Sidi Aïssa, ville steppique de quelque 70 000 âmes, située à 160 km au sud-est d'Alger, sur la route de Bou Saâda, dans la wilaya de M'sila, est brusquement sortie de l'anonymat et de la torpeur assommante de l'été à la faveur d'une affaire qui a défrayé la chronique ces derniers jours : un double crime à deux semaines d'intervalle, qui a plongé cette paisible localité d'El Hodna dans la terreur, suscitant une vive émotion. Le 6 août dernier, rappelle-t-on, la ville a été le théâtre d'une émeute qui prit d'assaut l'hôtel Djebel En-Naga, complexe touristique bien connu de la région. S'en sont suivies des violences sourdes qui opposèrent les émeutiers au propriétaire de l'hôtel, le défunt Belguellaoui Laribi dit Daoudi et de sa garde qui n'ont pas hésité à user de leurs armes pour repousser l'assaut. Bilan : trois morts et une soixantaine de blessés parmi les « insurgés », dont 52 par balles. Déchaînée, la foule en colère s'en est pris au propriétaire de l'hôtel, qui subira lynchage et lapidation. Il a succombé à ses blessures la nuit même, portant à quatre le nombre des victimes de ce mercredi sanglant. L'hôtel a été mis à sac, et plusieurs de ses employés et de ses habitués, parmi lesquels nombre de femmes, ont été passés à tabac. Dans la foulée, une flopée de véhicules a été également incendiée. En quelques heures, la ville a sombré dans le chaos le plus total. « C'est la première fois que Sidi Aïssa connaît de tels événements », avait assuré un témoin. Lundi 18 août. Près de deux semaines se sont écoulées depuis le drame. Bien que l'affaire soit abondamment traitée par la presse nationale, nous avons jugé le déplacement utile. « Parlez des vrais problèmes, parlez des maux de Sidi Aïssa », nous a indiqué un citoyen. C'est précisément ce qui nous amène : sonder, au-delà du « fait divers », le quotidien ; les eaux dormantes d'une ville qui ne nous avait pas habitués à faire de vagues. Dans la carcasse de l'hôtel En-Naga. Sans plus tarder, nous nous sommes dirigés vers la sortie sud de la ville où se trouve le complexe En-Naga. De l'hôtel, il ne reste qu'une bâtisse fumante, de couleur ocre, avec de vilaines taches noires sur les murs, séquelles des flammes qui ont embrasé le site. Une odeur de brûlé continuait d'émaner de l'intérieur, des carcasses de voitures gisant dans la cour intérieure jonchée, par ailleurs, de bouteilles de bière pulvérisées. De l'enseigne principale entamée par le feu, il ne subsiste qu'un numéro de téléphone qui ne répond plus et deux étoiles rehaussant un édifice mort. Sur un flanc de l'hôtel, des garages scellés de briques sur ordre des autorités, nous a-t-on dit. Parmi ces locaux, les vestiges d'un débit de boissons. Sur l'autre rive, dans le quartier du 20 août, un garage de mécanique générale. Des badauds perplexes scrutent nos faits et gestes dans un climat de suspicion générale. Abdelkader, 38 ans, commerçant de son état, est venu faire réviser sa vieille guimbarde, une 304 antédiluvienne. Locataire dans une cité située à proximité de l'hôtel, il a été un témoin privilégié de ce mercredi houleux. « Tout a commencé, dit-il, lorsque Saâd Arbaoui dit « Bariasse », la cinquantaine entamée, a été percuté de plein fouet par le jeune Amine, l'un des deux fils de Belguellaoui, au volant d'une Clio. » « La voiture l'a envoyé valdinguer plusieurs mètres sur la chaussée », raconte Abdelkader. Quinze jours après cette agression, Saâd Arbaoui a rendu l'âme à l'hôpital Mustapha. Son enterrement, au cimetière dans lequel trône le mausolée de Sidi Aïssa, le wali qui donna son nom à la ville, se transforma en manifestation populaire. « Au sortir du cimetière, les gens se sont rués sur l'hôtel. Cela s'est passé après la prière d'el asr. J'ai entendu des clameurs et j'ai vu de hautes flammes monter. Alors, j'ai accouru. Il y avait des centaines d'émeutiers massés autour de l'hôtel. Il devait y avoir 2000 personnes, à tel point que même les forces de l'ordre avaient du mal à intervenir. Après, il y a eu de grands renforts dépêchés de Bouira et de M'sila », rapporte Abdelkader. La thèse du règlement de comptes privilégiée De sources concordantes, il semblerait que Saâd Arbaoui avait un différend de longue date avec Daoudi et son fils. « Saâd avait travaillé chez Daoudi et il y a eu un différend financier entre eux », affirme Abdelkader. Un élu FLN évoque une affaire de « règlement de comptes » entre les deux parties. Une source policière ayant requis l'anonymat a tranché en ces termes : « Ce n'est pas la peine de chercher midi à quatorze heures : il s'agit d'un règlement de comptes entre deux personnes qui défendaient chacune ses intérêts. Leur différend a dégénéré en guerre larvée. » Notre source affirme que le jeune Amine, par qui tout ce drame est arrivé, serait en fuite en Tunisie. Une information que d'autres sources ont validée. Dans un communiqué rendu public par le parquet de M'sila, le procureur général près la cour de M'sila évoquait une rixe qui avait éclaté entre Saâd et Amine, ainsi que l'un des gardiens de l'hôtel, à la date du 19 juillet. Abdelkader corrobore ce fait, soutenant que des bagarres à répétition auraient opposé Saâd à Daoudi et ses fils. « Peu avant que Amine ne heurte Saâd avec sa voiture, une grosse bagarre a éclaté entre eux, clouant Saâd à l'hôpital », dit-il. Et d'ajouter : « Tout le problème vient du fait que Amine n'a pas été inquiété tout au long des quinze jours où Saâd est resté dans le coma. S'il avait été arrêté à temps, l'affaire n'aurait pas connu de telles complications. » On croit néanmoins savoir que le fils du patron de l'hôtel En-Naga aurait fait l'objet de menaces lui promettant de connaître le même sort que Saâd, si ce dernier venait à périr. « On se croirait dans un film western », ironise un jeune de la ville. Dans un courrier adressé par la famille Saâd au président de la République, et dont copie a été remise à notre correspondant à M'sila, il est déploré « l'inconsistance des services de police qui n'avaient rien fait pour le constat et l'établissement du compte-rendu de l'agression qui était en fait une systématique tentative de meurtre » (El Watan du 10 août). Par ailleurs, les auteurs de la lettre rejetaient toute responsabilité dans les actes de saccage qui ont suivi l'inhumation de Saâd Arbaoui. A ce propos, des témoignages recoupés attestent que les meneurs de cette expédition punitive n'étaient pas forcément issus du arch de Saâd Arbaoui. Dès lors, on aurait tort d'inscrire cette affaire dans le strict schéma de la vendetta tribale à connotation « arouchia ». « La population, notamment les riverains, se sont plaints plusieurs fois de l'hôtel », déclare un habitant de la cité Wiam, faisant face au complexe En-Naga. « La musique raï parvenait jusqu'à nos fenêtres. On était au cabaret sans payer ». Abdelkader, qui connaît parfaitement les codes et les mœurs de la région, estime que « l'éradication de ce lieu s'imposait mais pas de cette manière. L'homme a été lapidé à coups de pierres et sa dépouille traînée sur des dizaines de mètres. » Et d'analyser : « Le jour de l'attaque contre l'hôtel, il y avait trois sortes d'assaillants : les partisans de Saâd qui voulaient le venger, pas forcément des gens de sa famille. Les meneurs étaient plutôt des personnes qui avaient eu des liens d'affaires avec lui, des gens de Barika, d'Oran, d'El Harrach. La deuxième catégorie est celle de simples citoyens qui voulaient en découdre avec un lieu de débauche, source de mauvaises mœurs. La troisième catégorie, c'étaient les pilleurs qui profitaient de cette anarchie pour prendre tout ce qui leur tombait sous la main. » Nulle trace des deux familles Nous avons tenté d'entrer en contact avec les membres des deux familles, en vain. Nous avons appris que la famille de Daoudi est établie à Alger, précisément à Bouzaréah. Quant à celle de Arbaoui, eh bien, la maison du défunt, sise au quartier dit « El Corse » ou « haï El Moustafidine », était vidée de ses occupants. On aurait conseillé aux proches de « Bariasse » de se faire discrets le temps que les choses se tassent, pour éviter justement qu'elles ne dégénèrent en vendetta inter-tribales entre le clan des Daoudi, les Ouled Sidi Hadjerès, et le clan des Saâd. Une autre explication est à rechercher dans le fait que l'ordonnance rendue par le magistrat instructeur près le tribunal de Sidi Aïssa porte sur un mandat d'amener d'une centaine de personnes. A ce titre, 44 personnes ont été placées sous mandat de dépôt, dont le frère de Daoudi, et l'un des frères de Saâd, tandis que 49 autres ont été déclarées en état de fuite, parmi lesquelles des membres de la famille Arbaoui qui sont ainsi entrés dans une espèce de « clandestinité ». Dans le quartier de la famille Arbaoui, une tension est perceptible sur tous les visages. Les craintes d'une rafle policière persistent. « La plupart des personnes arrêtées sont innocentes, elles n'ont rien fait. La police a embarqué des blessés par balles en les considérant d'office comme impliqués dans les actes de sabotage », explique parcimonieusement un jeune en casquette qui avait pris part aux émeutes. C'est à grand-peine qu'il a consenti à nous parler, après que nous ayons réussi à le persuader que nous n'étions pas des RG. Un proche de la famille Daoudi confie : « J'ai participé au pillage, je l'avoue. Tu vois gaâ hadh el khir (toute cette opulence), des liqueurs précieuses à 12 000 DA la bouteille et tu ne te sers pas, sachant que tout ça appartenait à mon oncle ? Tout le monde s'est servi dans le feu des émeutes, pourquoi m'en priverais-je ? Il y avait même des barbus qui, eux, voulaient s'emparer des armes utilisées pour repousser l'agression. » Notre interlocuteur ajoute : « J'ai pris ces bouteilles pour ma consommation personnelle. Où espérer trouver des alcools aussi raffinés ? Sinon, je vais les troquer contre de belles baskets ou des fringues. » Et de lancer : « Si j'attrape celui qui l'a tué ou des proches de l'autre famille, je me vengerai. C'est tout de même mon oncle qui a été assassiné. » Un autre du même arch dira, pour sa part, qu'il n'avait rien à voir avec cette sphère : « Je ne fréquente pas ce milieu », tranche-t-il. A entendre les différents récits, on comprend aisément qu'une rivalité sourde opposait les deux hommes. Mais quel en était l'enjeu : Business ? Pouvoir ? ou Argent ? « Daoudi était un homme puissant qui comptait des amitiés en haut lieu parmi lesquelles Saïd Bouteflika », soutient une source relayée par d'autres. Aussi aurait-on tort de mettre les deux hommes sur un même pied d'égalité, tant Daoudi était un homme prospère jouissant d'un certain pouvoir. « Il s'est installé très tôt ici, dit Abdelkader. Je me souviens de cet hôtel depuis les années 1980, alors qu'il était encore en chantier. A l'époque, Daoudi était seul. Plus tard, les gens ont construit près du complexe et quand ils se plaignaient des mœurs qui s'y répandaient, il leur rappelait qu'il était là avant tout le monde. Toujours est-il qu'il aurait mieux valu qu'un lieu pareil soit complètement en retrait de la ville. » Saâd était connu pour avoir quelques petits commerces en ville, dont un dépôt de boissons alcoolisées à un jet de pierre du siège de la sûreté de daïra, qu'un jeune du quartier nous montre discrètement. Un underground pour maquignons Les différents témoignages relevés ici et là permettent de situer l'affaire de Sidi Aïssa dans un triangle vieux comme le monde constitué par l'alcool, l'argent et les femmes. En somme, cette affaire que d'aucuns seraient tentés de ramener à une simple histoire de mœurs (un fait divers n'était l'émeute), renvoie à une ville – comme c'est le cas de toutes nos villes – à deux facettes, l'une diurne, l'autre nocturne. Une apparente, l'autre cachée. Sournoise. En définitive, même une ville comme celle-ci a son underground fait d'espaces étroits de liberté, où, loin du poids de la tradition, du conservatisme, du maraboutisme et tout cet attirail de conventions qui enserrent la vie des gens, se trame une autre ville, ouverte sur l'interdit et qui permet aux fortunes locales ou de passage (maquignons, commerçants en tout genre, militaires, hommes de pouvoir, etc) de s'autoriser quelques écarts à l'abri de la société et des regards réprobateurs du marabout tutélaire. En effet, pour les partisans de la présence de ce type d'établissements au cœur d'une cité conservatrice, le complexe En Naga était le seul espace où ils pouvaient tuer leur ennui dans une ville morte à l'été particulièrement chaud et morne. « Une importante fraction de la clientèle de l'hôtel était constituée des enfants de la ville qui venaient s'y offrir une cuite. Cela explique le fait qu'il ait été longtemps toléré », susurre un responsable local dans une allusion à peine voilée à l'hypocrisie entretenue autour de la fréquentation du bar de l'hôtel. Mais l'on aurait évidemment tort de généraliser et d'imaginer Sidi Aïssa se transformer, la nuit tombée, en une sorte de Sodome et Gomorrhe pastoral…