Parler d'autonomie de l'acte pharmaceutique, c'est situer celui-ci par rapport à l'acte médical, en définir les contours et en fixer les traits distinctifs. C'est sans doute dans deux domaines essentiels que se révèle cette autonomie : le cadre institutionnel (I) et la spécificité d'exercice (II). I- Le cadre institutionnel Le cadre institutionnel définit et situe la profession sur le plan des textes, tant législatifs que réglementaires. L'analyse de ces textes montre que l'autonomie de l'acte pharmaceutique est induite par l'autonomie de la profession même et que cette autonomie est plus marquée en droit français qu'en droit algérien. 1- Sur le plan législatif, commençant par le droit français, le code la santé publique consacre dans la partie législative une étude abondante aux professions médicales et à la pharmacie. Sans doute le mérite de ce code(1) est d'avoir traité ces disciplines dans des dispositions séparées, marquant ainsi l'autonomie de la pharmacie par rapport aux autres professions. A ce titre, le code réserve le livre IV aux professions médicales et auxiliaires médicaux que sont les médecins, les chirurgiens-dentistes et sages-femmes (titre I), les infirmiers et infirmières (titre II), les masseurs-kinésithérapeutes et médecins pédicure-podologues (titre III). Quant à la profession de pharmacien, le code la traite dans le livre V (articles l 536 à 605). Comme on le constate, le code traite de la pharmacie dans des dispositions distinctes de celles des autres professions médicales. Le droit algérien pêche par son caractère hétéroclite. En l'absence d'un code de la santé publique à l'image du code français, c'est la loi sanitaire de 1985(2) qui constitue l'ossature du dispositif légal réglementant le domaine de la santé publique. Cette loi est marquée par son caractère centralisateur qui sied au régime antérieur à la Constitution pluraliste de 1989. C'est ainsi que la loi 85-05 regroupe dans le chapitre I du titre VI (art.195 à 227) toutes les professions de la santé que sont les médecins, les chirurgiens-dentistes et les pharmaciens. Outre son caractère centralisateur, la loi 85-05 prêche par son aspect sommaire, puisqu'elle réserve des dispositions limitées aux professions médicales malgré leur importance et leur caractère propre. 2- Sur le plan réglementaire, le droit algérien semble avoir fait un effort appréciable pour se rattraper dans le volet réglementaire en se montrant plus étoffé. C'est ainsi qu'il marque mieux l'autonomie de la pharmacie et par la même celle de l'acte pharmaceutique. Passons en revue le volet réglementaire en commençant par le droit français. 1- En droit français, la partie réglementaire du code de la santé publique (CSP en abrégé) comprend trois titres dont le premier, relatif aux dispositions générales, renferme cinq chapitres, parmi lesquels le second traite de l'ordre national des pharmaciens. Dans ce chapitre, la section II est réservée à la déontologie pharmaceutique (art. r 50/5 -1 à r 5015-64)(3). Comme on le constate, les rédacteurs de la partie réglementaire du code ont mis en évidence le caractère autonome de la discipline pharmaceutique qui induit celle de l'acte pharmaceutique. 2- Le droit algérien semble se reprendre dans la partie réglementaire en consacrant mieux l'autonomie du pharmacien. Cette partie réglementaire est l'objet du code de déontologie médicale(4) qui consacre le chapitre III du titre I à la déontologie du pharmacien (art.104 à 162) et prévoit à part la section ordinale des pharmaciens tant au niveau régional (art.187 à 191) que national (art.199 à 203). Si le code prévoit quelques dispositions communes aux médecins, chirurgiens-dentistes et pharmaciens, cela n'enlève en rien de son mérite d'avoir souligné le caractère autonome de la discipline pharmaceutique malgré l'écart dans le temps, puisque la loi sanitaire, texte législatif, est promulguée en 1985 et le code de déontologie médicale décrété en 1992. II- La spécificité d'exercice La spécificité de l'acte pharmaceutique se révèle quant à son objet(1), à ses méthodes(2) et à la nature de la responsabilité qui pèse sur le pharmacien(3). 1- Concernant son objet, l'acte pharmaceutique obéit à un domaine qui diffère de celui de l'acte médical. Alors que celui-ci consiste à établir un diagnostic, prescrire un traitement ou pratiquer une chirurgie, à des fins thérapeutiques ou esthétiques, « l'acte pharmaceutique, concerne essentiellement la préparation du médicament », nous précise le Dr Ouaza Messaoud (Salah)(5). Cependant, l'acte de préparation n'est plus aujourd'hui ce qu'il était à l'origine, ce qui fait dire au Dr Ouaza : « Avec la disparition (ou même le rétrécissement du champ : NDA) de cet acte de préparer, il y a à redéfinir l'acte pharmaceutique. »(6). En attendant, il semble qu'à l'état actuel des choses, l'objet de l'acte pharmaceutique se ramène essentiellement à la dispensation qui voit son domaine s'élargir. Ainsi, un éminent spécialiste en droit pharmaceutique définit la dispensation comme étant « un processus autonome d'analyse et de décision dont le pharmacien porte la responsabilité scientifique et juridique originale, personnelle et irréductible face au médecin et au malade. »(7). De cette excellente définition, on déduit la signification et la portée du mot « dispensation » qui, il faut le souligner, dépasse la simple opération commerciale, vente du médicament et autres prestations pour revêtir aussi et surtout une mission intellectuelle habilitant le pharmacien à user de deux prérogatives qui lui sont propres. Le devoir d'analyser et le pouvoir de décider. Ces deux prérogatives sont les attributs de l'acte de dispensation qui constituent en fin de compte les méthodes de l'acte pharmaceutique. 2- S'agissant des méthodes, nous les résumons à la lumière de l'excellent article de Meguerlin(8) à qui revient le mérite de cerner les éléments de l'acte pharmaceutique. Avant d'évoquer ces méthodes, précisons qu'en droit algérien, le terme « dispensation » figure non pas dans le texte législatif (loi 85-05), mais dans le texte réglementaire (le décret 92-276 portant code de déontologie médicale, articles 115 et 124). En droit français, le terme est prévu aussi bien dans le texte législatif concernant la pharmacie (article 5/2 du CSP) que dans la partie réglementaire du même code. Résumons maintenant les méthodes de l'acte pharmaceutique, le devoir d'analyser et la capacité de décider à la lumière de l'article de Meguerlin déjà évoqué(8). A- Le devoir d'analyser est évoqué en droit algérien dans l'article 144 du code de déontologie médicale et en droit français dans l'article 5015 - 48 du CSP. Meguerlin assigne deux missions au devoir d'analyser, l'analyse du contenu de la demande (a) et celle du contexte de la demande (b). a)- Concernant l'analyse du contenu de la demande, le rôle du pharmacien est important eu égard à la diversité des tâches qui lui sont assignées. En effet, son devoir d'analyser porte non seulement sur l'aspect réglementaire concernant la matérialité de l'ordonnance (authenticité, etc…), mais aussi sur l'aspect pharmaceutique de la demande (détection d'éventuelles interactions médicamenteuse, etc.). Meguerlin évoque un troisième facteur qu'il appelle « analyse économique » et qui concerne la possibilité de substitution qui a fini par être consacrée par l'article l 1125 - 23 en CSP. b)- Quant à l'analyse du contexte de la demande, le fait que le CSP érige le pharmacien en dépositaire de « l'intérêt de la santé du patient » met à la charge de ce spécialiste un ensemble de devoirs quant à l'analyse du contexte de la demande. Ces devoirs se ramènent d'après Meguerlin à trois sortes d'analyses : 1) l'analyse du contexte physico-pathologique de la demande d'abord concerne la pathologie, la détection de contre-indications, allergies, hypersensibilités et établissement de précaution d'emploi ; 2) ensuite, l'analyse du contexte médicamenteux permet de détecter les risques d'interaction et d'associations déconseillées ; 3) enfin, l'appréciation du contexte psychologique permet au pharmacien de s'assurer de l'aptitude intellectuelle du patient à la compréhension, l'administration du traitement quelle que soit son origine. Ainsi, ces formes d'analyse sont de nature à affecter le processus normal de dispensation qui, pour reprendre les termes de Meguerlin, « se trouve en conséquence suspendu, dans l'attente d'une information (détail médical, analyses) déterminant la conviction du pharmacien. » Ce processus, d'après le même auteur, relève de l'obligation de moyen, contrairement à l'analyse pharmaceutique du contenu de demande qui ressort, toujours selon lui, de l'obligation de résultat. Quelle que soit la forme d'analyse, deux buts sont assignés à la dispensation : la sûreté du soin médicamenteux, contrôle ponctuel de la demande en tenant compte du critère de mise en danger et l'expertise du soin médicamenteux qui fait appel aux autres praticiens, médecins, biologiste, pharmaciens... Cette collaboration a pour finalité l'attitude appropriée face à la sécurité médicamenteuse grâce à l'analyse approfondie et concertée, vecteur de la valorisation de l'acte pharmaceutique. B- Deuxième méthode de l'acte pharmaceutique, le pouvoir de décider que le pharmacien met en jeu une fois passé le cap de l'analyse. Ce pouvoir, institué par le code français de la santé publique, met en exergue le caractère autonome et spécifique de l'acte pharmaceutique qui fait que la dispensation ne se limite par à la simple délivrance de médicaments. On distingue deux sortes de décisions : ordinaires ou classiques et extraordinaires. a- Les décisions classiques se traduisent soit par la délivrance d'un médicament en considérant les analyses concluantes, soit par le sursis à délivrer quand l'intérêt s'impose. b- Quant aux décisions extraordinaires ou exceptionnelles, elles sont au nombre de trois : 1- elles portent soit d'abord sur la modification concertée de la prescription ; 2- soit ensuite sur la modification d'office (art. l 5/25 - 23). Ce mode, peu fréquent, est surtout motivé par l'urgence, notamment en raison de l'impossibilité de contacter le prescripteur. Le débat est engagé en France pour assimiler la modification d'office à la dispensation d'office. Un tel débat n'est pas à l'ordre du jour en droit algérien. Souhaitons qu'il s'engage à l'occasion de la discussion qui se poursuit sur les recommandations à apporter à l'avant-projet de loi relatif à la santé. Le vœu des juristes est qu'il y ait un véritable code de la santé publique qui aura le mérite de regrouper tous les textes relatifs au domaine sanitaire, et ce à l'image du code français qui peut servir de référence, tant cette démarche est facilitée par le fait que droit français et droit algérien appartiennent, du moins dans l'ensemble, au même système juridique qu'on appelle justement « système français » et duquel s'inspire, outre les pays latins, de nombreux pays hors la zone francophone ; 3- les décisions exceptionnelles portent enfin sur le refus de délivrance qui marque le plus, pensons-nous, l'autonomie de l'acte pharmaceutique. Le fait que cette pratique soit consacrée par le CSP (art.5016 - 60 issu de la réforme du 1995) montre qu'elle s'est imposée par l'usage en tant que norme de la profession. Qualifiée de radicale par Meguerlin, la décision de refus de délivrance s'impose tant au malade qu'au prescripteur et constitue, d'après l'auteur précité, « la justification contemporaine du monopole de l'officine » et distingue la profession des autres prestations de service. Elle souligne d'avantage la prééminence de la prestation intellectuelle du pharmacien sur la prestation matérielle. Bien que tardive, l'institution du devoir du refus est d'un apport certain pour la profession en ce qu'elle révèle la responsabilité décisionnelle du pharmacien, « fondement même de son monopole de dispensation »(9).Cette institution est venue consacrer une jurisprudence du Conseil d'Etat mettant le pharmacien à l'abri de la subordination vis-à-vis du prescripteur, confirmant ainsi l'autonomie du pharmacien. Cette jurisprudence a pour référence un arrêt de 1994 rendu dans deux espèces(10) et qui dispose : « Si les dispositions de l'article r 5015 - 45 (ancien) du CSP enjoignant au pharmacien de ne pas modifier une prescription sans l'accord préalable et exprès de son auteur, cette règle ne saurait dispenser un pharmacien de rechercher un tel accord (en cas de danger) ni l'exonérer de sa responsabilité, lorsque cet accord n'a pas été obtenu ». L'arrêt précité venant confirmer ce que Meguerlin appelle « la responsabilité originale, finale et irréductible »(11), annonce la rupture avec le courant antérieur que représente l'ordre judiciaire ordinaire, précisément la chambre civile de la Cour de cassation(12). Sur le plan éthique, le rôle du pharmacien ne se limite pas à celui d'un simple agent d'exécution. Il dispose d'un devoir et d'une légitimité dans la réflexion thérapeutique. A l'égard du prescripteur d'abord, le refus de délivrer incite à réfléchir sur la finalité de l'action du pharmacien qu'est la modification concrète de la prescription. A l'égard du patient, le pharmacien conserve son autonomie tant son action n'est pas liée à la volonté du malade et que celle-ci, en conséquence, ne le libère point de ses obligations professionnelles. Quant à la spécificité de l'acte pharmaceutique, tenant de la nature de l'obligation qui pèse sur le pharmacien, celui-ci est soumis aussi, comme le médecin, tantôt à une obligation de moyens, tantôt à l'obligation de résultat. Cependant, le domaine de ces deux obligations diffère selon que l'on est en médecine ou en pharmacie. A- En médecine, l'obligation de moyen est la règle. Celle-ci découle de la nature contractuelle de la relation médicale telle que fixée par le célèbre arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation du 20 mai 1936(13) qui impose au médecin des soins « non pas quelconques, mais attentifs, consciencieux et conformes aux données acquises de la science ». Ainsi, l'obligation de moyen s'attache aux actes de diagnostic, de traitement et de chirurgie non esthétique. Quant à l'obligation de résultat, l'exception, elle concerne les transfusions sanguines, les vaccins, les prothèses dentaires et la chirurgie esthétique(14). B- Dans le domaine pharmaceutique, la nature des actes est différente et impose donc une obligation spécifique correspondant à l'acte concerné. Ainsi, l'obligation découlant de l'analyse du contenu de la demande est, comme l'a soutenu Meguerlin, une obligation de résultat. Quant à celle résultant de l'analyse du contexte de la demande, elle est, selon le même auteur, une obligation de moyen. Comme on le constate, le critère de distinction entre obligation de moyen et obligation de résultat diffère selon que l'acte est médical ou pharmaceutique. Regrettons qu'il n'y ait pas assez d'études sur la question évoquée, aussi bien jurisprudentielles que doctrinales, de façon à mieux situer la nature de l'obligation. D'ores et déjà, le sujet constitue un domaine quelque peu vierge qu'il convient de mieux explorer. L'auteur est : Avocat, ancien magistrat et ancien journaliste Notes de renvoi : (1) Décret 53 - 1001 du 5 octobre 1953 révisé par décrets du 11 mars 1955 et 10 septembre 1956. Cf Code de la santé publique, de la famille et de l'aide sociale, Petits codes Dall 03, 1977 ; Code pénal - Nouveau Code pénal, Ancien Code pénal, Ed. Dalloz, 1999, Appendice, Ve médecine et pharmacie, p.1789 - 1834. (2) Loi 85-05 du 16 février 1985 relative à la protection et à la promotion de la santé, JORA n° 8 du 17 février 1985. (3) Cf Code la santé publique, 2e partie, p.222 et Code pénal, Appendice, Ve médecine et pharmacie, p.1382. (4) Décret 92-276 du 6 juillet 1992, JORA n°32 du 3 juillet 1992. (5) Entretien avec Ouaza Messaoud (Salah), pharmacien et ancien directeur de la pharmacie au ministère de la Santé et de la Population, Alger, octobre 2004. (6) Idem. (7) Meguerlin, François, l'Acte pharmaceutique - réflexion juridique pour une refondation intellectuelle et éthique, Bulletin de l'Ordre, n° 375, juillet 2000, p 275. (8) Op.cit. (9) Op.cit. (10) Cf, 29 juillet 1994, M.C et Mme G., inédits, cités par Meguerlin, op.cit. (11) Meguerlin, op.cit, p. 279. (12) Cass.civ, 29 mai 1979, Doc. Phar.juris. n° 169 ; CA Paris, 1re, 5 avril 1990, Bull. Ordre, n° 333, août 1991, p.147. (13) Cf Les Grands arrêts de la jurisprudence civile, 8e édition, par A. Weil, F. Terré et Y. Lequette, Ed. Dalloz, 1984, p.342. (14) Cf Zeroual Abdelhamid, Manuel de droit médical, inédit.