Youcef Sebti, Robert Musil, Garcia Lorca et les autres dans ses « mémoires intérieurs », François Mauriac (1885-1970) donne naissance à un nouveau type d'écriture autobiographique. Plutôt que de se livrer à ses lecteurs, chronologiquement, il s'en remet aux livres qu'il a eu le plaisir de lire, et, bien sûr, d'aimer. Ces mêmes livres prennent alors le relais en se transformant en autant de miroirs réfléchissant les différentes étapes de sa vie. Son contemporain, Taha Hussein (1889-1973) fait, à quelques différences près, la même chose tout en déclarant que l'écriture autobiographique, libre de toute entrave psychologique et sociale, est encore loin de s'imposer dans les lettres arabes modernes. Il me plaît, pour ma part, de prendre cette même bifurcation, entendez celle du livre, pour rendre visite à un ami qui n'est plus de ce monde. Cette semaine, en lisant un numéro spécial d'une revue littéraire consacré au romancier autrichien Robert Musil (1880-1942), le souvenir de mon ami, l'aimable poète et agronome Youcef Sebti, se fit présent en pensée et par le cœur. Le 28 décembre 1993, on est venu défoncer la porte de sa maison située dans l'enceinte même de l'Institut national d'agronomie d'El Harrach. Ses livres furent piétinés et brûlés, et, bien sûr, son corps fut mutilé, car, pour les criminels, il fallait bien boucler la boucle ! Mon ami, pour ceux qui ne l'ont pas connu, était un petit bout d'homme. Un souffle de rien du tout pouvait le terrasser. Lui, qui savait de quoi est faite la terre, ne marchait pas, mais donnait, plutôt, l'impression de marcher dans l'air pour reprendre la tournure si chère au poète Al Maâri. Je lui rendis visite par une journée glaciale, quelques jours avant que les criminels ne viennent le déposséder de sa vie et interrompre son voyage perpétuel dans le monde de la connaissance. Le petit bout d'homme était là, devant moi, se lovant dans une kachabia pour se protéger contre les morsures du froid en provenance de l'Atlas tellien. Des piles de livres l'entouraient, le courtisaient en quelque sorte. J'avoue l'avoir envié, car je ne connais pas plus belle et meilleure compagnie que celle des livres ! Il m'avait demandé un certain nombre d'ouvrages traitant de questions philosophiques islamiques, anciennes et modernes. Titubant dans sa kachabia, il ramena un plateau de dattes et le déposa entre nous. Dans nos vieilles traditions, nous le savons bien, tout ce qui renferme une saveur douce constitue le prélude au bon accueil, et Youcef était aussi doux que les dattes qu'il m'avait offertes. Un monde aux contours précis Ce dont je suis certain après tant d'années, c'est bien notre chevauchée, à bride abattue, dans le vaste monde de la littérature arabe. Youcef avait commencé alors à écrire en langue arabe. Il était, comme à l'habituée, semblable à un sismographe. Même flux verbal avec, à l'arrière-fond, une touche d'ironie. Même intérêt pour tout ce qui va dans le sens de l'approfondissement de la pensée, toute pensée. Il enregistrait tout, rien n'échappait à son esprit si vif et si alerte. C'est alors qu'il me demanda : « Est-ce que tu connais l'œuvre de Robert Musil ? » Je répondis que oui, puis il enchaîna : « Est-ce que tu as lu son roman (L'Homme sans qualités) ? » Oui, fis-je en hochant la tête. Et comme un enfant, il se sentit tout heureux, et il se mit à se frotter les mains : enfin, je trouve quelqu'un qui porte le même intérêt que moi au roman de Musil ! Youcef avait lu Musil dans une traduction française, alors que moi, j'ai eu le plaisir de le lire dans une traduction anglaise. Nous fîmes l'état des lieux de la situation sociopolitique en Europe du début du XXe siècle jusqu'à la montée du nazisme en Allemagne en 1933. Il finit par me poser la question que je redoutais tant : « Et qu'est-ce qui t'a plu dans ce roman ? » « Pour dire vrai, lui répondis-je, ce roman ne m'a pas tellement emballé. C'est, à mon avis, un roman sans sujet, un roman sans fin apparente. Je dois dire, cependant, que j'ai aimé le courage de son auteur, et sa manière de mettre en doute ses capacités créatrices. C'est comme le fameux poème d'Edgar Alan Poe (Le Corbeau) qui dit beaucoup de choses, et qui ne dit rien en même temps. » En poète d'une grande finesse, Youcef accepta mon point de vue. Si je ne me trompe, je crois qu'il voulait de moi que j'établisse la relation entre le roman de Musil et les romans publiés à la même période, c'est-à-dire ceux de Marcel Proust, de James Joyce, de Virginia Woolf et de Sherwood Anderson. Il était passionné par les romans fleuves où il est question de capter le mouvement de toute une société durant une période déterminée. Le livre, à titre d'exemple, et dans son entendement, n'est pas un ensemble de feuilles, mais un monde physique avec des contours précis renfermant poids, qualité, volume et projection dans l'espace et dans le temps. N'a-t-il pas voulu voir quelque chose de semblable dans le roman de Musil ? Refusant d'aller le voir sur son lit de mort, je pris la même attitude qu'avait prise Federico Garcia Lorca à l'égard de son ami Mejias, le fameux matador, mort dans l'arène en 1934. Il refusa de le voir, car il voulut garder de lui un souvenir frémissant de vie. C'est, je crois, ce que j'ai fait avec mon ami, Youcef Sebti, ce grand matador de la poésie et de la réflexion philosophique.