Dans sa poésie, si chaude si rythmée à merveille, le foncièrement Andalou, Federico Garcia Lorca (1898-1936) donnait l'impression de fouiner dans les recoins de sa chère Grenade comme pour connaître le vrai visage de la mort, de quoi celle-ci est faite : oliviers centenaires, flambées mélodiques incomparables, chevelures huilées à satiété, fontaines publiques, visages basanés, allées de l'Alhambra où résonnaient encore les pas du dernier maure et autres reliques d'un passé qui avait cessé d'être glorieux. En contrepoint, la voix de l'enfant de la Mésopotamie, Abdelwahab Al Bayati (1926-2000),cet exilé durant un demi-siècle, venait se superposer, modérément, à celle de Lorca, mais, sur un autre ton, dans un tout autre but : comment tordre le cou à la mort, violente soit elle ou bien tranquille, en faire une monture docile pour pouvoir chevaucher les étendues steppiques de Nichapour, les montagnes du Khorasan et bivouaquer dans des villes faites de rêve absolu. Dans un moment d'extase, Lorca croit avoir mis la main sur ce qu'il recherchait. Parfois, c'est sous la forme d'un enfant tombant d'un balcon ou d'une décharge d'armes à feu, d'autrefois, dans une arène sanglante où son ami, le toréador, Ignacio Mejias, venait tout juste de s'incliner devant un taureau fougueux ne laissant derrière lui que du coton hydrophile imprégné d'éther. En fin de compte, Lorca se retrouvait, tout seul, en plein air, et personne ne voulait faire le moindre effort pour l'identifier, alors que les militaires de la garde civile refusaient de lui donner une sépulture décente. Al Bayati, s'identifiant comme le maître absolu de sa propre mort, faisait reculer, volontairement, l'ultime instant de la dernière accolade. Désormais, la mort, il l'appelle quand il le veut, s'appliquant ainsi avec elle, à un jeu d'une grande subtilité dont il connaît à fond les tenants et les aboutissants. Sa compagne, « Aïcha », disparaît à tout jamais de son « jardin », mais, plutôt que de la pleurer, de sombrer sous l'effet de l'émotion, il se met à consoler, à sa manière, tous les gueux et les pauvres de la terre. L'amour l'exhorte à poursuivre sa quête, sa terrible quête. Et, c'est ainsi, qu'il tombe sur « Anahid » qui, elle, se voit contrainte de faire, à ses côtés, ses derniers pas dans ce bas monde. Quiconque a lu la poésie de Lorca se laisse persuader par une seule vérité, celle de la peur qu'il éprouvait à l'égard de la mort. C'est que ce monsieur était poète, ni plus ni moins. La poésie, dans son entendement, est un joli carrosse auquel il est interdit d'emprunter des chemins sinueux où camperaient les bandits et les voleurs. Tout doit être fait en ligne droite pour parvenir rapidement au but . La moindre infraction à cette règle condamnerait son joli carrosse à affronter un hydre à sept têtes. Il savait, par instinct de poète, que les choses allaient se renverser, négativement bien sûr, dans son Andalousie enchanteresse, qu'il pouvait, à n'importe quel moment, essuyer le feu de l'ennemi dans « Séville » ou dans « Teruel », ou encore, se faire piétiner par la garde civile dans une Espagne ardente. C'est là, peut-être, une vision on ne peut plus noire, elle reste, cependant, juste puisque notre poète s'était montré déterminé à ne regarder que ce qui est beau dans cette existence. De son séjour en Andalousie, Al Bayati a laissé quelques écrits en prose où il lui plaisait, parfois, de pleurer son statut de poète condamné à un exil sans fin, de verser quelques larmes sur Lorca et les restes de l'Alhambra. Cet homme, que j'ai rencontré au Moyen-Orient en 1974, savait, exactement, quand il fallait verser des larmes, mais, uniquement pour les transformer en une puissante charge à même de le pousser à poursuivre sa quête de l'absolu. La mort, à en croire sa poésie, avait fini par lui devenir obéissante. Il l'invitait à sa table, s'entretenait avec elle comme s'il s'agissait d'une véritable commensale, voire voyageait avec elle, et à rebours, dans les différentes parties de l'histoire humaine. Là où Lorca, de par son statut de poète exacerbé, ayant une peur bleue de la mort, repoussait celle-ci par la poésie et uniquement par elle, Al Bayati, avec son esprit de Levantin rompu aux charmes de la prophétie, faisait descendre la mort elle-même du haut de son piédestal. Le lyrisme de Lorca a fait, parfois, son propre malheur. Lui, le très sensible, craignait, et c'est ce qu'il y a de plus étrange pour un poète, la sensibilité elle-même. Al Bayati n'a eu de cesse de fréquenter la mort dans les bars, les différents lieux d'exil, à Nichapour, à Balkh, dans les ruelles du Caire et sur les berges du Tigre, finissant ainsi par faire de la mort sa propre amie, puis, sa servante et son esclave. Il mit la dernière touche à ce qu'il a toujours recherché le jour où il a pris la décision de faire ses adieux à la vie pour dormir, pour l'éternité, à Damas et loin de l'Euphrate, aux côtés de son maître le grand Mohieddine Ibn Arabi. Tout compte fait, Ibn Hazm (994-1064), cet intellectuel de la grande Andalousie, avait vu juste le jour où il s'appliqua à déclarer à la face du monde « Toute chose met de l'ardeur à épouser les contours de sa propre forme ! »