Au marché de Bab El Oued comme partout à Alger, on se voit apostrophés par toutes sortes de mendiants. Cela va des « mendiants professionnels » qui fonctionnent en réseau et qui donnent l'impression d'être des « travailleurs dans le secteur de la pauvreté » aux hères solitaires et discrets, du genre « dépanne-moi avec 200 DA yarham echeikh », écrasés par la machine du « capitalisme algérien », ses impératifs de croissance et ses dégâts sociaux monstrueux. Ce marchand affirme qu'il sait faire la différence entre les uns et les autres : « Une fois, j'ai assisté de mes propres yeux à une scène où un fourgon venait déverser vers 5h, comme un transport du personnel, un groupe de mendiantes accompagnées de bébés. Pour moi, une vraie mère ne laisserait pas son enfant sous le soleil ou la pluie pour attendrir les passants. Les vrais pauvres sont ailleurs et ils n'osent pas demander l'aumône. » En tout état de cause, et comme chaque année, le Ramadhan 2008 se révèle un détecteur impitoyable de pauvreté, un accélérateur d'indigence, lui qui vient allonger inexorablement la liste de nos besoins et avec elle, celle des nouveaux pauvres (comme il y a de nouveaux riches). Les rues d'Alger regorgent, en effet, de ces mères de famille vêtues comme Madame Tout-le-monde et de ces pères fourbus et rongés par la honte, qui vous interpellent craintivement pour quérir votre charité, en nature ou en numéraire. Le cas de cette dame qui demande juste un concombre (citée dans notre reportage) n'est pas unique. Untel s'est vu aborder par une ménagère soigneusement habillée qui demande à un chaland de lui céder des bananes qu'il venait d'acheter. Une autre fois, c'est une jeune fille qui nous demande de lui payer un shampooing. Sans parler des nombreux cas de personnes qui vous approchent délicatement pour vous demander qui de lui payer un café, qui de lui acheter un médicament cher, une baguette de pain ou un sachet de lait pour les enfants. Il nous a même été fait témoignage de requêtes pour le moins cocasses où il est question de « flexer 50 DA » pour effectuer un appel. Il est vrai que le portable étant entré dans les mœurs, il n'est pas interdit que les mendiants 2008 aussi se pavanent avec ce bidule ô combien symptomatique de la profonde mutation de notre modèle de consommation, et partant, de l'échelle de la pauvreté. Au-delà de l'aspect anecdotique et burlesque de la chose, ces doléances en « nature » marquent un déplacement de la mendicité du terrain pécuniaire où les quémandeurs tendaient la sébile pour des pièces sonnantes et trébuchantes, du temps où un écu valait son pesant de lait ou de semoule, à celui d'une « demande de solidarité » centrée sur les produits de première nécessité.