Federico Garcia Lorca (1898-1936), sur une belle photographie prise quelque temps avant sa fin tragique dans les environs de Grenade, nous donne l'impression qu'il se trouvait sur les limbes du monde, n'éprouvant pas ainsi le besoin de regarder ailleurs, comme s'il avait mis fin, en son for intérieur, à tout acte de création poétique. Son regard, en dépit de sa vivacité, ne vagabonde plus. Ce même Federico qui, comme tout véritable poète, aimait se regarder, disait bien à une de ses amies : « Je t'aime bien, mais tu es trop photographe ! » Plus question donc de le situer. Ce regard nébuleux de poète visionnaire a-t-il voulu, lui-même, le fixer pour la postérité ? On assure quelque part que les yeux de l'être humain se révèlent déroutants dès qu'il y a changement d'optique. C'est pourquoi, toutes les lectures, dans le cas de Lorca, pourraient répondre à notre attente, d'autant que nous connaissons et le poète et la terrible situation sociopolitique de l'Espagne des années trente du siècle dernier. Franz Kafka (1883-1924), autre voyageur de l'impériale, affiche presque le même regard inconstant sur cette photographie prise au moment où il écrivait sa grande parabole, Le procès, sans nous permettre pour autant de nous fixer sur son moi véritable. Le tragique, dans son cas, ne l'a pas quitté un seul instant, entendez une phtisie galopante, d'un côté, et, de l'autre, une biographie malmenée par les tenants de l'hitlérisme. Le génial réalisateur, Orson Welles (1915-1985), mettant justement en relief ce côté fuyant dans la vie de ce grand créateur, n'avait-il pas administré la preuve, dans son adaptation filmée de cette superbe parabole, que le tragique n'est pas unidimensionnel dans l'ici-bas, et qu'il pouvait, de ce fait, prendre des formes sans cesse renouvelées ? Virginia Woolf (1882-1941), quant à elle, est là, sur cette photographie datant de l'année 1939, qui en dit long sur son instabilité mentale. Elle nous offre un regard tourné vers un intérieur infernal et objet, en même temps, de tant d'éclaboussures et de déchirements dans le but, et c'est là le paradoxe, d'atteindre un équilibre trompeur la plupart du temps. Ainsi donc, notre grande romancière ne semble plus relever les distances devant elle ou plutôt rien ne se fait vivant dans son entourage direct depuis quelque temps déjà. Il en résulte, d'après ce cliché, une absence totale de dialogue ou plutôt un dialogue dans les enfers intérieurs chez cette femme de lettres qui, pourtant, avait toujours donné la primauté au verbe. On dit bien que les connaissances susceptibles d'être emmagasinées par l'homme proviendraient essentiellement par le canal des yeux. Est-il donc vrai, selon les assertions de certains chercheurs, que les yeux de ces grands écrivains visionnaires seraient une espèce de débarcadère et d'embarcadère à la fois pour une masse de connaissances de l'ordre de 87% ? Faut-il croire que les oreilles se chargeraient de 9% de cette lourde tâche et que 4% seulement de toutes nos connaissances transiteraient par le canal des autres sens ? Et que se passe-t-il au juste lorsqu'il n'y plus de commencement, plus de prolongement chez ces mêmes visionnaires ?