La vie bien vivante, soutenait le philosophe Henri Bergson (1859-1941), ne devrait pas se répéter. Là où il y a répétition, similitude complète, nous soupçonnons du mécanisme fonctionnant derrière le vivant. Qu'en est-il alors de la mort, celle qui terrasse les hommes et qui semble, à quelques différences près, çà et là, aimer se reproduire, notamment dans le monde des intellectuels ? C'est une vulgaire carriole cairote, tirée par un vieux canasson, qui a mis un terme à la vie du grand écrivain égyptien Zaki Moubarak (1882-1952), tandis qu'à Paris, c'est un banal camion qui a mortellement renversé le sémiologue français Roland Barthes (1915-1980). Selon ses biographes, Moubarak venait tout juste de quitter l'amphithéâtre de la faculté des Lettres du Caire lorsqu'une carriole le percuta de plein fouet. Lui qui, de son vivant, ne craignait guère le qu'en-dira-t-on, fit néanmoins l'objet de commentaires malveillants dans le cercle de ses contradicteurs et envieux. D'aucuns ont même prétendu qu'il avait trouvé la mort dans une salle d'eau où il aurait fait une chute mortelle à la suite d'une beuverie. Roland Barthes, quant à lui, fut renversé par un camion au sortir de la Sorbonne après y avoir donné son cours habituel de sémiologie. Une carriole contre un camion ! L'écart est, assurément, grand entre le caractère fatal de ces deux accidents, il n'en demeure pas moins significatif dans la mesure où la « répétition » (tous deux sortaient d'un cours, tous deux périrent par un véhicule) s'est faite au grand dam de toutes les interprétations littéraires, sémiologiques et philosophiques. Moubarak qui se faisait appeler « Dakatera », pluriel arabe de « docteurs », puisqu'il était, effectivement, détenteur de trois doctorats d'Etat, aurait pu s'enorgueillir de n'avoir pas été le seul intellectuel dans les temps modernes à connaitre une fin aussi tragique et stupide à la fois s'il avait su qu'un grand penseur français, en l'occurrence, Roland Barthes, allait, comme lui, perdre la vie dans un accident non moins stupide. Tel que le révèlent ses écrits, cet Egyptien possédait une culture encyclopédique qui fit de lui une espèce de patriarche des lettres au point que ses pairs, écrivains comme universitaires, le jalousèrent à mort et le contraignirent, dans les années trente, à aller chercher sa pitance à Baghdad. A cela, s'ajoutait chez lui un sens critique et une plume acerbe qui ne ménageaient personne, par même les grands Taha Hussein ou Abbas El-Akkad, gardiens du temple de la littérature arabe moderne. Cela est évident, la mort reste égale à elle-même, en ce sens qu'elle demeure hideuse à tout jamais. Cependant - la vie nous l'enseigne chaque jour-, elle sait faire évoluer ses pions avec justesse et circonspection pour préserver son propre statut. La fin de Moubarak, sous les essieux d'une carriole, en 1952, aurait pu paraître on ne peut plus loquace aux yeux d'un homme aussi averti que Barthes qui eut à décrypter plusieurs phénomènes de la modernité européenne. De même que la mort de ce dernier, sous un camion, aurait pu donner lieu, de la part de Moubarak, à quelques belles échappées de prose rimée dont il était maître. On le sait, de son séjour à Baghdad comme enseignant, il fit, dans son fameux livre, Leïla qui souffre en Irak, la synthèse de toute la sensibilité arabe.N'est ce pas que l'environnement direct - entendez le progrès, d'un côté, et la régression, d'un autre côté -, rendent acceptable la multiplicité des différents emplois de la mort ? Roland Barthes, en se faisant l'interprète d'une certaine modernité, ne pouvait pas échapper à cette logique. On dit même qu'il n'eut aucune propension à se révolter contre son sort durant les quelques heures que dura son agonie.