delà. «….A vrai dire, poursuit Luc Ferry, la nostalgie du passé et la peur de l'avenir se conjuguent pour engendrer de manière inévitable un farouche et inconscient désir de maintenir le plus longtemps possible, en toute chose inscrite dans la dimension du présent, le statu quo. (…) Faut-il renoncer pour autant à dénoncer le monde tel qu'il va, faut-il abandonner tout projet de le transformer? Pour beaucoup, cependant, le sentiment s'insinue peu à peu que l'existence n'offre plus de deuxième chance. C'est le mur. Pas de possibilité de bifurquer, de recommencer, d'explorer d'autres horizons, mais au contraire une logique en entonnoir où la vie semble un long canal dont il est impossible de sortir dès lors qu'on y est entré»(2) Nous avons besoin d'une utopie où les jeunes et plus généralement les Algériennes et Algériens se reconnaissent, se sentent concernés, revendiquent et portent réellement leur pierre à l'édifice de l'Etat-Nation, un Etat de tous ses enfants. En France, à titre d'exemple, le Grenelle de l'environnement est vu comme une formidable opportunité de création de richesse donc d'emplois, que fait-on chez nous pour le changement climatique? Dire que dans 20 ans le climat d'Alger permettra de planter des dattes n'émeut personne. Sans vouloir jeter la pierre, mais sans analyse lucide, on n'avancera pas. Le système éducatif au sens large a été pour ces jeunes un échec. L'éducation nationale est une machine à fabriquer des perdants de la vie, mis à part une minorité de jeunes sauvés par les stratégies développées par leurs parents pour non seulement déconstruire l'analphabétisme de la scholastique de l'école mais pour leur donner des outils pour aller à la conquête du savoir. La formation professionnelle a disparu; quant à l'enseignement supérieur, c'est un train fou que personne ne peut plus arrêter. Nous formons pour des métiers qui n'existent pas! Nos bacheliers, voire nos diplômés du supérieur ne sont pas structurés. Des amas d'informations en vrac ne sauraient être de la connaissance et des sacs de mots ne peuvent constituer un discours cohérent. D'un autre côté, combien de jeunes savent qu'il y a un ministère qui s'occupe de la culture, tant le signal est inexistant sauf pour inaugurer une zerda pour les mêmes. Ce n'est pas cela qui contribuera à la connaissance de l'identité culturelle du pays. Quant à l'indigence de «l'unique», la télévision nationale, la bien nommée, non seulement elle n'apprend rien à la jeunesse mais faisant preuve d'un rare mimétisme débile, elle est toujours en retard d'une guerre, d'une idée, d'un projet, parce qu'on s'évertue à copier et non à inventer. Les références sont celles d'un Moyen-Orient lui-même traînant loin derrière le monde anglo-saxon. Le regretté Aboubakr Belkaïd avait coutume de dire que «les batailles que l'on perd, ce sont celles que l'on n'engage pas». Personne n'appréhende les dynamiques souterraines qui font mouvoir la jeunesse. Les rares études de sociologie sont superbement ignorées. Cette discipline végète par manque de considération, alors qu'elle peut jouer à juste titre le gardien de l'immunité pluridimensionnelle du corps social et le préserver de cette.macdonalisation de la culture présentée comme inéluctable, doublée d'une mondialatinisation sans état d'âme au nom du droit du plus fort. La responsabilité n'est pas seulement celle de l'école mais aussi celle des pouvoirs publics qui n'ont pas su inculquer les vraies valeurs loin des thaouabet véritables fonds de commerce de tous les satrapes qui ont fait tant de mal au pays et qui se veulent par leur esprit d'exclusion et leur clanisme -eux seuls sont les «élus»-, les seul dépositaires de la glorieuse Révolution de 1954, eux seuls ont droit d'en parler à user et à en abuser. Dans les années soixante, au sortir d'une guerre sans nom, nous avions un idéal, nous croyions en la Révolution aux fameuses trois révolutions: culturelle, industrielle et agraire. Quand Boumediène décréta un jour de février 1971: «Quararna ta'emime el mahroukate», c'est tout un peuple, toute une jeunesse à l'unisson derrière le Président. Le Service national qu'il faudra bien un jour réhabiliter sous une forme ou une autre, est une formidable école, un creuset de l'identité commune où se crée la nation Le regretté ministre Belkaïd était hanté par la nécessité de projeter l'Algérie dans la modernité. Posséder un portable, rouler en 4×4 ce n'est pas cela la modernité ce n'est pas aussi cela le développement. Nous ne méritons pas ce que nous consommons avec un comportement de paresseux qui s'est structuré au fil des ans. Nous passons plus de temps à tricher avec la vie, avec le système, avec nos voisins et en définitive, avec nous-mêmes qu'a nous mettre au travail. Les défis mondiaux sont multiples: en 2025, le groupe des cinq plus grosses économies de la planète sera, quoi qu'il en soit, constitué par les Etats-Unis, la Chine, le Japon, l'Inde et l'Allemagne. En 2030, la pression sur les sources d'énergie sera encore plus forte qu'aujourd'hui. Le monde sera plus interdépendant et plus interconnecté mais, en même temps, plus divers et plus inégal. Donc, potentiellement plus instable et plus conflictuel. Et en Algérie? L'Algérie de 2030: voilà une opportunité mobilisatrice si on sait y faire. Beaucoup d'entre nous ne seront pas là à cette date, mais la jeunesse,elle, y sera, cette utopie peut être un formidable Thinks-Thanks qui fera qu'enfin, le jeune se sente concerné par l'avenir de son pays. Les choix économiques inadaptés ont débouché sur l'économie de rente, la dépendance alimentaire, la vulnérabilité, la dépendance multidiemsionnelle. L'Algérie vit présentement et pour les quelques prochaines années, un rendez-vous avec son destin. Nous appelons de nos voeux des dirigeants capables de transformer la lassitude des élites en labeur pour le développement. Dit autrement, nous sommes peut-être un pays «conjoncturellement riche» mais misérablement sous-développé. Il serait tragique que l'Algérie soit réduite à un marché de 40 à 50 milliards de dollars sans sédimentation de développement. La fierté d'être Algérien Comment inscrire l'Algérie dans la modernité sans paternalisme en mettant en oeuvre les vraies valeurs? L'identité est le premier ressort de la dynamique chez la jeunesse. Le jeune Algérien, tétanisé, balance entre une métropole moyen-orientale à laquelle on lui intime l'ordre d'appartenir et un Occident tentateur. Personne, surtout pas notre système éducatif, n'a contribué à former l'Algérien pour qu'il soit bien dans sa peau d'Algérien fasciné par l'avenir. Quand la Jeunesse verra que l'on récompense les enseignants qui sont la colonne vertébrale de la société, que ces derniers sont traités dignement, quand ils verront qu'on peut réussir dans la vie autrement que par la voie parallèle, il prendra goût à l'effort, aux études, elle ne le fera pas quand le pouvoir caresse le peuple dans le sens du poil en flattant son penchant pour la facilité. Il faut avant tout redonner de la fierté à la jeunesse en lui traçant un chemin, un cap, une espérance, un destin et un cordon ombilical avec sa mère patrie. Aboubakr Belkaïd disait qu'il faut réhabiliter l'effort et le travail bien fait. On ne peut pas rentrer dans la modernité par effraction ou par une quelconque baraka qui n'est pas le fruit de la sueur de l'effort, de l'application sur l'ouvrage pour aboutir au bout d'un long parcours du combattant à la satisfaction d'un travail bien fait. Plus que jamais nous avons besoin de réhabiliter le nationalisme, la fierté d'être algérien autrement que par des chi'arate qui se traduisent dans les faits, par des démissions devant la difficulté ou le recours à la solution de facilité en calmant les classes dangereuses. Il est nécessaire de parler vrai et de faire décliner nos repères identitaires avec les outils du XXIe siècle Il nous faut prendre le parti d'être impopulaire dans l'immédiat en expliquant pédagogiquement qu'une génération nous sépare de la fin de la manne pétrolière et que de ce fait, préserver l'avenir des générations futures, c'est tourner le dos à la rente et au risque de répéter le letimotiv du regretté Belkaïd, il faut remettre l'Algérie au travail. C'est cela le défi et c'est cela qui est attendu de nous par tous nos ainés disparus qui ont servi cette souffrante Algérie. 1. Nacer Zenati: Zerhouni ressuscite la mémoire de Aboubekr Belkaïd http://www.eldjazaircom.dz/index.php?id_rubrique=275&id_article=1675 2. Luc Ferry: Mondialisation et dépossession démocratique, le syndrome du gyroscope. Institut Montaigne.Décembre 2004