Cette période charnière avait été marquée par la radicalisation d'un mouvement de décolonisation qui, sur le continent africain, avait déja abouti à l'indépendance de nombre de pays sans pour autant les soustraire à l'influence de l'ancienne puissance dominante. L'Algérie, qui avait arraché sa propre indépendance au prix d'une longue guerre de libération, avait fait d'entrée le choix stratégique d'aider à l'émancipation des peuples africains encore asservis. Et il s'en trouvait encore beaucoup dans ces années soixante-dix où les foyers de tension étaient à vif en Palestine occupée et au Viet-Nam qui était en guerre avec la plus grande puissance économique, industrielle et militaire du moment, les Etats-Unis d'Amérique. Alger, devenue « la Mecque des révolutionnaires », était alors la capitale qui offrait aux opprimés l'alternative d'une expression et d'une action qui n'était possible nulle part ailleurs dans le monde à un tel niveau de solidarité. Cette démarche, pour ne pas dire cette philosophie, était fortement légitimée par le fait que l'Algérie n'était subordonnée ni à l'URSS ni aux USA, mais qu'au contraire, l'Algérie s'appuyait dans un tel engagement sur un non-alignement dont Houari Boumediène avait pu s'imposer comme l'une des grandes figures emblématiques. C'est aussi au sein de cet espace que Houari Boumediène a forgé son image d'homme d'Etat d'abord reconnu par des pairs de la stature de Nehru, Nasser, Tito, Chou En Lai ou Fidel Castro qui étaient ses ainés dans le combat politique. C'est une dimension essentielle de l'évolution de cette personnalité qui martelait le crédo selon lequel la politique étrangère de l'Algérie était le reflet de sa politique intérieure. Houari Boumediène, après le 19 juin 1965 et le renversement du président Ben Bella, avait mis un certain temps avant de s'affirmer sur la scène internationale comme un interlocuteur crédible au regard de capitales qui ne voyaient en lui que l'artisan d'un pronunciamento. Sa conception du pouvoir tranchait de façon visible avec les démonstrations du discours populiste qui avait caractérisé les courtes années Ben Bella. En 1965, les vieux contentieux nés de la guerre de Libération, et notamment les querelles de leadership, ne pouvaient être vidés que dans la violence de l'histoire en train de se faire. La séquence du 19 juin 1965 aura été à cet égard une variante des luttes d'influence rémanentes dès la première émergence du mouvement national et Houari Boumediène avait été dans une large mesure l'héritier de Messali Hadj et de sa conception de Zaïm, le chef omipotent devant lequel tous les autres s'effacent. Houari Boumediène s'est approprié cette aura du Zaïm omniscient presque naturellement parce que dans le contexte de cette époque, ce n'étaient pas les arbitrages démocratiques qui faisaient la part des choses. Le procédé peut paraitre injustifiable mais ils ont imprégné profondément et durablement une société politique algérienne articulée autour de la figure du chef suprême. Houari Boumediène aura été dans un tel emploi dès le 19 juin 1965. Investi des pleins pouvoirs, il se trouvait à la tête d'un pays certes indépendant mais encore fragile en raison des dégâts terribles provoqués par 132 ans de colonialisme. Houari Boumediène, dont le nationalisme était manifeste, s'était érigé en tuteur, au sens protecteur du mot, d'un peuple mis à mal par un taux d'analphabétisme effroyable, mais dont la détermination avait été assez forte pour faire rempart à l'occupant français. Houari Boumediène était venu au pouvoir avec cette vision d'une justice sociale qu'il s'attachera à affiner dans une démarche plus globale avec l'institutionnalisation du trytique révolution agraire, industrielle et culturelle. Il avait aussi la volonté de reconfigurer économiquement le pays à la faveur d'une politique d'équilibre régional qui atténuerait les disparités entre pôles dévelloppés et démunis. Des projets grandioses comme le barrage vert ou le périmètre de l'Attouta ne devaient pas seulement, dans l'énoncé de leur mise en oeuvre, préserver le pays des dangers de la désertification, mais lui assurer une large part d'auto-suffisance alimentaire. La philosophie économique résidait alors dans le choix de la planifacation et dans le recours aux plans quadriennaux. De même que la médecine gratuite devait mettre une politique de soins au service de tous les Algériens. Au-delà de leur dimension romantique, de telles entreprises se heurtaient à l'épreuve du terrain. Ainsi les citoyens, tous statuts sociaux confondus, allaient faire leurs emplettes dans les mêmes Galeries algériennes et dans les Souk El Fellh, magasins d'Etat où riches et pauvres payaient leurs produits -quand il n'étaient pas sous pénurie- au même prix. Idem pour la médecine de proximité qui bénéficiait à toutes les classes indistinctement du revenu des uns et des autres. La question ne pouvait que se poser par ailleurs de savoir si la décision d'octroyer des salaires aux travailleurs de la terre était une option judicieuse. Pensée unique et grands chantiers Dès lors que les paysans étaient assurés d'une ressource constante, pourquoi iraient-ils déployer des efforts surhumains au travail de la terre et des champs ? Dans son essence, l'idée était généreuse mais elle se heurtait aux dysfonctionnements du terrain. La justice sociale ne profitait pas dans tous les cas à ceux auxquels elle était destinée. L'agriculture, bien que valorisée par le projet des mille villages socialistes, ne donnait pas le rendement escompté, au moment où les produits de large consommation, importés pour la plupart, étaient sous tension. Le monopole de l'Etat, dans une logique dirigiste, s'étendait jusqu'aux oeufs. Le quotidien des Algériens n'était pas brillant en dépit de la volonté avérée du pouvoir de financer la paix sociale. A telle enseigne que le mot de grève était proscrit du vocabulaire. C'est à ce niveau que se sont exercés les ravages de la pensée unique et de son corollaire repressif. Houari Boumediène, qui avait lancé une série de grands chantiers, dont la normalisation avec les pays voisins à travers la sécurisation des frontières et l'établissement de rapports de bon voisinage, qui avait atteint à une réelle stature internationale confortée par ses célèbres discours à l'ONU et au sommet de Lahore, n'avait pas pu aboutir à des équilibres comparables en interne. La nationalisation des hydrocarbures, décision éminemment politique, aurait par exemple dû aider à asseoir une activité industrielle plus induite et moins directement liée aux rendements exclusifs de la sidérurgie. Dans sa vision d'homme d'Etat, Houari Boumediène envisageait que l'Algérie puisse être, dans le cadre du Maghreb, l'égale de la Belgique dans le cadre de l'Europe alors naissante. Une vision qui ne pouvait pas aller sans la prise en compte des attentes des citoyens dont nul ne peut faire le bonheur contre leur gré. C'est en cela que le regard sur l'action de Houari Boumediène ne peut être que nuancé tant il est vrai que la part de réussite au plan international, qui est incontestable, n'a pas eu son pendant au plan national où les libertés, les droits politiques, n'ont pas constitué des priorités que laissaient espérer, enfin, les grands débats sur la charte nationale qui laissaient entrevoir chez Houari Boumediène une évolution significative. Il n'avait pas eu le temps de capitaliser cette posture politique en élargissant au droit d'expression la sphère des conquêtes démocratiques. C'est à l'aune de ces nuances que son itinéraire, certainement inachevé, peut être apprécié.