Par NOUR- EDDINE KHENDOUDI Ce dossier « vise à réhabiliter un homme et à lui rendre hommage. Il nourrit l'ambition de le soustraire à l'anonymat et à l'abandon », et, il faut le dire tout est puisé dans l'excellent travail de NOUR-EDDINE KHENDOUDI, préfacé par SADEK SELLAM (MOHAMED HAMOUDA BENSAI ou le farouche destin d'un intellectuel algérien) –à lire absolument- ; découvrons......... Ce recueil vise à rentabiliser un homme et à lui rendre hommage. Il nourrit l'ambition de le soustraire à l'anonymat et l'abandon. Intellectuel au destin singulier, totalement méconnu des Algériens, MOHAMED BENSAI dit HAMOUDA, est un nom qui ne rappel rien, même au sein des milieux culturels du pays, si l'on doit excepter quelques rares personnes. Cet homme qui nous a quittés, en 1998, broyé et proscrit, après une poignante traversée du siècle (il est né en 1902), a mené une vie où les douleurs s'enchainaient et les peines se succédaient, comme disait Lamartine. Beaucoup de téléspectateur se souviendront peut être de sa première et ultime apparition en 1998, sur la scène publique à la faveur d'une émission culturelle télévisée qui l'avait présenté, insitu, dans sa situation précaire et sur son lit de mort, à la cité de Recasement à Batna, peu de temps avant qu'il n'ait tiré sa révérence. Quelles pathétiques images ! On ne peut être que pris de regrets pour un si impitoyable sort et pour les conditions dans lesquelles il vivotait. C'est dire combien il fut, sa vie durant, poursuivit, rattrapé et accompagné par l'adversité et les malheurs. Outragé, BENSAI a rejoint, dans l'indifférence totale –une bien déplaisante habitude algérienne- d'autres noms d'intellectuels et militants algériens qui sombrent toujours dans l'oubli. Qui connaît, en Algérie, les regrettés émir Khaled descendant de l'émir Abdelkader, disparu dans l'anonymat et son compagnon Sadek Denden, directeur du journal « El Ikdam », mort dans le dénouement et le besoin ? qui se souvient encore d'Ali El Hammami (1902-1949), figure de prou du nationalisme algérien, mort dans un crash d'avion au Pakistan où il était parti défendre la cause de son pays et de celle du Maghreb arabe, à l'occasion d'un congrès de pays musulmans à Karashi ? Combien d'Algériens ont entendu parler de Mohand Tazerout (1898-1973), grand germanophobe, traducteur d'Oswald Spengler (Le Déclin de l'Occident) et auteur de plusieurs ouvrages de haute facture sur la culture et la civilisation, mort seul à l'âge de 75 ans dans un piteux hôtel de Tanger ? Et quid du Dr Azzouz Khaldi mort en 1972 ? Pour ne citer que ces quelques noms cités de mémoire. Pourtant tout semblait prédisposer Hamouda Bensai, pour y revenir, à la réussite et à un bel avenir. Dans les années trente à Paris, il avait compté parmi ses connaissances ou s'était lié d'amitié avec des notoriétés intellectuelles comme André Gide, prix Nobel de littérature, Louis Massignon, le grand orientaliste, des personnalités religieuses comme Abdelhamid Ben Badis et Bachir Ibrahimi, les deux chefs du courant réformiste en Algérie, ou de futurs hommes politiques comme Ferhat Abbes, premier président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, Salah Ben Yousse, le grand militant tunisien, Hadj Nouira, l'ancien premier ministre de Tunisie ou Ahmed Belafredj, ministres des affaires étrangères du Maroc, du temps de feu le roi Mohamed V. Pour une triste et tourmentée histoire, pour toute l'injustice qu'il a subie de son vivant, Mohamed Hamouda Bensai mérite cette évocation posthume. Ancien élève de la medersa de Constantine, Hamouda Bensai s'est distingué tôt par une activité intellectuelle qui ne passait pas inaperçue dans ce premier fief de l'islah algérien. A Paris, où il s'est inscrit à la Sorbonne pour des études de sociologie, le jeune homme s'est révélé d'une grande culture qu'un parfait bilinguisme renforçait. Ses idées originales sur l'islam et les problèmes de la Nahda , ses considérations sur le passé et le présent des musulmans ainsi que sur le renouveau du monde musulman ne laissaient pas indifférent. Durant cette phase parisienne, au cours des années trente, Bensai était l'esprit d'une « bande à quatre » qui s'est manifestement détachée des autres étudiants arabes et magrébins, en formation dans les universités et grandes écoles françaises. Ces jeunes étudiants algériens, dont un certain Malek Bennabi, professaient dans l'insouciance et la quiétude des idées qui, conjuguées à leurs activités militantes et nationaliste, étaient perçues comme une menace qui plane sur l'ordre établi. En France, le contexte de l'entre-deux-guerres était marqué par un renforcement de la surveillance des milieux émigrés. Sous la conduite des précurseurs du combat nationaliste comme l'émir Khaled et Messali Hadj, les idées révolutionnaires, voire les revendications carrément indépendantistes, commençaient à gagner les milieux de le communauté algérienne. Soumis à la surveillance d'une police spéciale, les étudiants originaires de Maghreb évoluaient dispersés même si certains tentaient de s'organiser dans des cadres estudiantins, d'autres militaient au sein de partis politiques. Une autre catégorie, plus vulnérable, était approchée à travers toute sorte de tentatives d'enrôlement. Bensai et Bennabi commençaient à se faire remarquer à cette époque, ils réessaient le statut avilissant d'indigène, ce sous-homme amoindri, transformé en être apathique et ankylosé, devenu inapte à la civilisation. Indépendants d'esprit, mais qu'on peut situer entre les Oulémas et Messali, dont ils se démarquaient parfois, opposés fermement aux idées du Dr Benjelloul et de son adjoint Ferhat Abbas, ils prêchaient des idées nouvelles sur la renaissance de l'Algérie. Face au drame musulman, ils raisonnaient en termes de civilisation, au moment où la politique subjuguait les autres et inspirait leurs discours et démarches. Il leur arrivait d'assister aux conférences de Massignon qui portaient généralement sur le monde musulman. Ils ne manquaient pas de lui porter la contradiction et la critique, alors qu'il intervenait devant un public acquis d'avance à ses thèses. Ils accumulaient, ainsi, les imprudences en allant défier un des éminents maitres à penser du système colonial. D'après BENSAI et BENNABI, eux-mêmes, MASSIGNON, conseiller à l'époque du gouvernement français pour « les affaires musulmanes », était à l'origine des roueries de l'administration et des services français dont ils furent victimes. Des obstacles furent dressés sur leur chemin pour les contraindre à abandonner leurs études et leur barrer l'accès au travail, dicté par le dur besoin, même pour les petits boulots de journaliers ou de simples tâches de manœuvres , payés à la commission. Ces mesures aussi dissuasives que coercitives prises contre eux ,n'étaient pas le fruit d'une simple impression ou nées de l'imaginaire. Ils avaient suffisamment de preuves , pour accabler l'ancien professeur du collège de France , continuateur du père CHARLES de FOUCAULT ,pour expliquer leurs mésaventures en France et en Algérie. BENNABI s'en est longuement étalé dans ses ouvrages : C'est à partir de ces infortunes que l'idée de la collusion entre le colonialisme et la colonisabilité, le coquin et la moukère, a muries dans l'esprit d'un BENNABI. A l'épreuve, BENSAI, moins battant, peu déterminé à résister, a fini par céder. Ses études en avaient ainsi pâties et l'ancien étudiant à la Sorbonne, dans les années 1930,n'a jamais pu achever sa thèse compromise par les « interférences » sournoises dans le choix du thème et les autres pressions exercées sur lui. Fin prématurée également d'un parcours culturel brillamment commencé. BENSAI qui ,au cours des années trente, faisait sensation à Constantine, Alger et Paris ,s'est trouvé réduit au silence, exclu de toute la séquence intellectuelle. « Devant les grandes douleurs, le silence est de mise », disait-il. Rentré au pays , après ces dures épreuves ,il s'est trouvé à Batna sa ville natale ; où il s'est définitivement installé. Début d'une longue et pénible vie qui l'accompagnera jusqu'à la mort. En plus d'une indigence criarde ,on ne peut que déplorer la situation de dépaysement dans laquelle il s'est trouvé acculé depuis. Tant et si bien que de passage à Batna ; en 1950 , cheikh BACHIR EL IBRAHIMI ne put que lui conseiller de quitter ce pays où le savoir seul n'assure pas le pain à son homme : « vous êtes savant, mais il vous manque l'art d'être un diable ». Idéaliste , incarnation de la droiture, comme le décrivait BENNABI, BENSAI tenait à des principes et à une morale d'où il puisait les règles de conduite et de rectitude. C'est un homme qui ne répondait qu'à sa seule conscience et ne se référait qu'à sa foi qu'il n'a , au demeurant, jamais perdue. Dans la capitale des Aurès, le dur besoin l'a poussé jusqu'à exercer la modeste profession d'écrivain public dans un café populaire. Les modiques sommes recueillies lui permettaient l'achat de journaux afin d'assouvir sa soif de la lecture. Quelques connaissances s'offraient, parfois, à faire parvenir des journaux français, à ce lecteur friand qui suivait attentivement l'actualité d'ici et d'ailleurs. Précautionneux, réservé de nature, devenu suspicieux, un trait de caractère signalé déjà par BENNABI et qui s'est accentué avec les difficultés et les dures réalités de la lutte idéologique, endurées depuis Paris, BENSAI se réfugie généralement dans le mutisme. Cachotier, il conservait précieusement ses documents et ses archives personnels. Mais il lui arrivait de se confier à quelques rares personnes à qui il faisait confiance et de commenter devant eux, les événements nationaux et internationaux. Il exprima, ainsi, son scepticisme qui contrastait avec l'aphorisme général, né en Algérie après 1989. « Attention à la suite des événements, prévenait-il ». Son dur quotidien n'a pas entamé la lucidité de ses jugements. « Je n'ai pu me faire un nom dans les lettres car le colonialisme et ses agents m'ont réduit à la misère », se plaignait-il. Mais vaille que vaille, refusant d'abdiquer, il a réussi à se libérer de sa camisole de force dans laquelle il s'est trouvé enfermé depuis des dizaines d'années. Il a repris, ainsi, sa plume, au début des années 1980, autrement dit aux dernières années d'une vie qu'on dit fort précaire, pour rédiger des articles que lui inspiraient ses lectures ou pour coucher ses souvenirs. Certains de ses articles, tirés de ses archives et rafraichis, sont livrés au lecteur avec un ton chargé de nostalgie, d'amertume et de regrets. Outre des contributions à la presse, BENSAIéchangeait des lettres avec quelques confidents. Marquée par un style captivant et d'une rare beauté, cette activité épistolaire, qui tirait par moment de sa longue solitude, ne renseigne pas uniquement sur son état d'âme. Le lecteur saisira leur portée informative et savourera également les croustillants post-scriptum par lesquels il bouclait généralement ses missives. Ces pièces d'archives renforcent notre conviction que BENSAI s'est bien mis à la composition de livres. Dans une de ses lettres à ABDELWAHAB HAMOUDA, on peut lire, en effet : « je profite également de cette occasion pour vous envoyer une photocopie de la deuxième note annexe du livre en voie d'achèvement, ayant pour titre « Ecrits sur les souvenirs de jeunesse ». J'espère, Incha Allah, en publier d'autres : « Au service de l'ISLAM », « Au service de l'ALGERIE »,.... Ce qui corrobore les dires des rares personnes qui le fréquentaient. Elles nous ont affirmé que BENSAI s'est mis à composer des ouvrages, après sa longue halte. Les copies de quelques bonnes feuilles dactylographiées, qui lui ont été, en fait subtilisées* et qui présument un livre de souvenirs, balaient le moindre doute. Où est donc le produit de cet intellectuel si singulier ? Quoiqu'il en soit , l'Algérie a perdu un François Mauriac. BENSAI qui ,du reste ressemble étonnamment au célèbre écrivain français, nous laisse sur notre faim. On aurait souhaité qu'il nous ait légué, lui aussi des « carnets ». En attendant l'avènement du jour où le voile sera levé sur le sort de l'ensemble des écrits de feu MOHAMED BENSAI, le lecteur ne trouvera donc, dans ce recueil (le livre sur BENSAI ndlr), que des bribes que nos recherches ont pu réunir. Il ne faut surtout pas réduire BENSAI à ces quelques fragments et lui faire tort. D'ores et déjà, il est permis, à l'instar de SADEK SELLAM, le préfacier, de parler « d'une œuvre inachevée »./p ************************************************************ L'ŒUVRE INACHEVEE Par: SADEK SELLAM Dans les années 20,les départs en France des médersiens algériens désireux d'y poursuivre leurs études, n'étaient guère encouragés par l'administration coloniale. Après 1925, celle-ci avait renoncé aux gestes de bienveillance par lesquels le gouvernement français cherchait à atténuer les tensions entre colonisateurs et colonisés en Algérie. Parmi ces gestes dont on escomptait des effets psychologiques favorables,il y avait eu l'adhésion du gouverneur CAMBON au comité pour la construction d'une mosquée à Paris et la circulaire qu'un ministre de l'intérieur avait envoyée , juste avant la guerre de 1914, aux préfets pour leur demander de faciliter les séjours des travailleurs algériens en France, de manière à améliorer son image aux yeux des « indigènes » En Algérie. En abandonnant cette « politique des égards », l'administration a renoué avec la suspicion à l'égard des Médersas qu'un haut fonctionnaire trop craintif avait assimilées à « une pépinière de nationalistes ». L'arbuste nationaliste poussait en France après « l'effet Khaled » de 1924 qui précéda la création à Paris de l'étoile nord africaine en 1926 et celle de l'association des étudiants musulmans nord africains en 1927. Une police spéciale chargée de la surveillance des travailleurs et des étudiants musulmans en France fut créée en 1925 à la suite des inquiétudes inspirées par cette évolution commencée durant la première guerre mondiale. Après la célébration triomphaliste du centenaire de la colonisation, des algériens instruits en arabe, qui s'investissaient localement dans l'enseignement libre ou le journalisme,donnèrent une dimension nationale à leur engagement et créèrent en 1931 l'association des oulémas musulmans d'Algérie. La politique coloniale se durcissait en réponse aux craintes inspirées par les initiatives d'une élite parmi les colonisés, qui voulait compter sur soi et valoriser ses ressources propres. L'administration s'en tenait au cadre tracé en 1850 par les promoteurs des Médersas , qui confinaient leurs diplômés aux emplois de Adel,de Mouderrès ou d(interprète, alors que bon nombre de médersiens cherchait à s'en échapper pour apporter l'accompagnement intellectuel à la renaissance de leur pays et contribuer aux réformes de la société. C'est dans ce contexte politiquement et intellectuellement que MOHAMED HAMOUDA BENSAI a décidé d'aller faire des études de philosophie à Paris, avec seul viatique le modeste mandat mensuel que son père , qui était clerc de notaire à Batna , promettait de lui envoyer. Après la sortie de la médersa de Constantine, BENSAI s'était fait connaître par des articles remarqués (par cheikh BEN BADIS notamment) parus dans « la voix indigène » (en français) et « En Nadjah » (en arabe). Son style, son ton et son parfait bilinguisme, annonçaient déjà l'intellectuel féru d'érudition, rigoureux et engagé. A Paris ,il s'est érigé rapidement en « maître à penser » d'un groupe qui a osé porter les couleurs de l'unité maghrébine et de l'islah à un moment où une partie des étudiants algériens en France devenaient des militants partisans assimilationnistes, tandis que la plupart des autres s'inscrivaient soit en droit , soit en médecine et préféraient leur carrière aux engagements politiques. Ce groupe comprenait notamment : MALEK BENNABI qui venait de passer de l'école centrale d'électronique à l'école supérieure de mécanique et d'électricité ; SALAH BENSAI, le frère cadet de HAMOUDA qui se spécialisait dans l'agriculture tropicale à l'école d'application de l'institut national agronomique, après avoir obtenu le diplôme de l'école d'agriculture d'el Harrach ; ALI BENAHMED,médersien inscrit à l'école des langues orientales après avoir fait paraître pendant près de deux ans à Alger « la voix du peuple », avec l'ancien maurassien islamisé, MOHAMED CHERIF JUGLARET. Il y avait également quelques « compagnons de route », comme le futur avocat BRAHIM BENABDALLAH ; HAMOUDA BENSAI et MALEK BENNABI ont contribué au rayonnement de l'AEMNA dont les congrès annuels étaient des évènements marquants de la vie intellectuelle et politique, et qui participa activement en 1932 au lancement de la glorieuse « étoile nord africaine », après l'interdiction de la première ENA. Sa conférence sur le « Coran et la politique »,faite en français à Paris au siège de l'AEMNA,puis en arabe au « cercle du progrès » d'Alger, l'a fait connaître plus que ses articles de presse de la fin des années 20 . Dans un manuscrit consacré au courant réformateur en Algérie , AUGUSTIN BERQUE (qui suivait l'évolution des intellectuels algériens à la direction des « affaires indigènes » du gouvernement général) mentionne cette conférence et qualifie HAMOUDA BENSAI de chef de file d'un « courant positiviste musulman ». Avec une grande indépendance d'esprit, BENSAI et BENNABI se situaient dans la mouvance des Oulémas, mais plaidaient pour un « Islah formé à l'école cartésienne ». Ils se démarquaient nettement des grandes formations politiques algériennes de l'époque à qui ils reprochaient de négliger les transformations sociales. Dans le même temps,HAMOUDA BENSAI croyait beaucoup aux dialogues inter- religieux et interculturels et acceptait de présider « l'amicale franco-nord-africaine » fondée avec MARCELLIN PIEL,faisait partie des intellectuels rencontrés par M. BENNABI à « l'union chrétienne des jeunes gens de Paris » , de la rue Trévise (Paris 9ème ). Les séances hebdomadaires de « brainstorming » amenèrent BENSAI et BENNABI à concevoir un grand dessein pour l'Algérie et pour l'Islam. Il y avait des prémices d'un mouvement inspiré par les premiers élans de l'islah et qui aurait eu une pratique de la politique sensiblement différente de celle des « zaims » de l'époque que BENNABI appellera ironiquement des « intellectomanes » intéressés seulement par la « boulitique », une caricature de la vraie politique. Dans l'atmosphère d'optimisme, voire d'euphorie due sans doute à la découverte à Paris des libertés qui étaient beaucoup moins reconnues dans les faits en Algérie –les deux amis avaient peut être tendance à n'entrevoir que les possibilités de réalisation de leurs projets, qui ne manquaient pas d'ambition. Ils sous estimaient les difficultés que rencontraient les colonisés qui voulaient porter des projets d'action collective autonome. Ils ne tardèrent pas à découvrir ces difficultés quand ils passèrent du micro climat intellectuel du quartier Latin au marché du travail. Ils eurent l'impression de véritables obstructions destinées à maintenir le colonisé dans une vie végétative. La deuxième guerre mondiale leur fit perdre ce qui leur restait de leurs illusions des années 30. HAMOUDA BENSAI l'a montré dans la terrible lettre écrite en 1946 à LOUIS MASSIGNON qui avoue avoir eu « beaucoup de peine » à sa lecture. « Je m'en veux de vous avoir aimé... »,lui écrivit-il en lui reprochant de lui avoir fait croire aux possibilités de dialogue entre « arabes musulmans et français chrétiens ». Massignon est accusé de l'avoir « désarmé » sur le front de la lutte idéologique et d lui avoir fait, ainsi, « plus de mal que les enfumeurs des grottes du Dahra » !!! La sévérité de cette lettre donne une idée des ravages provoqués par les massacres collectifs de mai 1945 sur une âme aussi sensible que celle de l'intellectuel croyant HAMOUDA BENSAI. Massignon qui ,selon son fils DANIEL, gardait de l'estime pour son ancien étudiant, a commenté à plusieurs reprises cette lettre devant ses auditoires chrétiens pour leur montrer comment les progrès sur la voie du dialogue islamo-chrétien pouvaient être compromis par les retours du colonialisme au tout répressif. Le grand arabisant ,qui avait cru dans les années 20 et 30 à une « intégration » des algériens dans le respect de l'Islam, dénonçait plus vigoureusement le colonialisme, sans pour autant soutenir les revendications indépendantistes. Il a notamment condamné en 1953 l'utilisation des chefs maraboutiques par l'administration coloniale au Maroc et en Algérie. HAMOUDA BENSAI est sorti de sa réserve pour lui reprocher sa volte-face , en lui rappelant l'apologie du maraboutisme qu'il faisait au collège de France dans les années 30. Dans les échanges qu'ils a eus à cette occasion avec le Dr KHALDI dans la république Algérienne, HAMOUDA BENSAI a montré sa fidélité à ses idéaux des années 30 et la permanence de son grand intérêt pour le débat d'idées. Dans les années 80, un de ses condisciples à Paris m'a dit que «la vie a été trop dure avec lui ». Il en parlait avec des accents qui traduisaient le prestige qu'avait eu dans les années 30 cet intellectuel auprès de toute une génération. A la même période ,son frère SALAH en parlait aussi avec un respect empreint d'admiration et de regret . Il invoquait les circonstances qui empêchèrent son frère de donner toute la mesure de son talent. Après la disparition du grand agronome, la traduction en arabe de l'article nécrologique que je lui ai consacré au début de 1991 a été publiée à Constantine. Le traducteur reçut une lettre dans laquelle HAMOUDA BENSAI , d'habitude si méfiant et si critique , nous remerciait d'avoir retracé convenablement le parcours de frère et d'avoir évoqué le rôle joué par le groupe dont ils avaient fait partie à Paris. A la suite d'une de ses visites à Alger,où il rencontrait ABDELKADER MIMOUNI, et après ses rencontres avec des journalistes de Batna ou de Constantine ,on parlait de ses manuscrits et de ses mémoires sans que cela aboutisse à sa mise en contact avec un éditeur , ni à un projet de livre qui aurait fait été fait d'entretiens avec un chercheur ou un journaliste intéressé par l'histoire des idées . La publication de textes de H. BENSAI ,ou d'écrits sur lui , comble en partie cette lacune. Elle est utile pour la mémoire par l'hommage rendu à un intellectuel croyant et patriote qui a participé , directement ou indirectement à la renaissance de la culture islamique en Algérie . Elle peut ouvrir la voie à des travaux sur des périodes et personnalités restées insuffisamment étudiées, en raison des difficultés de la recherche historique en général, et de l'idéologisation d'une partie de ce qui est publié en particulier. L'évocation du souvenir de H.BENSAI conduit aussi à s'interroger sur les vicissitudes, toujours existantes sous des formes différentes, qui empêchèrent l'aboutissement d'une œuvre si bien commencée et qui ,bien qu'interrompue, garde toujours une valeur exemplaire. Le CORAN nous dit qu' « il y a en cela un rappel pour quiconque est doué de cœur et tend l'ouie pour être un témoin ».