«A la jeunesse qui a perdu ses illusions redonnons l'espoir.» Jean Daniel (Le temps qui reste) Cette boutade de Jean Daniel est d'une brûlante actualité. Monsieur le président vous avez pris- je dirais enfin- la mesure du désastre d'une jeunesse déboussolée sans repères et, partant, susceptible du meilleur comme du pire. Dans votre discours sur la jeunesse, vous avez fait principalement allusion à deux phénomènes: les kamikazes et les harragas. «Ces phénomènes doivent susciter des réflexions, des analyses et surtout une action concertée.» «Les kamikazes sont nés du marasme social» Pour expliquer le désarroi de la jeunesse, plusieurs hypothèses peuvent être émises. Nous prenons à notre compte l'analyse pertinente du philosophe français Luc Ferry, ancien ministre de l'Education nationale, parlant de la malvie en Occident. Mutatis Mutandis cet argumentaire peut être transposé à la situation en Algérie. Ecoutons le: «Derrière les peurs particulières se cache une inquiétude plus profonde et plus générale qui englobe pour ainsi dire toutes les autres: celle que l'impuissance publique désormais avérée mette les citoyens des sociétés modernes dans une situation d'absence totale de contrôle sur le cours du monde. C'est d'abord ce pressentiment que l'Etat est faible, qu'il est en tout domaine pratiquement incapable de mener à leurs termes les réformes même les plus justifiées.» «Qu'il laisse faire et qu'il donne l'impression d'être absent devant les dérives au quotidien de ceux qui se sentent au-dessus des lois.» «Ce qui relie les jeunes en profondeur et fait leur force véritable, c'est le sentiment plus ou moins diffus que le cours du monde échappe aux simples citoyens. Dans cet univers, tout ou presque échappe aux "petits": ils ont le sentiment que plus rien ne dépend, non seulement d'eux-mêmes, mais, ce qui est en un sens beaucoup plus grave encore, de leurs leaders politiques impuissants face à des processus qu'aucune volonté ne parvient à domestiquer. L'Occident dans sa faillite entraînerait dans sa chute les peuples du tiers-monde. Seuls l'en-deçà ou l'au-delà de ce monde seraient acceptables. Ce qui explique d'une certaine façon les deux réactions possibles des jeunes. Dans les pays développés, les structures syndicales, la société civile, les espaces de liberté, notamment de manifester, existent, le trop-plein est canalisé, la protestation a un caractère apaisé. La deuxième variante, celle qui a cours dans les pays du Sud, c'est celle de l'éruption incontrôlable, voire nihiliste comme nous le voyons avec les kamikazes, C'est celle de la promesse d'un monde meilleur dans l'au-delà». Des chiffres alarmants «....A vrai dire, la nostalgie du passé et la peur de l'avenir se conjuguent pour engendrer de manière inévitable un farouche et inconscient désir de maintenir le plus longtemps possible, en toute chose inscrite dans la dimension du présent, le statu quo. (...) Faut-il renoncer pour autant à dénoncer le monde tel qu'il va, faut-il abandonner tout projet de le transformer? Pour beaucoup, cependant, le sentiment s'insinue peu à peu que l'existence n'offre plus de deuxième chance. C'est le mur. Pas de possibilité de bifurquer, de recommencer, d'explorer d'autres horizons, mais au contraire une logique en entonnoir où la vie semble un long canal dont il est impossible de sortir dès lors qu'on y est entré»(1) Monsieur le Président, les chiffres présentés concernant la jeunesse, bien que largement minorés, sont alarmants à plus d'un titre. C'est en fait tout le corps social qui est malade. Cependant, à des degrés divers, nous tous en tant qu'adultes avons à des degrés divers une responsabilité vis-à-vis de la Jeunesse. La Jeunesse n'a pas besoin d'aumône mais de cap, l'aisance financière fera qu'on saupoudrera par solidarité des miettes et le problème est entier. Les investissements colossaux consentis sont sans lendemain, il n'y a pas de création de richesse pérenne. En France, à titre d'exemple, le Grenelle de l'environnement est vu comme une formidable opportunité de création de richesse donc d'emplois, que fait-on chez nous pour le changement climatique? Dire que dans 20 ans le climat d'Alger permettra de planter des dattes n'émeut personne. Sans vouloir jeter la pierre, mais sans analyse lucide, on n'avancera pas. Le système éducatif au sens large a été pour ces jeunes un échec. L'éducation nationale est une machine à fabriquer des perdants de la vie, mis à part une minorité de jeunes sauvés par les stratégies développées par leurs parents pour non seulement déconstruire l'analphabétisme de la scholastique de l'école mais pour leur donner des outils pour aller à la conquête du savoir. La formation professionnelle a disparu; quant à l'enseignement supérieur, c'est un train fou que personne ne peut plus arrêter. La réforme du système éducatif proposée en 2000 n'a jamais vu le jour. Les interférences multiples ont fait qu'elle a été vidée de sa substance. Nos bacheliers, voire nos diplômés du supérieur ne sont pas structurés. Des amas d'informations en vrac ne sauraient être de la connaissance et des sacs de mots ne peuvent constituer un discours cohérent. D'un autre côté, combien de jeunes savent qu'il y a un ministère qui s'occupe de la culture, tant le signal est inexistant sauf pour inaugurer une zerda pour les mêmes. Ce n'est pas cela qui contribuera à la connaissance de l'identité culturelle du pays. Quant à l'indigence de «l'unique», la télévision nationale, la bien nommée; non seulement elle n'apprend rien à la jeunesse mais faisant preuve d'un rare mimétisme débile, elle est toujours en retard parce qu'on s'évertue à copier et non à inventer. Les références sont celles d'un Moyen-Orient lui-même traînant loin derrière le monde anglo-saxon. A titre d'exemple, elle présente une émission qui fait des ravages dans l'imaginaire des Jeunes. L'opium constitué par les émissions de chant et de danse pèche par le peu de personnalité, ainsi l'émission Alhane oua Chabab est censée être la «starac-algérienne». Ce concept américain de Star Academy a démoli la jeunesse arabe et a été importé au Maghreb; interdit, il revient sous le générique d'Alhane oua Chabab. Au nom de quel atavisme nous devons courir derrière «les derniers» et ne pas chercher avec notre génie propre un chemin singulier qui puisse nous permettre de rattraper le temps perdu? Le regretté Boubekeur Belkaïd avait coutume de dire que «les batailles que l'on perd, ce sont celles que l'on n'engage pas». Personne n'appréhende les dynamiques souterraines qui font mouvoir la jeunesse. Les rares études de sociologie sont superbement ignorées. Cette discipline végète par manque de considération, alors qu'elle peut jouer à juste titre le gardien de l'immunité pluridimensionnelle du corps social et le préserver de cette macdonalisation de la culture présentée comme inéluctable, doublée d'une mondialatinisation sans état d'âme au nom du droit du plus fort. De plus, nos départements ministériels ne s'appuient pas sur des études qui peuvent les guider, mais sur des certitudes d'un autre âge. Ce qui fait que des événements comme Octobre 88 n'ont pas été perçus à l'avance et, par conséquent, cela a été le débordement que l'on sait avec les frustrations dont les répliques sont perceptibles tous les jours. La réhabilitation de l'expertise par les universitaires est non seulement une nécessité mais elle devrait être une obligation. Certes, beaucoup d'actions ont été tentées, mais leur résultat a été limité pour plusieurs raisons dont les contraintes administratives, et, il faut bien le dire, le peu d'intérêt manifesté par tous les départements ministériels à un degré ou un autre. La Jeunesse doit être la préoccupation de tous les départements ministériels mais pas seulement. Des propositions constructives existent chez chacun de nous. Chaque département ministériel devra contribuer selon sa spécificité à la résolution d'une partie, aussi petite soit-elle, de la malvie de la jeunesse. Il n'y a pas de petites contributions et de grandes contributions; ce sont, dit-on, les petits ruisseaux qui font les grandes rivières. Il faut avant tout redonner de la fierté à la jeunesse en lui traçant un chemin, un cap, une espérance, un destin et un cordon ombilical avec sa mère patrie. La responsabilité n'est pas seulement celle de l'école mais aussi celle des pouvoirs publics qui n'ont pas su inculquer les vraies valeurs loin des thaoubets, véritables fonds de commerce de tous les satrapes qui ont fait tant de mal au pays et qui poussent par leur esprit d'exclusion et leur clanisme -eux seuls sont les «élus», les dépositaires de la dernière et glorieuse Révolution de 1954, eux seuls ont droit d'en parler à user et à en abuser. Monsieur le Président, toutes les recettes ont été essayées, peut-on penser à des états généraux de la jeunesse en parlant à la jeunesse un langage qu'elle comprend mais en ne donnant pas l'illusion d'une fausse modernité ou d'une religiosité frileuse. Les jeunes sont sans pitié pour ceux qui les manipulent. Vous pouvez les gagner ou les perdre, mais il faut avant tout leur dire la vérité et éviter cette langue de bois qui a fait tant de ravages. Dans les années soixante, au sortir d'une guerre sans nom, nous avions un idéal, nous croyions en la révolution aux fameuses trois révolutions: culturelle, industrielle et agraire. Quand Boumediène décréta un jour de février 1971: «Quararna ta'emime el mahroukate», c'est tout un peuple, toute une jeunesse à l'unisson derrière le Président. Le service national qu'il faudra bien un jour réhabiliter sous une forme ou une autre, est une formidable école où se crée la nation -ce désir d'être ensemble- comme le disait bien Renan, et a permis aux jeunes de prendre en charge leur destin, certains d'entre nous se retrouvèrent au Sud dans les champs de pétrole, d'autres sur le Barrage vert, d'autres sur la Transsaharienne. D'autres en train d'enseigner à l'Ecole des cadets de la révolution. Boumediène n'était pas un illuminé mais un visionnaire et il est curieux de constater que les trois chantiers de Boumediène sont plus que jamais nécessaires à l'Algérie. Aucun n'a eu la suite qu'il convenait. Sur l'aspect ressources énergétiques, nous avons donné à partir des années 80 un coup d'arrêt définitif à l'aval, nous nous contentons de gérer la rente, et les installations inaugurées de temps à autre sont celles qui permettent aux sociétés étrangères de mieux pomper le pétrole et le gaz algériens. Le dernier steamcracking -coeur de la pétrochimie- date d'il y a trente ans. Depuis, rien. «Semer du pétrole pour récolter de l'industrie», telle était alors la devise. Comment inscrire l'Algérie dans la modernité sans paternalisme en mettant en oeuvre les vraies valeurs? L'identité est le premier ressort de la dynamique chez la jeunesse. Dans plusieurs écrits j'avais montré du doigt l'errance identitaire entretenue savamment pour des calculs qui n'honorent pas leurs auteurs. Sommes-nous des Occidentaux, des Orientaux, des Arabes? Que fait-on de nos racines amazighes. Est-ce que la laïcité est possible en terre musulmane? Quels sont nos invariants? Comment concilier absolument la modernité avec la religion? L'histoire nous a appris qu'il faut se méfier des solutions «à l'emporte-pièce». Le jeune Algérien, tétanisé, balance entre une métropole moyen-orientale à laquelle on lui intime l'ordre d'appartenir et un Occident tentateur. Personne, surtout pas notre système éducatif, n'a contribué à former l'Algérien pour qu'il soit bien dans sa peau d'Algérien fasciné par l'avenir. Quand la Jeunesse verra que l'on récompense les enseignants qui sont la colonne vertébrale de la société, que ces derniers sont traités dignement, quand ils verront qu'on peut réussir dans la vie autrement que par la voie parallèle, il prendra goût à l'effort, aux études, elle ne le fera pas quand le pouvoir caresse le peuple dans le sens du poil en flattant son penchant pour la facilité. Quand le contribuable paie d'une façon ou d'une autre un entraîneur d'une équipe de football qui ne gagne rien moins que 10.000 euros par mois, soit le salaire d'un enseignant pendant deux ans, il y a quelque chose de détraqué dans les valeurs. La fonction publique qui se veut être «la gardienne du Temple» ne semble pas concernée par cette vision d'ensemble. En clair, a-t-on besoin, prioritairement, d'un bon enseignant ou d'un bon entraîneur? C'est pour cela que le ministère de la Jeunesse et des Sports devrait, dans son «enquête», donner comme clé de la malvie le délitement des valeurs de la hiérarchie sociale. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que ce ministère soit appelé, depuis des lustres, celui de l'Equipe nationale. Le savoir, l'effort et la sueur Monsieur le Président, sans une vision d'ensemble et au risque de nous répéter, des Etats généraux où les jeunes seraient les propres acteurs de leur devenir, toutes les actions, aussi généreuses soient-elles manquent d'imagination, font dans le mimétisme. Il est à craindre que ce sera «un cataplasme sur une jambe de bois». Tous nos malheurs viennent de notre errance identitaire et de notre système éducatif qui n'a pas su ou pas pu appliquer les règles de bon sens dictées par la marche du monde et l'expérience de ceux qui sont passés par là avant nous. Notre singularité est que nous sommes à tort chatouilleux sur notre ego, nous ne faisons pas preuve d'humilité pour apprendre d'une façon apaisée et adapter notre propre génie sans en faire naturellement un fonds de commerce. Notre mégalomanie nous interdit d'accepter que nous sommes une petite nation, qui se cherche, qui vit sur une rente qui va disparaître et qui n'a pas su dans ce siècle de tous les dangers, faire les ruptures rendues nécessaires par la marche du monde. A cette allure, Monsieur le Président, nous risquerons de disparaître en tant que nation, nous végéterons en tant qu'individus dans ce que les Anglo-Saxons appellent les zones grises- comme la Somalie d'aujourd'hui- en ayant perdu définitivement la partie qui est celle du progrès. Vous comprendrez alors, Monsieur le Président, que les jeunes ne veulent pas de cet avenir qu'on leur inflige et que chacun développe selon ses moyens, et par une réaction du désespoir, une stratégie nihiliste avec les résultats que l'on sait. Sans appel à l'intelligence et aux nouvelles légitimités, celles du savoir, de l'effort de la sueur, rien de pérenne ne se fera. L'Algérie a besoin de tous ces enfants sans exclusive, quelle que soit leur latitude. Il faut absolument s'interdire de récompenser autre chose que le mérite, le travail bien fait. Le problème de la jeunesse est un problème transversal qui doit être l'alpha et l'oméga de chaque ministre car, en définitive, tout doit concourir à une stratégie acceptée par chacun des acteurs pour qu'elle puisse avoir des chances d'être opérationnelle. C'est plus une affaire de réflexion que d'argent. «Au lieu de donner un poisson à un jeune, apprenons-lui à pêcher». Comme on le voit, l'éducation est toute la philosophie de Mao qui a fait que la Chine est la deuxième puissance du monde. L'Algérie de 2030: voilà une opportunité mobilisatrice si on sait y faire. Beaucoup d'entre nous ne seront pas là à cette date, mais la jeunesse elle y sera, cette utopie peut être un formidable Thinks-Thanks qui fera qu'enfin, le jeune se sente concerné par l'avenir de son pays. 1.Luc Ferry: Mondialisation et dépossession démocratique, le syndrome du gyroscope. Institut Montaigne.Décembre 2004