Publié en 2007 aux Editions Fayard, Paris, le dernier « roman » d'Assia Djebar devient enfin disponible aux lecteurs algériens, grâce à la collection Mosaïques des Editions Sédia, Alger. Son écriture superbe vouée au récit de l'enfance et de l'adolescence de l'écrivaine, en fait un sommet de son œuvre, un témoignage précieux sur l'Algérie des années 40 et 50, comme un moment de littérature. Enfant encore : ce doit être plusieurs étés après. Avec ma cousine la plus proche, durant le mois de Ramadan, toutes deux en chemise blanche. Parentes, tantes et cousines, toutes levées en chuchotant, pour le second repas qui fera supporter le jeûne du lendemain. Or, nous voulions jeûner nous aussi : par orgueil ! Et voici qu'ensommeillées, titubantes, nous leur faisons vif reproche, déçues de nous voir exclues de cette halte nocturne, parce que jugées trop « petites » ! Les grandes personnes rient, un peu confuses, tout en nous faisant place. Nous sommes alors si heureuses de rester manger le shor avec les adultes, pour tenter de traverser la journée suivante sans manger ni boire. Nous qui avons surgi, tels des fantômes graciles, pour ces dîners d'après minuit, nous leur faisons soudain presque l'effet de perturbatrices… Cette scène de notre irruption, en longues chemises et cheveux dénoués, au milieu du rituel familial, je l'aurai vécue avec cette cousine du même âge, ma complice d'alors. (…) Dans le village du Sahel où il avait succédé à un autre instituteur « indigène » —ce dernier, disait-il, trop humble et silencieux devant les colons (notre village, au pied de l'Atlas, se trouvait au centre d'une région viticole en plein essor) —, mon père a ainsi dû hériter du tempérament de sa grand-mère pour, souvent et en se dominant malaisément, défier les Européens « pieds-noirs », influencés par les plus riches colons du pays. Adolescent, il a été l'un des meilleurs nageurs de sa ville - champion de natation de fond, consacré lors de la course annuelle qui, chaque été, se déroulait entre le port et le phare antique si éloigné du rivage. Il m'a relaté - une seule fois, en ironisant alors sur l'« audace » de la jeunesse - comment, à la suite de son succès sportif local et tandis qu'il était accompagné de son meilleur ami (qui deviendra mon oncle maternel), il s'était permis, sur la grande plage aux portes de Césarée, de fouler le sable de la partie strictement réservée aux Européens, puis, devant les jeunes Françaises en maillot, allongées nonchalamment au soleil, comment, du pied, ostensiblement, il avait renversé toutes les plaques affichant les mots « interdit aux Arabes » : oui, l'une après l'autre, ces pancartes montées sur acier et bien visibles, lentement, de son pied de champion de natation, il les avait retournées sur le sable, négligemment. Puis, le corps nu, seulement sanglé d'un maillot noir, il s'était élancé dans les vagues, après s'être en vain attendu à quelque esclandre. Je l'entends encore nous raconter, au village, ces scènes de Césarée qu'il trouvait désormais « puériles », la ségrégation raciale lui paraissant, il est vrai, soudain moins oppressive que la misère désespérante des journaliers agricoles au cœur de cette plaine, la plus riche du pays, où nous vivions alors. (…) Je me vois monter en silence l'escalier derrière mon père, qui, lui, entre en trombe dans l'appartement, me tient la porte, la referme, puis s'exclame, comme si la phrase qu'il profère il la portait en lui depuis son entrée dans la cour : Je ne veux pas, non, je ne veux pas, répète-t-il très haut à ma mère, accourue et silencieuse. Je ne veux pas que ma fille montre ses jambes en montant à bicyclette ! Puis, sans attendre, il rejoint leur chambre — qui, lorsqu'il est là, devient le lieu inviolable du couple que forment mes parents, aussi bien pour moi que pour ma grand-mère — ici comme l'ombre absente de ce souvenir qui m'écorche. Etat de brume prolongée, d'irréalité pour moi, dans les instants qui ont suivi. Il me semble m'être dit pour la première fois : « Mon père est-il le même ? Peut-être devient-il soudain un autre ? » Je n'ai retenu de sa phrase vibrante, comme une flèche d'acier qui résonne entre nous, que ces deux mots en arabe : « ses jambes ». Qu'est-ce que cela veut dire : sa phrase, son ton, sa colère, le fait que pour la première fois, il se rue dans « leur » chambre, cet antre ? Comme s'il venait soudain d'être acculé à quelque chose d'obscur… Je crois que j'ai tenté d'effacer ce malaise, et même l'impression qu'un autre, un inconnu, survient, qui prend l'apparence de mon père. (…) Quand je sors de la boutique, ma planchette sous le bras, mon père quitte sa partie de dominos. Il me laisse marcher toute seule, en le précédant. Il ne me prend pas la main, comme le matin, ou plutôt comme les deux premières années, quand j'étais plus petite. Je marche les yeux baissés ; nous passons devant la mairie, le long du kiosque à musique. Il n'y a que des hommes dans la rue. Les pères français, non plus, ne donnent pas la main à leurs fillettes, mais celles-ci au moins n'ont pas déjà honte de leurs jupes plissées qui leur arrivent aux genoux. Moi, si. Les regards des hommes arabes, sur l'autre trottoir, me visent seule. Pour les oublier, je me répète la sourate du jour afin de la débiter à ma mère, en rentrant. Elle en sera fière. Dans une semaine, je lui montrerai ma planchette ornée de mes dessins, dont j'aurai clos le texte appris. Elle invitera la femme du caïd et ses trois filles plus âgées que moi, qui viendront, toutes voilées, et se risqueront à pousser des youyous pour honorer mon savoir. (…) Quelques années après, sa réplique me reviendra en écho lorsque je serai interne au collège de la ville voisine. D'autres adolescentes arabes plaisantaient, elles aussi, sur le même sujet : Les Français, quand ils entendent nos mères avec leurs chœurs de youyous suraigus qui s'envolent, n'en perçoivent pas la joie, ça non ! Ils entendent quoi ? Nos youyous ressemblent un peu aux cris des Indiens dans les westerns américains ! (…) Le stade, surtout. Là, et moi seule. Toute seule au soleil, en short ou quelquefois en jupe, je bondis, je m'élance. Sur ce stade, ma liberté m'inonde, corps et âme, telle une invisible et inépuisable cascade. Ce terrain de basket-ball est situé à l'intérieur du collège, dans l'une des deux ou trois cours. A l'heure où les leçons de la journée finissent, à seize heures donc, tandis que les externes et les demi-pensionnaires — celles qui vont rejoindre leur famille en ville, le soir, à pied, à vélo, ou accompagnées en voiture —, cet espace clos reste libre, accessible aux seules pensionnaires. Cette cour est clôturée, mais pas complètement — sur un côté au moins elle donne sur de hautes maisons privées, le long d'une étroite artère. Telle quelle, les premières années au collège, elle représenta pour moi un espace de liberté qui me paraissait immense. Car j'avais, entre seize et dix-sept heures, à ma disposition, quelquefois pour moi seule, ce stade de fortune. (…) Je ne me souviens guère de mes propos en descendant aux côtés du jeune inconnu ce boulevard des hauteurs d'Alger. Le silence qui s'installait de temps en temps entre nous, je le laissais s'étaler, occupée que j'étais à m'emplir soudainement les yeux du panorama de l'immense baie, sous le ciel infini et d'un bleu intense, si bien que, de cette première rencontre, j'ai gardé surtout souvenir de mon émerveillement devant ce paysage. (…) Malgré notre silence, et comme la descente à pied était longue, peu à peu m'envahit une sensation neuve : avancer, ainsi « accompagnée », dans cette ville qui m'était étrangère, se révélait une expérience troublante que je savourais. Alors qu'au village n'importe quelle adolescente française pouvait se promener devant tout un chacun, comme on disait, « accompagnée », cet adjectif avait pris pour nous, les musulmanes de l'internat, un double sens, si bien que nous en usions entre nous sur un ton d'amère dérision. Car nous leur enviions ce luxe, aux jeunes Européennes ! Mais je m'éloigne, alors que, première audace de mes quinze ans, me voici marchant ainsi « accompagnée » à mon tour, moi, la musulmane, par un jeune homme certes inconnu, mais, à tout le moins, de ma communauté, et cela, malgré la fausse aisance que j'affichais, devenait vraiment d'une dangereuse hardiesse ! (…)