Rachida, 29 ans, est le pendant féminin de Rachid comme la concordance de leurs prénoms l'indique, quoiqu'avec des fortunes inégales. Jolie blondinette au visage poupin, elle paraît très épanouie, et elle a le caractère bien trempé. Pourtant, Rachida souffre. En silence. Elle refoule le mal qui la ronge comme une frontière mal digérée. Rachida n'a rien d'une « harraga » comme on l'entend ici, en Algérie. Elle n'a pas fait de traversée dans une barque. Elle est partie en Italie moyennant un vrai-faux contrat, contrainte par une situation sociale difficile. C'était en décembre 2003. « J'avais payé ce contrat 7 millions de centimes. J'y ai mis toutes mes économies, et j'ai dû m'endetter. C'était un contrat d'embauche d'une durée de neuf mois pour un travail saisonnier dans une exploitation agricole », raconte Rachida. En Italie, elle découvre l'enfer du rêve : « J'ai trimé comme une esclave. Quand tu veux travailler dans une activité hallal, tu rames. J'aurais pu choisir la facilité comme de me faire maquer par un Italien. Certaines n'hésitent pas à tremper dans le stupre, la prostitution et la drogue. Moi, j'ai choisi la voie honnête. » Rachida se retrouve dans une situation délicate où ses gains sont à peine suffisants pour lui permettre de s'acquitter de son loyer et de son ordinaire. Au terme de deux ans de souffrance entre pression familiale, harcèlement sexuel de la part de patrons italiens indélicats et autres avanies, Rachida finit par être débusquée suite à une descente de la police dans l'atelier d'emballage où elle travaillait. Elle se voit embarquée dans le premier vol Milan-Casa au milieu d'autres expulsés, après avoir subi un traitement humiliant. « On a pris mes empreintes comme une vulgaire criminelle. J'ai eu droit à un interrogatoire en détail. J'étais rongée par la honte. J'étais révoltée. J'ai dit à la police qu'ils devraient plutôt enquêter sur les patrons italiens qui font un business avec nos vies. Ils nous établissent des contrats fictifs et ne régularisent pas notre situation. Ce sont des profiteurs, des suceurs de sang. » Rachida revient à Khouribga fin 2005 « sans le moindre sou ». Un échec qu'elle vit comme un calvaire redoublé, et beaucoup de culpabilité. Son tort est d'être revenue bredouille, sans le prestige de « l'émigré estival ». Dans une société traditionnelle, cela induit un changement de statut. Une fille migrante est suspectée de tous les vices. « Cela fait deux ans que ça dure, et je suis encore traumatisée. Je ne peux pas affronter les gens. Je suis devenue complexée. J'ai reçu une attestation de l'AFVIC et je m'arrangeais pour cacher l'entête pour qu'on ne voie pas ‘‘immigration clandestine''. Chaque fois qu'on me voit : ‘‘marjaâtiche ? meskina'' (Tu n'es pas retournée là-bas ? Oh la pauvre !). ‘‘Matzaouajtiche ? Meskina'' (Tu ne t'es pas mariée ? Oh la pauvre !). Si un homme vient demander ta main, quand il apprend que tu es expulsée, il recule. Pourquoi elle a été refoulée ? Une fille de bonne famille n'est pas censée créer des problèmes. Pour eux, forcément, tu as dû toucher à la drogue ou je ne sais quoi. De ma vie je n'ai consulté de chouafa (voyante) et maintenant, je vais voir les chouafate juste pour savoir qui m'a dénoncée à la police. J'aurais voulu mourir qu'accepter un tel sort. Notre société est cruelle. C'est ancré dans les mentalités. »