C'est sous son régime que commencèrent les premières campagnes d'arabisation. Aux yeux de tout le monde, le but avoué de cette politique linguistique, était d'appliquer la notion d'indépendance en remplaçant la langue officielle du colonisateur, le français, par une langue officielle et « nationale », l'arabe, restaurant ainsi la situation d'avant 1830 où la seule langue écrite était l'arabe (littéral). Mais la réalité a été que cette politique linguistique n'a pas été pensée en soi, mais utilisée comme un atout dans la lutte entre couches sociales opposées, pour la conquête de positions de pouvoir. L'enseignement en particulier a représenté un champ clos de luttes entre traditionalistes et modernistes dans un premier temps, puis il a été pris en otage par les islamistes dans leur lutte contre « l'Etat impie et corrompu ». Il faut rappeler dans ce contexte une autre vérité : Boumediène n'a jamais pu se libérer de l'emprise de la religion et de l'arabe coranique. Il avait reçu son instruction presque exclusivement en arabe classique dans les écoles coraniques de la région de Guelma, la médersa El Kettani (Constantine), et dans les universités théologiques de la Zitouna (Tunisie) et d'Al-Azhar (Egypte), un haut lieu du fondamentalisme musulman. C'était un arabisant et il voulait dans ce sillage plaire à ses adeptes. En tout état de cause, cette nouvelle politique, imposée au peuple, s'est davantage appuyée sur l'effet de « pouvoir » que sur l'adhésion « des couches sociales intéressées ». A été assujetti à l'arabisation ce qui était sous l'influence directe de l'Etat : l'enseignement, l'administration et l'environnement général, notamment les médias. En outre, les conditions de mise en oeuvre de cette option linguistique se sont faites dans un contexte d'improvisation, les mesures d'arabisation étant généralement prises dans une optique politique. Elles se sont donc traduites par un abaissement du niveau des études, par une carence pédagogique grave, une baisse de rendement dans les secteurs de l'administration, sans que le bénéfice en paraisse évident. C'est ce qui a entraîné sa perception comme une pression politique, et une régression technique. Elle s'est de plus accompagnée de l'imposition, par le biais de l'arabe, d'une islamisation souvent primaire et oppressive, parce qu'insérée dans un enjeu de pouvoir. La légitimité, que le pouvoir de Boumediène avait voulu obtenir à travers sa politique d'arabisation, a été en fait détournée au profit d'une manipulation de ces valeurs de fond que sont pour les Algériens l'Islam et la langue arabe. L'ère Boumediène avait permis en somme à la couche « arabisante » de la population de « profiter » de la politique d'arabisation afin de prendre le contrôle de leviers importants en Algérie tels que l'éducation nationale et une partie de l'administration. En effet, dès les premiers jours de l'indépendance, en 1962, le groupe partisan de l'arabisation a mobilisé les Algériens de culture arabe dominante, qui voulaient faire leur percée au sein d'un encadrement massivement francophone. Etudiants issus des écoles coraniques, intellectuels provenant des universités arabes, de formation souvent religieuse ou littéraire, ils définissaient ainsi leur dogme : « N'est "arabisant" qu'un Algérien formé dans un pays arabe. » Haro sur le bilinguisme Sous le règne de Boumediène, l'arabisation a été menée à coups de commissions, campagnes et autres décrets multiples. De l'avis de nombreux acteurs politiques, Boumediène mène le pays avec son système d'arabisation « à la catastrophe ». Il ira même plus loin dans sa logique destructrice. En 1967, il interdit les écoles privées, rendant la tâche difficile à l'élite sociale qui voulait maintenir ses enfants dans le bilinguisme. L'arabisation a d'abord commencé dans l'enseignement : La langue arabe a été introduite progressivement, jusqu'à y être généralisée ; l'enseignement du français y a toutefois été maintenu à partir de la quatrième année, mais dans des conditions pédagogiques défectueuses. L'enseignement secondaire a été arabisé matière par matière, à partir de 1966, jusqu'à aboutir à une version uniquement arabe du baccalauréat. L'enseignement supérieur a d'abord été arabisé dans les sciences humaines. Finalement pressé par l'arrivée de bacheliers exclusivement arabophones, il est passé lui aussi à l'arabisation jusque dans les disciplines scientifiques. Par contre, les instituts de formation supérieure dépendant des ministères autres que l'Education nationale ont généralement poursuivi leur formation en français, parfois en anglais. En revanche, dans le primaire et le secondaire, faute de professeurs qualifiés, l'arabisation se traduisit par une régression de la qualité de l'enseignement. Le drame était tel que les bacheliers arabophones passaient leur première année de faculté à décrypter les polycopiés et étaient contraints de redoubler lorsqu'ils commençaient à peine à maîtriser le vocabulaire français. Pour ce qui est de l'enseignement de l'arabe, et pour remédier aux manques en matière d'enseignants, l'Algérie a fait appel aux « pays frères », notamment l'Egypte, la Syrie et l'Irak. Ceux-ci expédiaient en masse des instituteurs militants, souvent proches des Frères musulmans. De l'aveu même du défunt Mahfoud Nahnah, c'est sous leur influence que la jeunesse algérienne a pu s'imprégner des valeurs islamiques. Plus tard, et ce n'est pas un secret, le FIS récoltera ce qu'ils ont semé dans les écoles. En 1976, ce fut l'arabisation de l'affichage avec les noms de rues et des plaques d'immatriculation. Puis, le vendredi fut déclaré « jour de repos hebdomadaire » à la place du dimanche. Le 10 décembre 1976, Houari Boumediene, candidat unique à la présidence, fut réélu avec 99 % des voix et durant cette même année, il confisquera le fichier amazigh qui contenait un ensemble de publications sur des recherches amazighes écrites en alphabet latin. Dans l'administration, une ordonnance de 1968 a contraint les fonctionnaires à apprendre l'arabe dans un délai de trois ans. Cependant, les hauts fonctionnaires s'en firent dispenser par décret. Dans les médias, c'est surtout la radio et la télévision qui ont été marquées par l'arabisation. Le résultat, selon de nombreux témoignages, en fut que leur message devint incompréhensible pour une grande partie de l'opinion algérienne non préparée à cette nouvelle donne. L'arabisation devint donc l'option fondamentale de l'éducation nationale et Boumediène avait été très clair et intransigeant à ce sujet en déclarant que l'enseignement, même de haut niveau, ne peut être réel que lorsqu'il est national, et que la formation, fût-elle supérieure, demeure incomplète si elle n'est pas acquise dans la langue du pays qui est l'arabe. Cela peut même constituer, renchérit-il, un danger pour l'équilibre de la nation et l'épanouissement de sa personnalité. Il peut également engendrer des déviations qui risquent d'entraver une saine et valable orientation. Une mesure « démagogique » En novembre 1968, Boumediene affirme que « l'arabisation ne peut être réalisée avec le seul concours de l'Etat. D'autres efforts doivent émaner également de l'élite arabisée [...]. Les mosquées sont à la disposition de ces élites pour alphabétiser et inculquer l'arabe aux adultes ». A l'unanimité, les observateurs feront le constat que la politique d'arabisation prônée par Boumediène, et qui s'est poursuivie inlassablement, a eu un impact négatif sur la vie des Algériens, suscitant une double résistance et de profondes tensions dans la population. Une hostilité est venue en premier lieu des milieux francophones. Ne pouvant s'exprimer ouvertement sans être taxée de « hizb frança » (parti français), cette tendance a souligné la baisse de niveau scolaire et l'inadaptation de l'appareil technique et administratif à l'expression en langue arabe. Ces tensions aboutirent également à des heurts parfois violents entre les étudiants, comme en mai 1975, à Alger et à Constantine. La décision d'instaurer l'arabisation a été qualifiée par certains d'aberrante, de dangereuse et de démagogique. Selon certains analystes, elle était un moyen habile de couper 30 millions de langues algériennes tout en tentant de s'attacher la sympathie des islamistes. C'était aussi une mesure efficace pour essayer d'étouffer les revendications linguistiques berbères (tamazight pour le Nord, tamasheq pour le Sud, chaoui pour l'Est) et de marginaliser une population de cadres francophones. Cependant, vu les résultats négatifs de sa politique d'arabisation, Boumediene fait une petite pause et tente vainement de sauver l'école algérienne en faisant appel à Mostefa Lacheraf pour réformer le système éducatif, et ce, en faisant du bilinguisme l'axe autour duquel devra s'articuler cette adaptation. De culture à la fois arabe et française, cet historien de formation s'était souvent opposé à Ben Bella. En 1977, Lacheraf, soulignait que « ce n'est pas la langue arabe qui est en retard, ce sont ceux qui l'ont rétrogradée, maintenue parfois dans l'infantilisme et en ont fait un objet de chantage inadmissible ». A la mort de Boumediène, en 1978, Lacheraf est démissionné, et le bilinguisme enterré. Le successeur de Boumediène, Chadli Benjedid, plus enclin à subir les pressions des islamo-conservateurs du FLN, cherche à évincer le français. Mais triste a été le constat ! L'université algérienne, considérée jusqu'alors comme la meilleure du continent africain, voit partir pour d'autres cieux ses meilleurs diplômés. Ce sont, en effet, quelque 10 000 enseignants et chercheurs qui, depuis 1980, ont quitté l'Algérie pour la France, le Canada ou les Etats-Unis. L'école algérienne ne sait plus sur quel pied danser. La politique linguistique en Algérie obéit depuis toujours à des objectifs idéologiques et politiques. En revanche, les autorités n'ont jamais manifesté aucune préoccupation pédagogique, aucune recherche ou réflexion en profondeur sur le sujet. Le résultat est là aujourd'hui : l'Algérie souffre de tous les maux.