Les Syriens sont tenus, au nom de l'état d'urgence décrété en 1963 et toujours en vigueur, de garder le silence, sinon tout ce qu'ils diront sera retenu contre eux. Les gardiens du temple Al Assad n'hésiteront pas à « récompenser » toute personne qui oserait sortir des rangs, de la ligne rouge tracée par l'establishment. Damas (Syrie) : De notre envoyé spécial Ils sont prêts à faire taire les voix discordantes, à châtier les récalcitrants, à réprimer dans le sang les mouvements anti-gouvernants. Peu importe les méthodes utilisées, l'essentiel est de maîtriser la société, de la mettre au pas et d'éliminer toute velléité d'opposition au système en marche. La population a toujours en tête la triste fin de la confrontation entre le régime du défunt président Hafez Al Assad et l'opposition religieuse incarnée par les Frères musulmans, présents en Syrie dès les années 1930. Cette confrontation culmine dans le bain de sang de Hama en 1982, ville symbole de l'influence des Frères, rasée à moitié dans une opération qui a fait entre 15 000 et 20 000 victimes. Depuis, l'appartenance à la confrérie est passible de peine de mort. Critiquer le régime est considéré comme un sacrilège. Un outrage. Une dérive passible de réclusion à perpétuité. Les tentatives d'ouverture, dénommées « Le Printemps de Damas », qui ont suivi l'arrivée au pouvoir de Bashar Al Assad, ont été vite avortées par des coups de bidule, des arrestations et emprisonnements (voir l'encadré Printemps de Damas : l'illusion perdue). Quelques mois après avoir atteint le faîte du pouvoir, le fils cadet de Hafez met en lambeaux l'espoir que son intronisation en juillet 2000 avait suscité dans les milieux hostiles au pouvoir baasiste. De cet espoir, il ne reste aujourd'hui que de tristes fragments. Même s'il innove en matière d'instruments et de méthodes employés, Bashar demeure sur la trace de son père, redonne ainsi un second souffle au régime totalitaire et autoritaire du Baas. Malgré les pressions internationales, l'ultime citadelle baasiste du Moyen-Orient tient bon face à une population qui ne semble pas prête à sortir dans la rue. Pas de vie politique « Cela fait longtemps que la Syrie n'a pas connu de vraie vie politique. Quarante-cinq ans de poigne de fer baasiste et ça continue. On ne peut toujours pas émettre une idée contraire à la politique et aux orientations du régime, au risque d'être poursuivi en justice pour conspiration contre le pays ou encore tentative de modifier la Constitution par la force. Des accusations à perdre la raison », souligne Abdelkrim Rihaoui, président de la Ligue syrienne de défense des droits de l'homme, qui continue d'activer clandestinement, en raison de l'interdiction de telles organisations par la loi. Ceux qui ont osé, ont fini en prison. Comme Aref Dalila, figure de l'opposition, économiste de renom et ancien doyen de la faculté de l'économie à l'université de Damas. M. Dalila a été arrêté en septembre 2001 avec neuf de ses compagnons, accusé de vouloir modifier la Constitution par la force et condamné en 2002 à dix ans de prison. En raison de la détérioration de son état de santé, et après une longue campagne menée par les organisations de défense des droits de l'homme à l'échelle internationale, M. Dalila se voit enfin libéré en août dernier, trois ans avant de purger sa peine. « A 68 ans, il lui reste peu de force pour poursuivre le combat pour la démocratie, surtout qu'il souffre de diabète et de problèmes cardiaques », indique un avocat qui a eu à défendre plusieurs prisonniers d'opinion. Mais des centaines de « prisonniers de conscience », comme les désignent les associations locales de défense des droits de l'homme, croupissent toujours dans leur cachot. Et même emprisonnés, ils n'échappent pas aux sbires du régime. En juillet dernier, alors que Bashar Al Assad s'apprêtait à rallier la capitale française pour participer au sommet du lancement de l'Union pour la Méditerranée, une mutinerie déclenchée par les détenus d'opinion dans la prison de Sidnaya, près de Damas, a été réprimée dans le sang. Le bilan est de 25 morts, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme. Les prisonniers se sont révoltés contre les conditions de détention et contre la torture dont ils sont victimes. Intimidation et répression Comme Aref Dalila, plusieurs autres ont été emprisonnés pour avoir participé à la dynamique du Printemps de Damas. Cette dynamique marquée par plusieurs déclarations appelant à une réforme politique profonde. La première déclaration commune des opposants syriens est celle appelée « Déclaration des 99 », rendue publique en septembre 2000. Elle a été suivie en 2001 par la « Déclaration des 1000 », qui se présentait davantage comme un agenda de réforme. Si la première passe sous silence, la seconde par contre suscite une vague de répressions. Une nouvelle tentative aura lieu trois ans plus tard. Ainsi, en octobre 2005 verra le jour la Déclaration de Damas pour le changement démocratique national. « L'originalité de cette déclaration est qu'elle est parvenue à fédérer cinq groupes politiques, contrairement aux initiatives antérieures qui n'engageaient que des individus, mais aussi et surtout à regrouper l'ensemble du champ de l'opposition syrienne, des Frères musulmans jusqu'aux partis kurdes syriens », précise Ammar Qurabi, de l'organisation syrienne de défense des droits de l'homme. Mais le pouvoir ne fléchit pas. Une autre tentative de rassembler les forces de l'opposition verra le jour en mai 2006. C'est la « Déclaration Beyrouth-Damas ». Mais son impact au sein de la société reste réduit. M .Qurabi parle de manque de sensibilisation dû à la fermeture du champ politique et à l'interdiction des partis. Le seul espace où les gens peuvent s'exprimer un tant soit peu, c'est bien internet. Les forums de discussions se sont multipliés. Mais ayant peur du réveil du peuple, le régime procède sans attendre à la fermeture de centaines d'entre eux. Près de 160 sites ont été fermés au début du mois de septembre et les arrestations s'effectuent à tout bout de champ. Le poète kurde Hozan Cheikh Moussa Mohammad a été arrêté au début du mois courant dans la ville de Qamichli, à 680 km au nord-est de Damas. Il est le frère de Mohammad Moussa, secrétaire général du Parti de la gauche kurde (PGK - non autorisé), détenu depuis le 19 juillet. Aussi, le directeur d'une troupe folklorique kurde, Mohammad Saïd Abidi, a également été arrêté à la fin août. Les services de sécurité ont, en outre, arrêté à Harasta, 10 km à l'est de Damas, Mounir Al Barhamgi le 29 août. L'Organisation nationale de défense des droits de l'homme affirme que ces arrestations ont été opérées sans aucune raison. « Lorsqu'il voit naître une dynamique citoyenne, le régime fait dans l'intimidation en effectuant des arrestations abusives et injustifiées », relève M. Rihaoui. Cette politique étouffe les forces de l'opposition qui n'arrivent plus à atteindre la société. Les opposants établis à l'étranger souffrent de leur côté du manque de relais au plan interne. « Ils ne disposent pas d'ancrage au sein de la société. Certains d'entre eux étaient pendant de longues années des piliers du régime baasiste. Une fois tombés en disgrâce, ils ont versé dans l'opposition. Les forces de l'opposition qui militent à l'intérieur refusent de travailler avec eux, les considérant comme des sous-traitants pour les puissances étrangères et non pas des gens qui veulent réellement apporter le changement tant espéré au pays », fait remarquer un autre défenseur des droits de l'homme. Ainsi donc, l'opposition se trouve dispersée entre ceux qui sont à l'intérieur et ceux de l'extérieur, entre les islamistes et ceux de gauche, entre les anciens du régime et les victimes de ce même régime (voir l'opposition syrienne en trois blocs). D'où peut-on donc espérer le changement ? Pour M. Qurabi, le changement ne pourrait venir que de l'intérieur avec le soutien bien sûr de la communauté internationale. Comme lui, des leaders de l'opposition pensent que le régime tombera tôt ou tard, victime de ses contradictions internes dues à l'existence de plusieurs centres de pouvoir : le clan Al Assad, l'armée, les services spéciaux, le Baas. D'autres estiment que les forces de l'opposition doivent continuer leur combat pour la démocratie avec les moyens de bord en essayant de sensibiliser davantage la société. Pour eux la démocratie ne s'offre pas, mais elle s'arrache.