« C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait ? La vertu même a besoin de limites. » (Montesquieu) La question du droit est-elle d'actualité en Algérie à l'heure où le débat porte plus sur l'élection présidentielle, sur la mondialisation, la crise financière internationale, l'économie de marché, la lutte contre le terrorisme et la corruption ? Est-il pertinent de se questionner sur notre droit constitutionnel, sur son mode de fonctionnement ainsi que sur la séparation des pouvoirs et la pratique du pouvoir à l'heure où les préoccupations des membres de l'Exécutif semblent se focaliser plus sur l'avenir plus ou moins incertain de leur reconduction à la tête de leur fonction que sur les petits et les grands drames invisibles du peuple ? Y a-t-il des drames plus grands et plus pénibles que ces injustices et ces dénis de droit que l'on peut enregistrer en prêtant une oreille attentive aux doléances et aux plaintes de petites gens se disant lésées au sortir des cabinets d'avocats, des tribunaux, des mahkamas, des cafés « maures » et des mosquées ? Quel crédit accorder à ces voix révoltées ou indignées de la rue contre les abus d'autorité, et à ces rumeurs largement répandues selon lesquelles notre justice serait mal rendue aux justiciables ? Faut-il révoquer en doute ces voix qui s'élèvent ça et là contre le déni de justice et la « hogra » dont seraient victimes bon nombre de citoyens ordinaires et anonymes ? Existe-il dans notre pays des lois qui garantissent les droits et la protection du citoyen ? La réponse est évidemment oui, du moins théoriquement. Nous avons une Constitution dans laquelle sont fixés et précisés de manière rigoureuse les droits à la protection des libertés publiques, dont la liberté d'expression ; les devoirs et les obligations requis des citoyens ; des magistrats chargés de dire le droit, de condamner les coupables et de réparer les injustices commises envers les tiers ; des avocats pour plaider les causes des plaignants et des justiciables, des tribunaux, des cours de justice, des juges du premier et du second degrés, etc. Notre pays dispose donc de tous les attributs formels et symboliques d'un Etat de droit. Et pourtant notre droit constitutionnel et la manière dont il s'applique aux divers aspects de la vie sociale, politique et économique, souffre de carences multiples, et révèle de ce fait une véritable dichotomie entre la théorie et la pratique. Les dispositions testamentaires contenues dans nos textes législatifs sont rarement appliquées, et la justice rendue n'est pas toujours à la hauteur des attentes du grand nombre dont l'aspiration à la justice et à l'équité comptent bien plus que la recherche du simple bien-être matériel. D'où vient donc cette dichotomie qui creuse sans cesse le fossé entre les proclamations triomphantes de l'Etat de droit et la pratique judiciaire ? Les sources de l'abus de pouvoir La réponse tient en une phrase : la non-séparation complète des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif. Pour comprendre le sens de cette dépendance des trois organes et les effets néfastes qui en découlent, en particulier chez nous, il convient de définir ce qu'on entend par ces organes qui sont les fondements des Etats modernes en faisant une incursion rétrospective dans l'histoire. La séparation des pouvoirs est un concept fondamental en droit constitutionnel dont les institutions politiques d'un pays découlent généralement. Si on peut en faire remonter la première intuition à l'Antiquité, à Aristote essentiellement (cf Politique, Livre III, chapitre 10), le principe de la séparation des pouvoirs trouve ses origines au XVllle siècle dans l'œuvre de John Locke (lire Essai sur le gouvernement civil, 1690). Reprenant les idées essentielles de cette œuvre magistrale, Montesquieu les développe et les systématise dans son œuvre célèbre, L'Esprit des lois (1748). En lisant Locke et en étudiant le fonctionnement du système politique britannique, il découvre la séparation des pouvoirs avant d'en faire un principe général d'organisation du pouvoir étatique. A sa suite, la séparation des pouvoirs devint une sorte de dogme politique intangible auquel la Révolution française et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui en est la suite devaient donner une consécration éclatante en proclamant en son article 16 : « Toute société dans laquelle (...) la séparation des pouvoirs (n'est pas) déterminée, n'a point de Constitution. » Dès lors se pose une double question : quels sont les fondements de la séparation des pouvoirs et quelle est la nature de ces pouvoirs ? Les fondements de la séparation des pouvoirs Ce fondement repose sur la répartition des tâches entre des organes indépendants les uns des autres. Ils doivent former chacun un démembrement du pouvoir. Autrement dit : le pouvoir doit être éclaté en plusieurs pouvoirs. Montesquieu propose de distinguer ainsi le pouvoir de faire les lois (le législatif), celui de les exécuter (l'exécutif), et celui de juger les crimes et les différends (le judiciaire). Ces pouvoirs doivent être à la fois spécialisés et indépendants : l'exécutif n'a pas à donner ou à recevoir d'ordres du juge, etc. C'est là que réside l'apport théorique fondamental de Montesquieu par rapport à celui d'Aristote et de Locke. Pour Montesquieu, si l'on veut parvenir à un fonctionnement harmonieux des institutions, les pouvoirs sus-cités ne doivent pas empiéter les uns sur les autres, ni qu'ils soient concentrés entre les mêmes mains. A l'origine, une analyse des tâches de l'Etat était proposée par Aristote, consistant en un certain nombre de fonctions du pouvoir, ou de l'Etat : délibérer, commander et juger et pour Locke, produire la loi, l'exécuter, conduire les relations avec l'étranger, etc. Si Aristote avait entrevu le premier la distinction des tâches, il revenait surtout à Locke le mérite d'avoir compris qu'elles peuvent et doivent être exercées par des organes distincts. Mais en synthétisant et en développant leurs idées, Montesquieu est allé plus loin encore que ses devanciers dans l'analyse des fondements de la séparation des pouvoirs. Mais comment justifier ce principe d'organisation du pouvoir ? Le premier argument avancé par Montesquieu est d'ordre théorique : la souveraineté appartient à la nation, certes, mais celle-ci ne peut pas l'exercer ; elle ne peut pas se gouverner elle-même, hormis dans le cas exceptionnel de la démocratie directe. Que faire donc pour que cette souveraineté puisse s'exercer de manière effective, plénière ? Elle doit désigner des représentants qui puissent incarner ses intérêts. Se pose une autre difficulté théorique que Montesquieu écarte de la manière qui suit : si l'organe comprenant les représentants de la nation dispose de la totalité du pouvoir, ne risque-il pas de confisquer la souveraineté de la nation, de s'identifier au souverain ou, comme dit Machiavel, au « Prince » ? Pour écarter ce risque, Montesquieu plaide donc pour la séparation des pouvoirs spécialisés. Cette séparation permet de répartir l'exercice de la souveraineté entre plusieurs organes dont chacun ne saurait avoir la prétention de représenter à lui seul toute la nation. Le second argument qui est d'ordre pratique s'avère encore plus convaincant que le précédent, car il résulte de sa propre observation et de sa lecture des expériences des sociétés humaines éteintes. Aussi pouvait-il écrire dans L'Esprit des lois que « c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait ? La vertu même a besoin de limites ». Quatre siècles plus tôt, Ibn Khaldoun parlait déjà dans sa Muqqadima de l'impérieuse nécessité de mettre un « frein » aux pouvoirs exorbitants que détenaient alors les émirs et les princes placés à la tête des dynasties, et mettait en garde contre les abus de pouvoir qui sont, disait-il, source de révoltes et de troubles à « l'ordre public ». Aucune dynastie, aucun pouvoir royal ni aucun empire ne pouvait perdurer, disait-il, en concentrant les pouvoirs entre les mains d'un seul organe ou d'une poignée de « chefs ». Peut-on être juge et partie à la fois ? De ce qui précède, que peut-on dire des pouvoirs en Algérie ? Sont-ils indépendants, démembrés, ou concentrés entre les mains d'un seul organe, qui serait l'exécutif ? Sans trancher la question de manière abrupte, il est permis cependant d'affirmer en partant de l'observation des faits et de certaines pratiques que l'Exécutif, dont l'administration empièt assez souvent, mais pas de manière systématique, sur les périmètres « sacrés » de l'organe judiciaire, qui en est réduit parfois à accéder aux demandes, pour ne pas dire aux injonctions de l'Exécutif, plutôt que de les rejeter au nom de l'éthique ou de l'indépendance du corps judiciaire. Une foule de faits observés démontre que la séparation proclamée des organes demeure sinon imprécise, du moins théorique et sans aucune consistance. La preuve est administrée par les pratiques en vigueur dans certaines de nos administrations où des responsables se substituent au juge pour sanctionner et licencier pour un oui ou pour un non, un travailleur ou un fonctionnaire, sans que le juge s'en mêle. Et lorsque l'affaire est portée à la connaissance de la justice, la victime de cet abus de pouvoir n'est pas toujours sûre d'avoir gain de cause. Quelquefois, la victime se trouve même condamnée par le juge, même au vu de preuves attestées de son innocence. Mon cas n'est qu'un exemple parmi bien d'autres, mais il illustre assez certaines dérives de notre système judiciaire : suite à une plainte en diffamation déposée à mon encontre par le recteur de l'université de Msila pour avoir écrit un article sur sa gestion peu commune de l'établissement et surtout sur le peu de respect qu'il accorde aux enseignants et à la recherche, je suis suspendu de mon poste et privé du même coup de mon salaire. Sans me faire passer ni devant le conseil de discipline ni attendre que le juge statue sur la plainte déposée contre ma personne, Monsieur le recteur s'est érigé d'emblée en juge et partie à la fois en décidant de m'appliquer une double peine. Quelle valeur juridique ont les témoignages recoupés ? Convoqué par le juge à la mahkama de Msila, le 13 janvier 2009, je me suis présenté avec six témoins à la barre : cinq enseignants de l'université et un représentant des étudiants. Après le plaidoyer de mon avocat et le mien propre, ce fut le tour des six témoins qui défilèrent l'un après l'autre devant le juge qui les interrogea en ces termes : Approuvez-vous ce qu'à écrit M. Rouadjia dans l'article incriminé ? Le comportement du recteur, tel qu'il le décrit, est-il exact ? A cette question, tous ont répondu non seulement par un oui franc, net et audible, mais ils sont allés tous plus loin encore que ma supposée « diffamation » en déclarant au juge que « que ce qu'a écrit le professeur Rouadjia dans l'article en question était bien en deçà de la réalité », car Monsieur le recteur « n'insulte pas seulement les enseignants, ne leur manque pas seulement de respect, il lui est arrivé même aussi de bousculer et de frapper certains d'entre eux à coups de pied ». D'autres témoins ont rappelé au juge que le recteur a plus d'une cinquantaine d'affaires en justice (plaintes et contre-plaintes) et qu'il passe quasiment le plus clair de son temps à intenter des procès aux enseignants avec lesquels il n'a pas d'« atomes crochus » plutôt que de s'occuper de la bonne gouvernance de l'université ... Mais l'avocate du recteur, qui fut la grande absente de l'audience, n'était nullement de cet avis. Elle revenait sans cesse à la charge en m'accusant non seulement d'avoir diffamé son client, mais aussi de l'avoir qualifié de « dictateur » et de « terroriste », ce que le juge récusa en termes clairs en lui coupant la parole en signe de désapprobation. Au total, à l' audition de ces témoins, et au plaidoyer de mon avocat, le juge paraissait un moment très touché par mon cas d'exilé de retour au bercail ... Il semblait aussi convaincu lorsque mon avocat disait que réduire la critique constructive faite par son client à une diffamation, c'est non seulement amalgamer les registres, mais c'est faire aussi le procès de « la culture et de l'intelligence » ... L'avocate même du recteur paraissait tellement vaincue, battue en brèche par la robustesse des témoignages livrés au juge qu'elle dut lâcher subitement ces mots qui firent éclater de rire l'assistance : « Ah ! C'est vrai, nous reconnaissons au professeur Rouadjia ses qualités de scientifique et de chercheur, mais nous lui demandons seulement en réintégrant son poste, de ne plus écrire ! » Et pourquoi ne plus jamais penser aussi ? ! aurait-elle dû ajouter. Les « relations influentes » ont-elles eu raison des preuves matérielles et de la transparence ? L'audience s'est terminée finalement sur une note presque optimiste. « Je serai innocenté ». L'avocat et les témoins exultaient, mais sans crier pour autant victoire. Prudence oblige. Rendez-vous est donc pris pour le 27 janvier, date du verdict. A cette date, je m'enquiers auprès de mon avocat qui me fait savoir d'une voix lasse et désolée : « Vous êtes condamné à une amende de 25 000 DA ! Pour crime de lèse-majesté, bien sûr. » Que faire ? Interjeter, faire appel.. Informés de ce jugement, les témoins en furent retournés. Condamné pour avoir seulement écrit un article en forme de plaidoyer en faveur des rapports pacifiés, courtois, fondés sur le respect mutuel, la dignité de l'homme et du citoyen ; un article aussi qui pointe plus précisément du doigt l'abus de pouvoir, l'incompétence et l'incurie qui inhibent les initiatives créatrices, la réflexion, l'effort productif, toutes choses qui retardent ou qui font avorter des projets de recherche en cours, dont le mien agréé par le Comité national d'évaluation et de programmation de la recherche universitaire (CNEPRU). Ce qui laisse perplexe, c'est l'immunité quasi-totale dont bénéficie ce recteur, aussi bien de la part de la tutelle que de la part de la justice locale qui se trouve presque encombrée par les dépôts de plaintes suscitées par lui. En dépit des vagues de contestations bruyantes ou muettes qu'il provoque, en dépit de ses provocations répétées contre les enseignants et les plaintes nombreuses déposées contre lui auprès de la justice, en dépit de sa réputation d'homme plutôt autoritaire que bon gestionnaire soucieux de l'intérêt collectif, il demeure cependant à la tête d'un établissement de près de trente mille étudiants encadrés par 700 enseignants. D'où vient donc cette immunité ? Le recteur seul le sait et il le dit à qui veut l'entendre : le ministre et le frère du ministre seraient ses amis ; il dit connaître beaucoup de gens à Alger, dans les milieux influents et dans les cercles présidentiels. Il fait valoir aussi ses connaissances locales : la justice, la police, les autorités, etc. Naturellement, les gens ont peur de ce profil de chef bien « protégé ». De lui dépendent la sécurité ou l'insécurité de leurs emplois déjà précaires ou fragiles, comme ces vacataires, ces magisters, ces enseignants inscrits en doctorat qui n'en finit plus, mais qui ont déjà un poste de contractuels .... Que peut faire donc un citoyen démuni devant un tel chef omnipotent, s'il n'est pas protégé par la justice ou s'il ne connaît pas un « haut placé » dans les compartiments supérieurs de l'Etat ? Ce sont des questions que tout le monde se pose en attendant une refonte profonde de nos structures mentale, culturelle, psychologique et judiciaire ... L'auteur est Docteur