La guerre de Libération nationale n'a jamais été l'œuvre d'une famille aussi révolutionnaire fut-elle. L'insurrection du 1er novembre 1954 est certes l'entreprise d'hommes d'exception placés devant une situation superlative et qui y ont apporté une réponse on ne peut plus idoine, mais elle n'a été rendue possible que par la prise en charge immédiate par tout le peuple algérien de la décision politique de l'élite d'avant-garde à laquelle ils appartenaient à l'époque. A leur corps défendant, les « familles » et les « tribus », qui ont essayé pendant plus d'un siècle d'ébranler le système colonial, n'ont fait qu'ouvrir davantage les bondes de la répression qui ont affouragé les colères collectives ancrées dans la chair et la mémoire du peuple. Le Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action (CRUA), pas plus que les formations du mouvement national qui ont apporté chacune son bout de bois pour surhausser le bûcher, ou alors le FLN qui a allumé le brasier du 1er novembre, n'ont pas pensé un seul instant qu'ils constituaient une famille autour de laquelle devait s'agglomérer les Algériens colonisés, mais se considéraient comme les militants d'une cause qui devait inévitablement fédérer toutes les énergies, sans exception aucune, tant était colossal l'objectif. La proclamation du 1er Novembre, starter de la révolution nationale, n'était pas une déclaration de guerre à la puissance colonisatrice, elle se voulait comme l'adresse l'indiquait un « appel au peuple algérien » et aux « militants de la cause nationale » sans exclusive. Il est hélas fâcheux de constater que ce texte sobre et précis, qui dit ce qu'il veut dire, subit de dangereuses érosions et de douteuses interprétations qui, d'un glissement sémantique à l'autre, mènent à des interprétations scabreuses, manipulatrices lesquelles nous éloignent de sa signification pourtant claire et nette. C'est le plus limpide des textes qui n'ait jamais été conçu par une instance algérienne jusqu'à preuve du contraire. Et c'est sans doute sa simplicité qui incite à une certaine inclination à le détourner pour des buts de politiques actuelles inavouables. Il est symptomatique de constater de nos jours combien le discours faussement rassembleur souvent absolutiste et intransigeant, de tous les bords, fait référence aux valeurs de Novembre, aux « principes de Novembre », au « credo de Novembre »… on rencontre même les « constantes de Novembre » et autres billevesées du même tonneau. Les auteurs de l'appel se sont voulus explicites concernant d'abord la crise qui bouleversait le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) et sapait le moral des militants et des sympathisants de cette formation de loin la plus représentative et qui catalysait les aspirations indépendantistes de l'écrasante majorité des Algériens. Pour la colonisation que ce soit en France ou alors en Algérie, les massacres de Mai 1945, le coup de filet contre l'Organisation spéciale (OS) en 1950 et les purges périodiques contre les militants nationalistes dans tous les milieux constituaient la prophylaxie souveraine contre toute velléité indépendantiste. « Avec les bicots y a que le bâton qui marche », claironné en Algérie, approuvé discrètement à Paris, ce n'était plus un adage mais un programme politique. Sur l'autre versant, les jeunes loups du parti lassés du culte de la personnalité développé par Messali Hadj aux commandes depuis 1926 d'abord de l'Etoile nord-africaine puis du PPA (1937) et enfin du MTLD (1946) se sont insurgés contre un interminable leadership. Pour la première fois, ce n'était plus le dynaste qui naguère faisait et défaisait le comité central et toutes les instances dirigeantes qui a décidé en lieu et place des structures établies à cet effet (1953). Les militants ont choisi le doyen dont certains adorateurs collectionnaient les objets lui ayant appartenu ou même un poil de la barbe (authentique), a ouvert la crise entre les tenants de l'ordre ancien et ceux qui ont profané la statue du commandeur. La condamnation par les initiateurs du passage à l'action de cette dualité qui a mené vers un bicéphalisme mortel est sans appel. « C'est ainsi que notre mouvement national, terrassé par des années d'immobilisme et de routine, mal orienté privé du soutien indispensable de l'opinion populaire, dépassé par les événements, se désagrège progressivement à la grande satisfaction du colonialisme qui croit avoir remporté la plus grande victoire de sa lutte contre l'avant-garde algérienne ». Ni les messalistes, tout à la dévotion au chef qu'ils couvrent de myrrhe et d'encens ni les centralistes enlisés dans un sentiment parricide œdipien ne seront les salvateurs de l'idée d'indépendance. Les fondateurs du Front de libération nationale auteurs de l'appel, qui ont tenu à préciser qu'ils sont « indépendants des deux clans qui se disputent le pouvoir » se positionnent comme la troisième voie : « Devant cette situation qui risque de devenir irréparable, une équipe de jeunes responsables et militants conscients, ralliant autour d'elle la majorité des éléments encore sains et décidés, a jugé le moment venu de sortir le mouvement national de l'impasse où l'ont acculé les luttes de personnes et d'influence, pour le lancer au côtés des frères marocains et tunisiens dans la véritable lutte révolutionnaire ». A propos « des frères marocains et tunisiens », les auteurs de la proclamation n'ont pas manqué de « noter… nous avons depuis fort longtemps été les précurseurs de l'unité dans l'action, malheureusement jamais réalisée entre les trois pays ». Mais pour revenir à la détermination de ce groupe qui a pris sur lui de passer à l'action et d'engager le peuple dans son ensemble dans un processus irréversible au prix d'un sacrifice dont tout le monde devinait l'étendue connaissant la cruauté de l'occupant et la férocité du système colonialiste, mais personne la durée, il n'est fait référence aucunement aux moyens matériels dont disposait cette « armée de libération » bras armé du FLN. Il fallait oser braver la quatrième ou cinquième puissance du monde et lui demander de renoncer au fleuron de ses colonies en agitant sous son nez quelques fusils de chasse et de vieilles pétoires rescapées des casses de la Seconde guerre mondiale. Les moyens ? dit la déclaration « … tous les moyens jusqu'à la réalisation de notre but », se répond-elle comme pour se rassurer ! Aucune place n'est laissée au compromis. L'objectif est rien de moins que l'indépendance nationale par : 1) La restauration de l'Etat algérien souverain dans le cadre des principes islamiques. 2) Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de race et de confessions. Tout le programme politique, qui sera affiné plus tard par le Congrès de la Soummam, tient en une dizaine de lignes. C'est dire que l'action était l'objectif principal et que le pragmatisme en était le corollaire. Il ne s'agissait donc pas d'un clan, d'une famille ou d'une tribu qui appelait de toutes ses forces tout un peuple à l'action, mais des gens issus de ce peuple qui étaient conscients que « c'est là une tâche écrasante qui nécessite la mobilisation de toutes les énergies et de toutes les ressources nationales. Il est vrai, la lutte sera longue, mais l'issue est certaine ». [email protected]