Faire un film sur un film est une gageure risquée lorsqu'elle repose sur une production mythique, un film-symbole comme La Bataille d'Alger, qui illumine encore les écrans du monde et nourrit les esprits révolutionnaires. S'accrocher à la hauteur d'un chef-d'œuvre, c'est à ce niveau que réside le défi. Malek Bensmaïl l'a pris en réalisant son documentaire de presque deux heures La Bataille d'Alger, un film dans l'histoire projeté dans la soirée de mardi dernier à la Cinémathèque de Béjaïa dans le cadre des 6es rencontres cinématographiques. Le film de l'Italien Giono Pontecorvo, Lion d'or à la Mostra de Venise en 1966, et dont le scénario est de Franco Salinas, est revisité avec l'art et la manière dans ses détails crus et ses moments forts, en donnant la parole à ceux qui l'ont fait ou qui ont vécu ses péripéties à Alger, Paris, New York et Rome. Malek Bensmaïl a fouillé et fouiné. Tourné en 1965 dans un Alger grisé par l'euphorie de l'indépendance, La Bataille d'Alger prend pour théâtre les dédales de La Casbah, qui ont résonné des sons des bottes des paras du général Massu et des chuchotements et clameurs des combattants du FLN. Malek Bensmaïl retourne dans cette même Casbah sur laquelle plane l'esprit de la résurrection urbaine, des Hassiba Ben Bouali, Bouhamidi, du petit Omar, de Ali La Pointe et de leurs camarades de lutte. Il a posé sa caméra pour suivre un guide qu'entoure un groupe de femmes engagées sur les traces du film algéro-italien qu'a coproduit Yacef Saâdi qui y joue également (rôle de Djafar). Mais La Bataille d'Alger, un film dans l'histoire retrouve une Casbah qui s'effrite. Entre la nostalgie des témoignages d'une époque de gloire au goût du nationalisme et la fierté d'un passé assumé, le documentaire montre des images de pans entiers d'un vieux bâti effondrés parce qu'oubliés et mangés par les siècles. Les images d'aujourd'hui sont aussi celles d'une Casbah qui sait vivre dans la joie malgré tout, une soixantaine d'années après la Bataille d'Alger. Une compensation pour Yacef Saâdi Yacef Saâdi, chef de la Zone autonome d'Alger, ne tardera pas à troquer sa mitraillette contre le calepin de scénariste. Il a même créé sa société de cinéma. Dans ses bagages se trouvait l'esquisse du scénario d'un film sur la Bataille d'Alger qu'il lui tient à cœur de mettre à l'écran. Il saisit la vague d'un mouvement cinématographique qui prend des ailes en Italie : le néoréalisme. Le réalisateur Gillo Pontecorvo ne décline pas la proposition mais a préféré, une première fois, s'engager sur la piste d'un film sur les paras et l'OAS, où Paul Newman, l'acteur américain, aurait le rôle principal. Pontecorvo témoigne des difficultés financières qui s'érigeaient en obstacle au moment où Yacef Saâdi a réussi à lever des fonds. «Le maître du moment, Ben Bella, lui accorde 400 millions», témoigne Hocine Zehouane, qui a été membre de la Fédération FLN du Grand Alger. Une belle somme à l'époque. Yacef Saâdi était alors candidat à la direction de la Gendarmerie nationale, selon l'historien Mohamed Harbi. Houari Boumediène, le nouveau maître d'Alger, s'y est opposé, ajoute l'historien. «Il fallait donc une compensation pour avoir la paix» A l'indépendance, Yacef Saâdi était un homme qui a gardé le commandement sur des contingents entiers d'hommes armés dans Alger. De quoi pouvoir peser dans la crise de l'été 1962. «1830 hommes armés dans La Casbah, sans compter les plus de 2000 civils également armés, nous pouvons occuper tout Alger», a-t-il averti lorsque Alger vivait encore la fièvre de la crise de l'été 1962. Le contrat de la coproduction conclu, les Italiens sont à Alger pour huit mois afin de préparer le film et faire le casting. Brahim Haggag, un manœuvre, boxeur jouera le rôle d'Ali La pointe. Il ne parlait pas français. «Gillo Pontecorvo lui disait de juste bouger les lèvres». «Ali était une icône», témoigne Hocine Mezali, directeur de plateau. Le seul acteur professionnel était Jean Martin qui tenait le rôle le plus important dans l'armée coloniale. «Gillo Pontecorvo a fait une erreur de casting, Martin n'était pas un Bigeard», estime Ali Marock, opérateur. Le réalisateur italien savait qu'il n'avait pas fait le meilleur choix car il ne voyait pas en l'acteur français l'officier qu'il devait incarner, du moins physiquement. L'astuce était de lui mettre des mouchoirs sous sa veste militaire pour rehausser ses épaules. «Maintenant, il a la démarche d'un colonel», a-t-il relevé. Baghdadi hérite du rôle de Larbi Ben Mhidi qui, dans une réplique, dit à Ali La pointe que «les vrais difficultés ce sont celles de l'après-indépendance». Boumediène entre en scène La conjoncture économique difficile d'un pays qui venait de recouvrer son indépendance a facilité le recrutement des figurants. «Avec le chômage qui était dû à l'exode rural, les figurants étaient facile à trouver», ajoute Hocine Mezali. Ahmed Benyahia, militant de gauche, était étudiant. On lui demande de figurer dans une scène de torture. Mais la torture, il la subira en vrai lorsqu'il sera arrêté dans le sillage du coup d'Etat mené par Houari Boumediène contre le régime de Ben Bella en juin 1965. Ahmed Benyahia témoigne de son enlèvement, sa séquestration et de la torture qu'il a subie. Il y voit «une sorte d'héritage» aux mains de «Mohamed Aussaresses». Dans les rues d'Alger, «les gens ont cru voir des scènes du film, convaincus que les coups d'Etat ne pouvaient avoir lieu à l'époque qu'au Moyen-Orient», rapporte encore Hocine Mezali. Boumediène se greffe à l'atmosphère du film pour renverser Ben Bella qui, d'une certaine façon, a financé son propre renversement. La Bataille d'Alger a servi le colonel Boumediène et il le dit à Yacef Saâdi qui l'a sollicité et a obtenu de lui de disposer de ses chars pour la suite du film: «Puisque tu m'as aidé…» Le tournage devait durer trois mois, se souvient Nouredine Brahimi, directeur de production. De nombreuses personnes parmi l'équipe algérienne de tournage gardent des souvenirs des coulisses, du plateau et des scènes tournées, dont celle de la guillotine. «Certains parmi nous ont pleuré», témoigne-t-on. La parole est donnée à Omar Bouksai, ingénieur du son, Hamid Osmani, perchman, Ali Marock, opérateur, Youcef Bouchouchi, directeur technique…. Plus que du cinéma. Pour eux «c'est revivre la Bataille d'Alger avec les moudjahidine, les attentats…». Pontecorvo a estimé que le rôle de la femme «est relégué au second plan dans les pays arabes», ce qui lui a dicté de «finir le film symboliquement sur une femme», Djamila Boupacha, une des poseuses de bombes du réseau FLN. L'explosion qui en a été reproduite pour les besoins du film est «inoubliable» pour Montaldo, le réalisateur de la deuxième équipe. Dans cette scène, l'introduction d'un enfant français, une glace à la main, soufflé par la déflagration, n'avait pas été du goût de tout le monde. «Yacef Saâdi voulait supprimer cette scène. Gillo Pontecorvo l'a convaincu finalement de la laisser», témoigne H. Mezali. «C'est la confrontation entre deux violences. Si on veut que l'Algérie sorte la France, il faut mettre les moyens», analyse l'historien Daho Djerbal. La consécration qui fâche La Bataille d'Alger a été consacré meilleur film à la Mostra de Venise, malgré les pressions de la délégation française exercées sur le directeur du festival, Chiarini, rapporte Jean Narboni, l'envoyé des Cahiers du cinéma. «La salle est silencieuse, cela veut dire qu'elle est attentive», avait dit Gillo Pontecorvo à sa femme. «La présence de Yacef Saâdi a dérangé autant ou plus que le film», estime Jean Narboni. Les nostalgiques de l'Algérie française avaient crié à «la provocation» par un film qu'ils ont vu comme de la «propagande», un film dont les acteurs sont des «fellagas» et non plus les Massu et les Bigeard. Et cela a dérangé. Des fondamentalistes de l'extrême droite française font exploser une salle de cinéma en France alors que le film inspire le mouvement révolutionnaire américain des Black Panthers pour «frapper le monstre dans son antre». Une copie de La Bataille d'Alger est même saisie dans les locaux du mouvement. «Beaucoup de gens voulaient voir La Bataille d'Alger pour comprendre la controverse», se souvient Joseph Djamel. «The Panthers have seen it, Have you ?» (Les Panthers l'ont vu et vous ?) était le slogan qui tournait dans ce milieu révolutionnaire américain. Mais quelques années plus tard, c'est le Pentagone lui-même qui s'en saisit. «Tous au Pentagone parlaient de La Bataille d'Alger», dit le lieutenant US John Nagl qui a pris connaissance du film dans le feu de la guerre d'Irak. «Le film je l'ai regardé comme un documentaire», se confie-t-il. En Algérie, la Bataille d'Alger continue de donner des motifs de fierté. «On aime se voir. Il nourrit un narcissisme collectif», explique Daho Djerbal. Malek Bensmaïl est allé jusque dans les recoins de ce film mythique, avec la curiosité dévorante des bons cinéastes. Il a fait dans la recherche minutieuse pour faire remonter à la surface des détails qui font toute la différence. Francesca Maria Morinas, fille du scénariste, Bernardo Valli, correspondant italien à Alger, Picci Pontecorvo, épouse du réalisateur, Khaled Mahiout, ébéniste à La Casbah, et bien d'autres témoins sont des voix multiples et passionnantes comme l'est ce documentaire engagé et entraînant.