Biskra, 18 octobre 2008. Une poussière épaisse est soulevée au passage des véhicules sur le boulevard principal, « trig » Sidi Okba. Le renouvellement du réseau d'assainissement traîne depuis 2004 et transforme la ville en chantier ouvert rendant l'air irrespirable. Biskra De notre envoyé spécial Le mercure affiche 33°. Au milieu de l'automne, le soleil plombe la ville et, pour Madjid et ses amis, la chaleur est encore plus brûlante à cause du bûcher qui leur est dressé depuis un mois. En dépit de la relaxe dont ils ont bénéficié le 7 octobre, Madjid Abdelli et ses cinq amis traînent encore les casseroles d'un procès moral qu'ils ont dû subir à l'intérieur et à l'extérieur du tribunal, accusés d'avoir manqué de jeûner un jour durant le Ramadhan, et ce, en violation d'un fondement de l'Islam. Au lieu de fuir ce lieu où il a été condamné à 4 ans, Madjid fait le pied de grue dans l'enceinte du tribunal. C'est là que nous l'avons rencontré, déterminé à déposer plainte afin de reconquérir sa dignité. Le dommage est en effet important. Deux parmi ces personnes, Abderrahmane Feliachi et Brahim Kettab, n'ont pas pu regagner leur poste de travail parce que interdits par leur employeur conséquemment au procès. Le premier, 54 ans, père de 4 enfants, travaille avec un salaire minable comme ouvrier au réfectoire de la commune. C'est le maire, représentant du peuple au nom du FLN, qui a pris la décision de révoquer les désormais nouveaux chômeurs. Me Mokhtar Bensaïd, membre de la LADH et avocat des prévenus, a eu raison de souligner dans sa plaidoirie que « le fait de comparaître devant le tribunal avec une accusation pareille est en soi une sanction ». En effet, la honte accompagne désormais ces gens dans leur vie de tous les jours et jusqu'au sein de leur cercle familial le plus proche. « Les membres de ma famille me regardent de travers. Si on racontait à ma mère que j'ai consommé du hachich elle ne broncherait pas, mais depuis qu'on lui a dit que j'ai n'ai pas observé le rituel du jeûne, elle est secouée et me boude », témoigne Abderrahmane Feliachi. La stigmatisation est le lot quotidien de tout ce groupe de « dangereux criminels » comme ils se qualifient à la fois par dépit et avec sarcasme. « Maintenant, quand je lui crie dessus, ma femme me rétorque : va-t'en, mangeur de Ramadhan », ajoute Abdelli Madjid, 51 ans. Abordés sur ce sujet, certains Biskris ne se font pas prier pour s'exprimer. Kamel Kh. lance le premier : « Je ne crois pas qu'ils aient “mangé” le Ramadhan, le jugement est très sévère et en tout cas c'est entre eux et Dieu, n'est-ce pas ? » Le plus vieux du groupe, la mine pensive, se mure dans le silence. Abderrahmane, retraité, s'approche et rejoint le groupe. Lui aussi ne croit pas qu'ils aient mangé d'autant, dit-il, qu'il connaît personnellement deux de ces personnes. « C'est beaucoup, c'est trop pour quelqu'un qui joue aux cartes ou qui ne jeûne pas durant le Ramadhan. Depuis qu'il est là, ce juge, il ne cesse de se distinguer par des verdicts sévères. D'ailleurs, une femme a eu 10 ans ferme pour avoir soi-disant profané le Coran, c'est excessif. » Puis Abderrahmane déploie sa sociologie à lui : « La situation socioéconomique et culturelle laisse le peuple marginalisé et mène les jeunes à commettre des actes défendus, c'est vrai, mais il ne faut pas les condamner de cette manière… Moi-même j'ai des enfants et des petits-enfants et j'ai peur pour eux, par ces temps ; pourquoi ne pas les envoyer au Sahara pour travailler ? Mon propre fils est diplômé universitaire, il a 24 ans et c'est toujours moi qui le prends en charge. » Un fiasco judiciaire Après les premières réactions soutenant la sentence du tribunal, les gens sont revenus aux sentiments de clémence, en référence à l'exégèse coranique et aussi au droit. La position officielle a conforté ce revirement salutaire. Le ministre des Affaires religieuses, Bouabdellah Ghlamallah, a confirmé, dans une interview accordée à un confrère, qu'il avait conseillé au procureur de la République qui a présenté les six hommes à la justice, « de laisser cette affaire entre eux et Dieu ». Et de conclure : « Il fallait peut-être juste les sermonner, les convoquer et leur dire que ce n'est pas bien de se comporter de cette manière. De là à les mettre en prison, je ne suis pas d'accord. » Le ministre du culte se trompe peut-être quand il conseille de sermonner ces citoyens, mais il dit juste à propos de l'avis religieux et précise, dans une réponse précédente, en bon connaisseur du droit naturel, que même la loi ne punit pas ce genre de cas. Le ministre des Affaires religieuses n'aurait-il pas fait meilleur juge à Biskra ? Les magistrats ont-ils été plus royalistes que le roi ? En tout cas, explique un spécialiste du droit pénal, le ministre du culte s'est désolidarisé de ses collègues du gouvernement, le ministre de la Justice et celui de l'Intérieur, en tant que premier responsable de la police, laquelle, faut-il le souligner, a commis le premier abus en arrêtant ces personnes pour un tel motif. Madjid et ses amis d'infortune jurent par tous les saints que toute la procédure de flagrant délit n'est qu'un « vulgaire montage ». Comme mentionné dans son PV, la police n'a trouvé qu'une bouteille d'eau minérale et aucune trace de denrées alimentaires ou de cigarettes, sachant que tous les prévenus sont des fumeurs. Kheireddine Ayache, arrêté parmi les six, a endossé l'histoire de la bouteille justifiant de son état tuberculeux et d'une autorisation médicale le dispensant du jeûne. D'ailleurs, durant les quelques jours de détention, on lui servait du beurre et du lait quotidiennement. C'est toute l'affaire, depuis l'arrestation par la police judiciaire au siège abandonné de l'US Biskra jusqu'au verdict de l'acquittement, qui est truffée de violations. L'article 12 du code de procédure pénale fixe les responsabilités de chaque partie : « La police judiciaire est exercée par les magistrats, officiers, agents et fonctionnaires désignés au présent chapitre. Elle est dirigée par le procureur de la République dans chaque ressort de cour. Elle est surveillée par le procureur général et contrôlée par la Chambre d'accusation. Elle est chargée de constater les infractions à la loi pénale dont rassembler les preuves et d'en rechercher les auteurs. » L'atteinte aux libertés a commencé chez la police, qui n'a pas fait cas du fait que la position dans laquelle ont été « surpris » les six individus ne tombe sous le coup d'aucune qualification pénale. Au nom du peuple… Le ministère public n'a pas pris en compte l'article 47 de la constitution qui stipule que « nul ne peut être poursuivi, arrêté ou détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon ce qui est prescrit ». La condamnation elle-même est en violation de l'article 1 du code pénal qui consacre l'adhésion de l'Algérie au principe universel de légalité des délits et des peines : « Il n'y a pas d'infraction ni de peine ou mesure de sûreté sans loi. » Un principe décliné par l'article 46 de la constitution : « Nul ne peut être tenu pour coupable, si ce n'est en vertu d'une loi dûment promulguée antérieurement à l'acte. » Qu'est-ce qui a poussé alors la justice à traiter aussi maladroitement cette affaire ? S'agissait-il de faire plaisir à l'opinion locale, à la hiérarchie ? ou était-ce un épisode nouveau dans la campagne de moralisation véhiculée avec zèle, y compris par les sphères officielles, et dont l'affaire Habiba K. a été un moment culminant ? Etait-ce une erreur judiciaire ou un acte délibéré, arbitraire ? Un acte isolé ou un jugement systématique et symptomatique de la qualité actuelle de la justice algérienne ? Dans tous les cas, de pareils jugements sont, de l'avis de tous, abusifs et font éclater polémiques et scandales au lieu de consacrer le principe et l'idéal de la justice. Quand on sait que le procès en appel qui a servi à innocenter les six personnes de Biskra a été enrôlé avec une extrême célérité, en deçà même du délai réglementaire minimal fixé à 10 jours, peut-on échapper à la question de savoir si une décision politique n'est pas derrière le second verdict venu rectifier le tir et étouffer un scandale de trop ? Le mutisme observé par le ministre de la Justice et Garde des sceaux face au tollé soulevé par le « fiasco » judiciaire de Biskra, et avant celui-ci d'autres ratages, n'aide pas à y voir plus clair dans le flou artistique qui enveloppe l'appareil judiciaire. D'ailleurs, serait-ce révéler un secret que de dire que les magistrats et les auxiliaires de justice travaillent dans un climat de terreur ? D'un autre côté, l'abus existe et tend à se généraliser en dépit de l'article 150 de la constitution qui stipule que « la loi protège le justiciable contre tout abus ou toute déviation du juge ». Les réformes engagées dans le système judiciaire depuis quelques années déjà ne livrent pas encore les fruits escomptés par les Algériens. La conduite des procès est souvent décriée, les juges rendent de plus en plus leur verdict en fonction d'ordres venus « d'en haut » et, pire que cela, la rue soumet à la lumière du jour les cas de corruption de tel ou tel magistrat. Jugé, condamné et innocenté au nom du peuple, le citoyen algérien se demande s'il n'est pas en train de devenir une victime potentielle du système judiciaire. Autrement dit, la justice algérienne n'est-elle pas en train de devenir un danger pour le justiciable ?