La crise que nous traversons en ce début de millénaire va au-delà de l'économique, c'est une crise de valeurs qui remet en cause les fondements mêmes de cette civilisation marchande à l'agonie. Les individus dédaignant toute transcendance religieuse et toute utopie se trouvent livrés à eux-mêmes, soumis au règne de l'éphémère. Leurs identités en perpétuelle redéfinition n'étant plus cadrées par un moule collectif deviennent volatiles. Cette identité éclatée née avec ce qu'on s'accorde à appeler la seconde modernité pousse l'individu à se chercher sans cesse de nouveaux repères. Chacun se crée son propre récit auquel il adhère et qui lui donne cet élan vital si nécessaire. Or, cette quête permanente et ce flottement des repères sont si épuisants qu'ils se traduisent par ce que le sociologue Alain Ehrenberg nomme la fatigue d'être soi. Cette difficulté à se définir, à se donner un sens se traduit chez bon nombre de personnes par un déficit de l'estime de soi. Une faille identitaire qui sera vite récupérée par le management. En effet, dans le monde du travail, c'est la performance qui vient combler ce vide existentiel. Des travailleurs totalement désolidarisés, ayant rompu tout lien avec le collectif entrent en compétition. Les plus fragiles, incapables de répondre aux exigences et aux normes imposées, sont systématiquement marginalisés et culpabilisés. Ce qui était traditionnellement vécu comme un rapport de force entre groupes sociaux est actuellement vécu comme une tare personnelle. Cette psychologisation de la vie sociale débouche sur ce que Claude Dubar appelle des individualisations négatives. Des désespérés dont le nombre ne cesse de gonfler en ce temps de crise, totalement désorientés et ayant perdu tout repère plongent dans une angoisse existentielle insupportable conduisant souvent au suicide. Selon une étude faite par des chercheurs de l'université de Zurich, publiée par The Lancet Psychiatry, 45 000 suicides dus au chômage ont lieu annuellement dans 63 pays. La mort physique se présente comme une concrétisation d'une mort sociale devenue insoutenable. Mais la haine de soi a vite fait de se muer en haine de l'autre. Qui ne se souvient de la tuerie de Nanterre survenue en 2002 ? Avant de commettre son forfait, Richard Durn écrit une lettre-testament dans laquelle il dit en substance : «Je vais devenir un serial killer, un forcené qui tue. Pourquoi ? Parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir seul, alors que j'ai eu une vie de merde, je veux me sentir une fois puissant et libre». La mort, ultime remède, se présente comme un acte libérateur, une réminiscence en quelque sorte d'un idéal romantique morbide. Suicides et crimes de masse se multiplient de manière alarmante. Une tuerie de masse par jour aux Etats-Unis, plus de morts que par le terrorisme, affirme le Nouvel Observateur. D'après la chaîne de télévision NBC, 3046 Américains sont morts dans des attaques terroristes entre 2001 et 2014, alors que pour la même periode 153 000 ont été victimes d'homicides commis gratuitement par des forcenés. Or, les médias ne focalisent que sur les attentats terroristes islamistes, une manière comme une autre de conjurer magiquement le mal en l'imputant à une lointaine barbarie. Non, Thanatos est omniprésent, tapi dans le moindre recoin de nos êtres. Le massacre d'Oklahoma City en 1995 et celui d'Oslo en 2011, pour ne parler que de ceux-là, sont bien là pour nous rappeler qu'une folie meurtrière semble s'emparer sans distinction de l'ensemble de la planète. Ce déni de soi et du monde est la manifestation extrême d'une crise identitaire généralisée. De telles failles identitaires insupportables seront toutefois colmatées dans la précipitation par un mouvement régressif vers les origines. Régionalisme, confessionnalisme, ethnocentrisme sont autant de refuges illusoires où viennent s'engouffrer tous ces laissés-pour-compte d'un monde complètement déboussolé. L'éclatement est tel que les nations risquent à tout moment d'imploser, ébranlées par la multiplication des revendications séparatistes : Ecossais au Royaume-Uni, Flamands en Belgique, Catalans en Espagne, Kurdes en Irak… Les clivages ne s'inscrivent plus dans une logique d'antagonisme de classes centré sur «l'avoir» (salaires/plus-value) mais dans une logique d'exclusion où l'affirmation de soi ne vaut que par la négation sinon l'élimination de l'autre en raison de son ethnie ou de sa confession. C'est dans cet ordre d'idées que des foyers néofascistes éclosent un peu partout en Europe occidentale et en Europe de l'Est. Dans le monde arabe, la crise identitaire est d'autant plus profonde qu'elle associe aux effets de l'hypermodernité un sentiment persistant d'humiliation lié à la décomposition et au dépeçage de l'Empire ottoman par les armées coloniales européennes. Les formations islamistes ont été au départ des mouvements de contestation luttant contre la sécularisation envahissante imposée par l'Occident colonial. Elles revendiquaient principalement le rétablissement du califat et de la juridiction de la charia. Mais ce mouvement finira par être récupéré par l'empire naissant étasunien au nom d'une «sainte alliance» monothéiste contre un prétendu athéisme bolchevique. En 1953, une délégation de notables musulmans est invitée aux Etats-Unis. Elle est reçue par le président Dwight Eisenhower. Celui-ci s'adresse à ses invités en ces termes : «Notre foi en Dieu devrait nous donner un objectif commun : la lutte contre le communisme et son athéisme». Saïd Ramadan, gendre de Hassan Al-Banna, fondateur du mouvement des «Frères musulmans» faisait partie de la délégation. Il sera désormais l'acteur principal de la guerre d'usure menée contre le régime nassérien et contre tous les régimes et courants politiques progressistes du monde arabe. Mais l'embrigadement ne s'arrêta pas là. Américains et Saoudiens s'emploieront à partir des années 70' à répandre l'extrémisme wahhabite partout dans le monde arabo-musulman. Du Pakistan au Maroc, écoles coraniques, associations caritatives, mosquées, chaînes de télévision se consacraient à coups de milliards de dollars à l'endoctrinement et au recrutement des jeunes djihadistes qui iraient se battre contre les soviétiques en Afghanistan, puis contre les Serbes en Bosnie. Une stratégie qui s'avère payante. Une armée sous fausse bannière déterminée et fanatique a pu ainsi provoquer l'implosion de l'URSS et la mise au pas de la Serbie à moindre coût. Il n'en fallut pas plus pour que pareille stratégie ne soit adoptée de manière systématique dans les guerres menées actuellement contre le monde arabe par les Etats-Unis et leurs vassaux. Après l'invasion de l'Irak et l'avènement du «Printemps arabe», les djihadistes cessent de diriger leurs armes contre des ennemis extérieurs pour les retourner contre leurs propres pays, leurs propres populations. L'objectif des commanditaires ne se limite plus à ébranler les fondements d'un Etat mais consiste à pousser ostensiblement des sociétés entières à l'autodestruction. Ce nouvel art de faire la guerre n'eût été possible sans la conjugaison d'un ensemble de facteurs qui ont aidé à sa mise en œuvre. En effet, la radicalisation n'aurait jamais atteint de nos jours une telle ampleur n'étant le mal existentiel endémique qui frappe une partie de la jeunesse mondiale associé au développement vertigineux des moyens de communication. A l'opposé des djihadistes des annees 80', formés idéologiquement et militairement, aujourd'hui des jeunes de tout bord se radicalisent en quelques jours, en privé, hypnotisés par leurs écrans. Leur rapide conversion ne se fonde que sur quelques rudiments religieux ; une génération spontanée de terroristes que favorise le terreau fertile des réseaux sociaux sur internet. Le psychanalyste Fethi Benslama pense que les analyses sociologiques globalisantes ne sont pas en mesure de rendre tout à fait compte de la complexité d'un tel phénomène. Il précise que les recruteurs ciblent principalement des jeunes dépressifs souffrant d'un profond déficit narcissique. L'offre de radicalisation, car c'est bien une offre, propose à ces derniers une mission héroïque au service d'une cause sacrée, leurs failles sont alors colmatées comme par magie. Armés d'une pareille prothèse identitaire, ils franchissent le Rubicon… Or, ce vernis islamique dont se griment toutes ces âmes perdues a vite fait de s'écailler, laissant transparaître la pulsion de mort qui n'a cessé de les tourmenter. Le chant des sirènes des gourous de la secte wahhabite n'a fait en réalité que décupler leur haine de soi et du monde. Des dizaines de milliers de combattants mi-mercenaires mi-fanatiques venus de plus de 80 pays dévastent depuis 2011 la partie la moins conciliante du monde arabe. Déferlant de tous les coins et recoins de la planète, de langues et de cultures différentes, ils sont mus par un furieux désir de sacrifice. La mort de soi et des autres se présente comme l'ultime réponse à l'inanité de leur existence. Ce culte de la mort est essentiellement l'expression d'un nihilisme hypermoderne. Selon Bernard Stiegler, cette vague de haine qui secoue le monde est à mettre sur le compte de la disruption. Celle-ci consiste en une rupture brutale provoquée par le rythme insoutenable des innovations apportées par les nouvelles technologies. En effet, à chaque fois que dans l'histoire s'opère une révolution technologique, elle s'accompagne de sérieux bouleversements sociaux. Le World Wide Web avec son milliard de sites internet, ses cinq milliards de smartphones et ses réseaux sociaux vient parachever le travail de désindividuation et de massification entamé depuis quelques décennies par le cinéma et la télévision. C'est dans ce Far West virtuel que le capital, complètement désinhibé, va élire domicile, piétinant sans vergogne les règles sociales les plus élémentaires. Envoûté par ses fétiches évanescents, infantilisé, uniformisé, grégaire, l'individu croule sous le poids d'une double faillite économique et symbolique. Stimulé par un marketing de plus en plus agressif qui vise son inconscient, il s'oriente toujours vers plus de consommation compulsive. La libido en tant que mécanisme de sublimation et donc d'investissement social cède la place à l'hégémonie des pulsions. C'est ce processus de désublimation qui plonge ainsi le sujet contemporain dans les illusions d'une immédiateté pulsionnelle balançant entre manque et ennui. Tout se passe en effet comme si le consommateur cherchait désespérément à combler une béance qui ne cesse de s'approfondir. Une totale addiction qui finit par tuer le désir. «Il n'y a rien de plus dangereux que la destruction du désir», affirme Bernard Stiegler : c'est la psychose comme fait social massif. Des gens qui souffrent de leur désir, c'est la névrose, des gens qui souffrent de ne plus avoir de désir, c'est la psychose. C'est aujourd'hui un phénomène mondial et de masse, compensé par l'hyperconsommation. Plus cette consommation addictive compense la perte de désir, plus elle entretient cette perte. Un cercle vicieux qui conduit de plus en plus de gens à un total désespoir. Quand l'immédiateté pulsionnelle exclut toute forme d'investissement social que permet la libido, elle ouvre la voie à la pulsion de mort. Quand il n'y a plus rien, ni modèle politique, ni utopie, ni espoir, ni solution et que les représentations du possible s'arrêtent, on s'achemine inéluctablement vers la destruction de soi et des autres. Comment expliquer sinon cette obsession du suicide et du massacre qui caractérise notre époque ? Quand le Norvégien Anders Brievik trucide de sang-froid 76 jeunes, quand l'Allemand Andreas Lubitz s'écrase avec son avion entraînant avec lui la mort de 149 personnes, quand un sexagénaire américain se donne la mort après avoir massacré, à Las Vegas, une soixantaine de ses compatriotes et en avoir blessé plus de cinq cents, quand les tueries perpétrées par l'armée birmane provoquent l'exode massif de la minorité musulmane des Rohingya, quand de jeunes Européens de souche ou d'origine maghrébine se transforment soudainement en coupeurs de têtes, on est frappé par la convergence des obsessions mortifères qui animent des gens aussi différents. Cette hantise morbide de l'épuration vise non seulement l'ethnique et le confessionnel, mais cible l'ensemble de la société et prend l'allure d'une guerre de tous contre tous. Cette aspiration à la destruction de tout, autant par haine de l'autre que par dégoût de soi ne peut avoir pour nom que le nihilisme. Ce désespoir généralisé, reflet d'un monde en plein désordre économique, social et symbolique marque l'échec cuisant de l'idéologie du progrès et de l'économie néolibérale. Nous nous trouvons aujourd'hui pris dans le tourbillon d'une crise du sens où tous les repères semblent perdus. La mise à mort du salariat due à l'introduction des nouvelles technologies dans les circuits de production pousse des masses de plus en plus importantes de chômeurs au désespoir le plus total. En même temps, face à la réduction de leur part de la plus-value, les investisseurs préfèrent se tourner vers la spéculation financière. Ils ne font en fait qu'ajourner la crise par toutes sortes de subterfuges qu'offre l'économie fictive. Incapable de reconnaître sa stérilité, le capital invente la chimère du crédit et de l'endettement, s'adonnant ainsi à une autophagie délirante. La crise de 2008 n'a finalement servi à rien et l'automate poursuit malgré tout sa course insensée. A l'anomie hypermoderne de ce début de siècle répond le nihilisme dévastateur de tous ces laissés-pour-compte d'un ultralibéralisme de plus en plus envahissant. Ainsi nihilisme et néolibéralisme ne cessent de soumettre le monde à leur furie anomique. Cette descente aux enfers devient d'autant plus préoccupante lorsque de toutes parts des scientifiques affirment que la Terre est entrée depuis un bon moment dans une nouvelle ère géologique : l'anthropocène. En effet, l'homme a modifié son environnement à un point où il ne lui serait prochainement plus possible de survivre. Or, selon le sociologue Andeas Malm, ce ne serait pas l'activité humaine en soi qui menace de détruire notre planète, mais bien l'activité humaine telle que mise en forme par le mode de production capitaliste. Nous ne serions donc pas à «l'âge de l'homme» comme le sous-tend le concept d'Anthropocène, mais bien à «l'âge du capital». Pour de nombreux spécialistes, l'humanité doit impérativement sortir au plus vite du capitalocène si elle tient à sa pérennité. Face à toutes ces impasses, le monde s'engage dans un mouvement régressif généralisé. C'est comme si depuis l'implosion de l'URSS la nature reprenait tous ses droits. Le dépérissement de l'Etat-providence et le retour progressif du capitalisme sauvage du XIXe siècle constituent une tentative désespérée de remettre sur pied une économie de marché chancelante. Le démantèlement de la Yougoslavie pendant les années 90' ouvre un nouveau cycle de guerres sanglantes mettant à feu et à sang les Balkans, l'Afghanistan, l'Irak, la Libye, la Syrie, le Yémen et le reste suivra probablement… Le dépeçage de l'ex-URSS a permis de son côté l'encerclement de la Russie alors que les intrusions de plus en plus hasardeuses, de plus en plus risquées de l'armée américaine en mer de Chine méridionale visent l'étranglement de l'Empire du Milieu. Une ruée vers l'Est qui s'inscrit dans la continuité des 200 guerres livrées depuis 1945 par l'Occident afin de maintenir son hégémonie sur l'ensemble planétaire avec près de 41 millions de morts et des centaines de millions de blessés et de déplacés. Cette ruée vers l'Est fait penser aux théories géopolitiques d'un Mackinder ou d'un Spykman, le premier croyait que celui qui contrôlerait le Heartland (l'Eurasie) dominerait le monde, le second pensait au contraire que le contrôle du Rimland (Europe occidentale, Moyen-Orient, Chine) permettrait cette domination. Si Hitler en envahissant l'Union soviétique pendant la deuxième guerre mondiale s'inspirait de la théorie de Mackinder, Roosevelt adhérait quant à lui à la thèse de Spykman. Les stratèges états-uniens actuels, plus gourmands, visent à la fois le Heartland et le Rimland. Une pareille fureur expansionniste s'inscrit dans le continuum historique d'une modernité conquérante dont les Lumières ne cessent depuis deux siècles d'embraser le monde. En ce début de millénaire, une guerre mondiale qui ne dit pas son nom est en train de ravager le Moyen-Orient. Alors que les guerres inter-étatiques européennes avaient pour objectif la consolidation des Etats-nations, les conflits intraétatiques actuels visent au contraire la dislocation des nations. Des guerres fratricides déchirent depuis des années des régions entières de l'Asie et de l'Afrique. En Europe, après l'implosion de l'URSS et de la Yougoslavie le phénomène semble toucher même des pays occidentaux tels que l'Espagne ou encore l'Ecosse. L'Etat-nation que Hegel plaçait au summum de l'Histoire serait-il donc tombé en désuétude sous les coups de boutoir de la mondialisation ? Il faut dire que la globalisation d'un côté et le dépérissement de l'Etat-providence de l'autre ont fini par ébranler ce modèle politique. Or, pour le politologue J. F. Bayart(9) croire que les Etats-nations sont de plus en plus repliés sur eux-mêmes, se désagrégeant face à une mondialisation envahissante n'est que pure illusion. Au contraire, depuis deux siècles les Etats-nations ne font que proliférer au fur et à mesure de l'extension du marché mondial. Cette universalisation de l'Etat-nation résulte de la décomposition de l'Empire austro-hongrois, de l'Empire ottoman ainsi que des Empires coloniaux britannique et français. Le passage d'un monde d'Empires tolérant la diversité à un système international d'Etats-nations imposant aux peuples l'unité culturelle a complètement bouleversé les relations internationales. Du Printemps des peuples au XIXe siècle au Printemps Arabe actuel, la globalisation se présente comme une triangulation entre trois processus synergiques : l'intégration d'un certain nombre de marchés, l'universalisation de l'Etat-nation et la montée des identitarismes. L'Etat n'est nullement la victime de la globalisation, il en est plutôt le produit et l'outil répressif, la définition ethno-confessionnelle de la citoyenneté dont la purification ethnique est le mode opératoire en est l'expression idéologique majeure. Bayart qualifie cette triangulation de matrice nationale-libérale, nationale pour le petit peuple, libérale pour les riches. C'est au moyen d'un tel oxymore que les élites réussissent à mystifier et à manipuler les masses en exaltant leurs fantasmes identitaires. Tel était le cas du peuple allemand sous le règne du national-socialisme. Fragilisés par leur ethnocentrisme séculaire, abusés par une armada de médias-mensonges, une partie de plus en plus importante des peuples occidentaux se laisse encore une fois prendre au piège. Après un répit de quelques décennies marquées par des clivages sociaux et politiques autour de valeurs de liberté et d'égalité, voilà que ressurgissent les vieux démons du fascisme. Pour l'historien Enzo Traverso, les nouveaux visages du fascisme sont une réponse régressive dans un monde désenchanté en panne d'utopies, qui se nourrit de promesses fantasmées d'un passé mythifié. C'est selon cette logique que sionisme chrétien, sionisme religieux juif et wahhabisme ne cessent depuis des décennies d'incarner cette régression mythifiée en promouvant l'idéologie de la fin des temps. De plus en plus d'adeptes de l'eschatologie ont tendance à se considérer comme le dernier bastion des témoins de Dieu dans une humanité en perdition. Seul le retour du Messie est en mesure de faire régner la paix et la prospérité une fois le monde purifié du mal qui l'habite. C'est ainsi que sortis tout droit des Ecritures, les cavaliers de l'apocalypse s'emparent avec fracas du réel et partent chacun de son côté à la chasse de son antéchrist. Si les sionistes juifs et chrétiens s'emploient depuis plusieurs décennies à vider la Palestine de ses habitants pour créer leur «Terre Promise», Daech et ses avatars massacrent de leur côté Irakiens, syriens, yéménites et Libyens pour préparer à l'avènement de l'Apocalypse. L'idéologie de l'épuration ethnoreligieuse s'empare par ailleurs des néo-fascistes européens qui font du musulman leur bouc émissaire du moment. On est en réalité en présence d'une sorte de front uni sioniste-wahhabite-néo-fasciste qui vise tout simplement la dislocation du monde arabe, les quelques attentats perpétrés en Europe ne sont là que pour mieux brouiller les pistes et susciter la peur. Cette stratégie du chaos que l'Occident n'a cessé d'asseoir semble aujourd'hui atteindre son point culminant. En effet, le catastrophisme apocalyptique ne cesse de prendre de l'ampleur avec la montée en puissance de la nébuleuse évangélique. C'est la religion qui connaît la plus forte progression dans le monde. Le nombre des adeptes dépasse actuellement le demi-milliard. Dans un pays comme la France, les évangéliques sont passés de 50 000 fidèles en 1950 à 600 000 aujourd'hui. Prosélytes, ils n'hésitent pas à utiliser les techniques du marketing pour convaincre, leurs cultes aux allures de shows galvanisent les foules et rapprochent des gens qui fuient leur solitude et leur vide existentiel. Le phénomène semble gagner le monde entier et s'implante même dans des contrées lointaines telles que l'Afrique, le Moyen-Orient, la Chine et l'Inde, si bien que certains penseurs n'hésitent pas à parler d'un réenchantement du monde. Or, lorsqu'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que cette communion avec l'Eternel à travers la musique, la danse et la fraternité joyeuse n'est là que pour mieux cacher la nature ô combien sombre de ce courant religieux. Un prosélytisme virulent anime cette secte pressée d'évangéliser le maximum d'humains avant la bataille finale d'Armageddon. Après avoir eu raison des théologiens de la libération en Amérique latine, les évangéliques conduisent aujourd'hui une double offensive contre les catholiques et contre les musulmans. Ils fournissent désormais le principal encadrement politique aux Etats-Unis et étendent leur influence dans le monde via leur armada de missionnaires. Une véritable multinationale de la manipulation religieuse qui en tant que telle développe des stratégies de marketing et de conquête. L'instrumentalisation de l'évangélisme aux côtés du wahhabisme constitue actuellement l'élément central de la politique étasunienne au Proche-Orient. Les médias occidentaux qui ne cessent d'accuser les islamistes de tous les maux restent absolument discrets sur les agissements sordides des missionnaires évangéliques dans le monde arabe. Les évangéliques, qui s'inscrivent dans le mouvement des chrétiens sionistes, prétendent que la création d'Israël est l'accomplissement de la prophétie biblique annonçant le retour du Messie. Ils se donnent ainsi pour mission l'épuration ethno-confessionnelle de la Palestine historique pour la repeupler de juifs ramenés des quatre coins de la planète à coups de milliards de dollars. Pour ces adeptes de la fin des temps il n'y a ni solution à deux Etats, ni même l'ombre d'un Palestinien foulant leur prétendue «Terre Promise». Ils continuent au mépris de tous d'injecter des sommes colossales pour poursuivre la colonisation de la Cisjordanie. Leurs tentatives d'évangélisation du monde arabe visent en particulier les minorités chrétiennes mais aussi certaines communautés musulmanes dont les origines ethniques pourraient servir à des projets sécessionnistes et anti-arabes : c'est le cas avec les Kurdes d'Irak et de Syrie, mais aussi avec les Kabyles et les Berbères en Algérie et au Maroc. Bien entendu, cette action de prétendue évangélisation, encouragée, financée et protégée par le gouvernement de Washington ne vise en réalité que la déstabilisation et l'affaiblissement des pays arabes. Ainsi, derrière ce rideau de fumée fait d'émotions, de miracles et d'exorcisme, le messianisme des évangéliques ne cesse de prospérer, multipliant le nombre de ses adeptes, tous ces laissés-pour-compte d'un néolibéralisme en plein délire. En ces temps du réenchantement factice, messianisme kabbalistique et évangélisme, tous les deux apocalyptiques, s'en vont en guerre contre Arabes et musulmans pour hâter la venue du Messie. Il faut cependant préciser qu'au moment de la création d'Israël, le sionisme était politique, c'est seulement après la guerre des 6 jours que le sionisme religieux juif, en sommeil depuis le début du XIXe siècle, s'est subitement réveillé entraînant à sa suite l'éveil du sionisme chrétien. C'est ainsi que pendant le premier congrès sioniste chrétien qui a eu lieu à Bâle en 1985, 600 délégués chrétiens de 20 pays différents ont appelé à reconnaître l'aspect prophétique de la création de l'Etat d'Israël. Le congrès a appelé par ailleurs à reconnaître Jérusalem comme ville éternelle offerte par Dieu au peuple juif. Ainsi fut scellée la sainte alliance des deux peuples élus, annonçant le commencement de la nouvelle ère judéo-chrétienne. Aujourd'hui, l'AIPAC et les églises évangéliques sont si puissants qu'ils tiennent toute la classe politique étasunienne en otage. La situation est telle qu'on finit par se demander si vraiment on a affaire à une démocratie ou alors à une théocratie déguisée. A partir des années 70' le poids de l'électorat évangélique est tel que des présidents comme Reagan, Bush ou alors Trump n'auraient jamais atteint la magistrature suprême sans le soutien de ce mouvement sioniste chrétien. Reconnaissant ou alors par crainte, défiant le monde entier, Trump reconnaît Jérusalem comme capitale éternelle de l'Etat d'Israël ! Et pourquoi pas comme capitale planétaire du Nouvel ordre mondial comme le propose Jacques Attali ! Comme pour narguer les Palestiniens, le président étasunien choisit de transférer son ambassade à Jérusalem le 14 mai, jour anniversaire de la Nakba. Et pour fêter l'heureux événement, la soldatesque sioniste s'est amusée à tirer comme des lapins de jeunes manifestants à Ghaza, tuant plus de 60 personnes et blessant plus de 2700. Un vrai carnage ! Il faut dire que depuis plus de trente ans, la géopolitique occidentale semble s'embourber jusqu'au cou dans les mythes messianiques. Le choc de civilisations n'est en fait que la concrétisation des prophéties messianiques où sionistes juifs et sionistes chrétiens tiennent le beau rôle. Il ne reste alors qu'à donner corps à l'antéchrist. C'est le wahhabisme, cette hérésie schismatique devenue l'idéologie des égorgeurs de Daech qui a été choisi pour remplir cette sale tâche. Sa mission principale est d'éclabousser l'islam. Depuis les années 70', des troupes wahhabites formées, encadrées, financées et armées par les Etats-Unis et leurs vassaux du Golfe constituent l'armée sous fausse bannière qui a servi à précipiter la chute de l'Union soviétique et qui ne cesse de dévaster depuis 2011 l'Irak, la Libye, la Syrie et le Yémen. Le wahhabisme qui a enfanté les Ikhwan, Al qaîda et Daech n'est pas un simple rigorisme, ni un puritanisme, ni même une pétrification de la foi musulmane, mais une dogmatique exclusiviste, dénué de toute spiritualité, qui fait de la violence une dimension structurelle. Ceux qui s'écartent de la doctrine sont accusés soit de mécréance soit d'apostasie, donc passibles de mort. Cette idéologie rappelle à bien des égards la réforme protestante. Cromwell, au XVIIe siècle, l'Ancien Testament à la main, massacrait catholiques irlandais et écossais, détruit les églises et assassine les prélarts pour imposer sa nouvelle religion. Les deux courants se rejoignent par ailleurs sur un certain nombre de croyances : littéralité du texte sacré, iconoclasme, destruction des vestiges, rejet des traditions et même des institutions. Le wahhabisme tout comme le protestantisme s'inscrivent sans doute dans ces soubresauts que connaît l'humanité à chaque fois qu'elle se trouve confrontée à une crise de sens. L'idéologie wahhabite, loin d'être une radicalisation de l'islam, en est au contraire la négation. Ce violent mouvement nihiliste religieux a été instrumentalisé par les Britanniques pour mener une guerre d'usure contre un Empire ottoman à l'agonie. Les wahhabites passeront ensuite sous contrôle étasunien à la fin de la Première guerre mondiale avec la création de l'Etat arabe saoudien. Djihadistes, c'est avec ce qualificatif que les occidentaux gratifiaient les wahhabites pendant la guerre sovieto-afghane. Aujourd'hui, ces mêmes wahhabites sont chargés d'une tout autre mission, celle de dévaster à la fois le monde arabe et de pervertir l'image que le monde occidental se fait de l'islam, une image déjà suffisamment ternie par plus d'un siècle de colonisation et par les fantasmes dégradants des orientalistes. C'est ainsi que les preux djihadistes se sont subitement métamorphosés en criminels pervers : lapidations, décapitations, immolations par le feu, égorgements... autant de raffinements puisés dans leur livre de chevet, La gestion de la barbarie. Voilà que se concrétise enfin ce fameux choc des civilisations : d'un côté une armée de tueurs sous fausse bannière islamique, de l'autre toute l'armada médiatique que les puissances occidentales ont consacrée au dénigrement et à la diabolisation de l'islam. Or, pour le politologue Olivier Roy, toute cette cruauté n'est nullement la conséquence d'une radicalisation de l'islam comme on le laisse souvent entendre, mais plutôt d'une islamisation de la radicalité. Victimes d'un nihilisme générationnel, des jeunes en rupture totale avec leurs familles et leur milieu souffrent de ce que l'historien François Hartog nomme le Présentisme, ce régime d'historicité qui abolit tout lien avec le passé et toute projection dans le futur, enfermant ainsi l'individu dans un présent sans issue. Face à un monde stérile, incapable de produire du sens, de plus en plus de jeunes plongent dans un nihilisme destructeur. Des crimes insensés ponctuent notre quotidien un peu partout sur la planète. Lorsqu'on regarde du côté des Etats-Unis, on est frappé par la fréquence des crimes de masse qui ensanglantent ce pays. Des attentats tout aussi absurdes qu'odieux visent écoles, universités, boîtes de nuit... mais que les médias ont vite fait de jeter dans les oubliettes des faits divers. A ce nihilisme générationnel fait écho un nihilisme encore plus destructeur, le nihilisme millénariste. C'est parmi les nihilistes générationnels que les sectes sioniste, évangélique et wahhabite, toutes millénaristes, viennent recruter leurs adeptes. Daech, devenu EI (Etat islamique) n'a en fait rien d'un Etat et rien d'islamique, ce n'est qu'un conglomérat de mercenaires et de nihilistes qui pensent que leur propre mort est un signe avant-coureur de l'Apocalypse, un présage de la fin des temps. Fasciné par la mort de soi et des autres, l'EI n'est pas, comme l'insinuent les médias occidentaux, un projet de restauration du califat mais une entreprise de démolition, d'anéantissement du monde arabe simplement parce qu'il s'est trouvé là où il ne fallait pas, tout comme d'ailleurs les Peaux rouges ou encore les Aborigènes ... Mais ne dit-on pas que l'arrivée du Machiah sera nécessairement précédée des douleurs de l'enfantement ! Il semble que la fin des grands récits a complètement déboussolé une humanité qui n'a rien trouvé d'autre que de replonger dans les profondeurs abyssales de ses mythes. Nous voilà donc témoins de la renaissance de l'homme véritable longtemps enfoui sous la modernité, un homme rendu à son essence première d'Homo religiosus comme le souligne Georges Corm. L'identitarisme ethno-confessionnel, plutôt ethnique avec le national-socialisme, vire actuellement au confessionnel avec le national-libéralisme. En instrumentalisant des sectes extrémistes, apocalyptiques, tous ces marchands d'illusions identitaires seront les premiers surpris par l'ampleur catastrophique de leur choc des civilisations. Si pendant la deuxième guerre mondiale les Russes ont mis fin à la démence nazie, qui saura arrêter aujourd'hui cette folie messianique qui incendie le monde arabe mais qui ne manquera pas de s'étendre ? Les risques d'une déflagration généralisée sont grands, surtout lorsqu'on sait qu'Israël, dirigé par des sionistes religieux fanatiques, est en possession de plus de 150 bombes nucléaires et de 6 sous-marins nucléaires. Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres, disait Gramsci. Or, avec des Donald Trump, des John Bolton, des Mike Pompéo ce nouveau monde risque bien de ne jamais voir le jour. En moins de deux ans de pouvoir, le président étasunien a quitté de manière unilatérale des accords internationaux relatifs au climat, au commerce, au nucléaire iranien ou encore au statut de Jérusalem, mettant ainsi en péril le fragile équilibre mondial. Trump n'est au fait ni un original ni un déviant comme on peut l'imaginer, il s'inscrit plutôt dans le continuum de cette stratégie du choc qui a fait les beaux jours du néolibéralisme et qui atteint aujourd'hui son stade ultime. Les Etats-Unis qui ne cessent de fantasmer à propos de leur empire unipolaire ne sont en réalité qu'un Etat-nation, un gros Etat-nation qui se débat dans ses contradictions d'Etat-nation et qui possède suffisamment de force et de violence pour dominer et pour détruire, mais rien pour rassembler.