Ce sont des oiseaux rares que personne n'a daigné inscrire sur la liste des espèces en voie de disparition. Eux, ce sont les derniers artisans, ultimes représentants de corps de métier anciens qui allient un savoir-faire à des techniques que plusieurs générations ont contribué à mettre au point. Normalement, l'Etat leur doit aide et protection au terme de la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel du 17 octobre 2003 que l'Algérie a dûment ratifiée. Une convention initiée par l'Unesco dans le but d'encourager les Etats à accorder une reconnaissance officielle à des détenteurs de la tradition et à des praticiens talentueux tout en leur permettant d'assurer la transmission de leurs connaissances aux jeunes générations. Ces praticiens sont considérés comme des trésors humains vivants, car ils détiennent une partie importante du PCI, le patrimoine culturel immatériel. Sur les traces d'artisans dont la renommée est plus ou moins établie, nos pérégrinations nous ont menés dans des villages reculés. Hélas, bien souvent, elles se sont arrêtées au pied d'une tombe fraîche ou déjà vieille de quelques années. Un nom vite tombé dans l'oubli et une réputation tout aussi fragile, c'est parfois tout ce qui reste d'un homme ou d'un métier ayant fait les beaux jours d'un village ou d'une région. Hocine, le musicien Hocine Soudani, un musicien hors pair, anime les fêtes et mariages dans les villages. Accompagné d'un percussionniste qui bat la mesure sur un tbel suspendu à son cou, il fait merveille avec sa cornemuse partout où il passe. Il est issu de Taourirt Ou Abla, chez les Ath Abbas, une véritable pépinière de musiciens attachés à la tradition et surtout au folklore. Dans la famille de Hocine, ce métier est pratiqué de père en fils depuis plusieurs générations. Outre ses talents de musicien, Hocine est également un artisan qui fabrique lui-même ses instruments. Pour confectionner sa « ghita n'tilouth », une sorte de cornemuse faite d'une outre et d'un hautbois, il se rend lui-même au marché à bestiaux de Lemhir pour s'acheter une chèvre. Pas n'importe laquelle. Elle doit avoir entre deux et quatre ans et ne doit pas être grasse. Sacrifiée, sa peau est ensuite tannée puis conservée dans une mixture à base de semoule et d'huile d'olive pendant une semaine pour s'assouplir. Il confectionne ensuite la double clarinette ou « tizamarine », à six ou cinq notes, avec une espèce particulière de roseau. Il ajoute au final les cornes de bœuf qui servent à maintenir l'instrument et procède à son réglage. Pour le tbel, il faut deux peaux de chèvre. L'une âgée de deux ans et l'autre de quatre ans. Question de sonorités. S'il achète le pourtour, en revanche, il façonne les lanières de cuir et utilise des rameaux d'oléastre pour les tendre. Il faut compter un million de centimes pour une cornemuse et pratiquement la moitié de cette somme pour un tbel. Hillal Belkacem, le sculpteur sur bois Hillal n'a que 27 ans mais depuis des années, les mains expertes de ce rouquin natif d'Ighil Ali font des merveilles. Sa passion pour les vieux meubles berbères sculptés l'a amené à les restaurer. Il faut dire aussi qu'il tient ce métier de son père et de son grand frère. A force de les regarder faire, il a appris. Son grand-père était armurier, reconverti en sculpteur durant la Guerre de libération. Hillal a d'abord appris à copier, puis à dessiner ensuite à sculpter ces motifs mystérieux et un peu magiques que l'on retrouve sur les portes anciennes et les coffres des mariées. Venue d'un très lointain passé, la tradition berbère de la sculpture sur bois est un art qui n'est connu que de trois tribus du sud de Béjaïa : les Ath Yala, les Ath Aïdhel et les Ath Abbes. Elles ont une origine commune : la Qalaâ des Beni Hammad. Aujourd'hui, on ne retrouve plus les coffres berbères que dans quelques musées parisiens et chez quelques particuliers qui les ont conservés ou achetés au prix fort. Les meubles sculptés sont convoités par des antiquaires qui en font un commerce juteux. Hillal fait de la restauration sur commande pour les antiquaires et il a rarement l'occasion de sculpter. Il est pourtant bel et bien le dernier dépositaire d'un art rare et précieux qui fait partie du patrimoine national. Si Mustapha Belmihoub ne trouve personne à qui transmettre son art et son savoir-faire, la longue chaîne des artisans armuriers qui date de ses premiers ancêtres risque de se rompre définitivement. A Ighil Ali, jadis une place forte de l'artisanat, il est, en effet, le dernier armurier à exercer ce métier qu'il tient de son père et de son grand-père. Mustapha ne fabrique presque plus d'armes, mais il s'occupe de les réparer à longueur de journée dans son petit atelier. Il forge lui-même les pièces dont il a besoin et fabrique les crosses de fusil qu'il polit longuement après les avoir grossièrement découpées dans un tronc de noyer. Avec lui, non seulement une tradition risque de disparaître, mais également tout un savoir-faire qui pourrait servir l'artisanat national et l'industrie du tourisme. Les orfèvres d'Aydassen, de la bijouterie à la quincaillerie A Aydassen, il ne subsiste plus qu'une seule famille qui maintient la tradition de la bijouterie, cet artisanat qui faisait vivre tout le village. Après la mort du père, les enfants de la famille H. ont tous repris le métier de leurs ancêtres. A eux quatre, ils totalisent près de soixante ans d'expérience même s'ils ne travaillent plus que lorsqu'ils ont des commandes. C'est-à-dire quelques jours par mois. L'argent dont sont faits tous leurs bijoux est devenu une matière première aussi chère qu'introuvable. Le prix du kilo de casse est passé à 25 000 DA, et l'argent pur fait deux fois ce prix. Les creusets sont également devenus inaccessibles. Le coke d'El Hadjar est passé de 400 à 7 500 DA le quintal. Même à ce prix prohibitif, il faut avoir un piston bien graissé pour en bénéficier. Ces dernières années, l'importation de la camelote chinoise bradée à vils prix a porté l'estocade à une profession déjà moribonde. « Non contents d'importer des articles bas de gamme de Chine, ils importent les Chinois eux-mêmes ! », lâche, goguenard, Bouzid, le cadet de la fratrie. Les bijoutiers d'Aydassen se sont tous reconvertis dans la fonte du bronze. C'est le cas de la famille de Brahim, dans le même village, qui ne fabrique plus que des brise-flammes pour cuisinières et des articles de quincaillerie générale. Avec tous ces problèmes et le manque total de soutien de la part de l'Etat, tout ce beau monde travaille désormais au noir. La survie est à ce prix. L'Etat tout-puissant ne se rappelle de l'existence des artisans que quand il faut récolter les impôts. C'est ainsi que l'on fait de nobles bijoutiers de vulgaires quincaillers. Les bourreliers de Tansaout Le cuir a toujours fait vivre le village de Tansaout, jadis spécialisé dans les tamis. Dans son petit atelier familial où règne l'odeur du cuir et de la colle, Bali Abdelkader perpétue la tradition de ses ancêtres. Son grand-père s'approvisionnait chez les commerçants juifs de Constantine. Avec son frère, il fabrique encore des articles de bourrellerie comme les harnais, les selleries, les sangles, les colliers, les ceintures, les muselières, les brides, les têtières, etc. Dans le village, aujourd'hui, il ne reste plus que deux ou trois ateliers comme celui des Bali. Abdelkader lui-même se plaint de la concurrence des produits chinois qui envahissent de plus en plus le marché. Les derniers forgerons... Exerçant dans une minuscule échoppe à Tazmalt, Naït Benali Djamel est forgeron comme tous ses ascendants sur plusieurs générations. Même l'enclume sur laquelle il forge encore ses outils est âgée de 105 ans, comme le prouve la date (1903) inscrite sur la plaque qui se trouve à sa base. Maigre, presque ascétique, il avoue 36 ans d'âge dont 25 passés dans la forge. Ils étaient plusieurs dans sa famille à exercer le métier il y a encore quelques années. Aujourd'hui, il est le seul à maintenir le cap, tous les autres ont rendu le tablier. Pourtant, de par sa fonction, cet homme est le complément indispensable du paysan dont il fabrique, répare ou affûte les outils. Tous les fellahs de Tazmalt et des Ath Mellikeche le connaissent et font appel à sa technique. D'emblée, notre homme se plaint d'être asphyxié par l'Etat. En quelques années, le prix du coke est passé de 400 DA le quintal à 8000 DA. Du coup, il a souvent recours à du mauvais charbon de bois que des jeunes fabriquent frauduleusement en décimant ce qui reste encore de forêt et de maquis. La sparterie, spécialité répandue dans de nombreux villages, se fait rare aujourd'hui. Les tapis, couffins, nattes, chapeaux, balais et autres objets faits avec de l'alfa ont pratiquement disparu de la circulation.