Dans le film-documentaire que lui a consacré le cinéaste Henri-Georges Clouzot, en 1956, Pablo Picasso démontre, avec force art et agilité, qu'il était tout le temps en fête. Son génie créateur ne pouvait pas lui permettre le luxe de rester en place. Il se confondait sans cesse avec le mouvement du monde au point de vouloir toujours recréer celui-ci et le façonner selon sa vision de l'instant.On voit donc l'immense artiste occupé à exprimer, avec un calme olympien enviable, ses propres interrogations et ses angoisses. Selon ses intimes, dont André Malraux n'était pas des moindres, « il ne cherchait pas un modèle, mais ce qu'il en pouvait faire ». Le signe, comme par enchantement, se fait fécond en lui, se dédouble au fur et à mesure de l'évolution de l'acte créatif. Et l'objet d'art, à ses yeux, change tout le temps ou se doit de le faire. Un tableau, une fois achevé, était quelque chose de vivant en ceci qu'il prenait, à chaque regard, de nouvelles formes, et changeait d'équilibre chromatique. A titre d'exemple, il se plaisait à dire à propos de son fameux « Guernica », considéré comme un chef-d'œuvre inégalé d'art et de révolte : « Je voudrais que mes dessins montent se placer dans la toile, en grimpant tout seuls, comme des cafards ! ». Et même si, selon Jacqueline, sa compagne d'alors, il donnait l'impression de « vouloir régler un compte » avec la vie, il ne pouvait le faire sans prendre appui sur cette force présente en lui, quelque peu démiurgique, qui faisait de lui un artiste en mouvement perpétuel. Dans le film de Clouzot, on le voit travailler, tableau sur tableau, durant toute la nuit que dura le tournage, en donnant naissance à des formes sans cesse renouvelées, à des couleurs sans cesse amalgamées, non pour concrétiser une idée ou une sensation, mais plutôt, pour lancer son défi à la nature, sa grande concurrente s'il en est, et reprendre le départ pour un marathon qui n'en est plus un, mais une espèce de nouveau monde, de nouvel homme.Et Picasso de répondre, indirectement, à ce qui pourrait nous surprendre face à ses propres dessins, peintures, sculptures collages et autres formes de création artistique de son propre monde : « Il y a un moment dans la vie, quand on a beaucoup travaillé, les formes viennent toutes seules, les tableaux viennent tout seuls, on n'a pas besoin de s'en occuper ». Et même si l'œuvre paraît, aux yeux de celui qui la regarde, bien achevée, Picasso ne s'en contente pas ; il se précipite pour y voir d'autres mouvements, d'autres formes. Pour peindre comme lui et atteindre le niveau d'originalité et d'excellence qui fut le sien, il faut sans doute être, avant tout, un artiste en plein mouvement, et conscient, en même temps, que « la nature doit exister pour pouvoir la violer ». De même (pour emprunter un exemple similaire dans le monde de l'écriture), afin d'écrire comme Marcel Proust, il faut être assurément une créature maladive. D'où le fait que toute imitation de ces deux monstres sacrés ne pourrait être que blême, voire sans âme. Jusqu'à nos jours, on n'a que trop prêté aux imitateurs nos propres étonnements alors que la vérité est tout autre.