«Je n'ai pas tardé à me rendre compte que les événements tragiques qui s'étaient déroulés en mai 1945 dans les régions de Sétif et de Guelma avaient profondément marqué les consciences, aussi bien des Français que des Algériens… Les Algériens faisaient ressortir le caractère terrible de la répression attestée par le nombre considérable des victimes. Ecouter les uns (les Français) et les autres (les Algériens) était mon devoir.(1)» Ainsi dès les premiers instants de sa présence en Algérie, Mgr Duval était conduit à découvrir la gravité de la situation. Il dira plus tard : «Il était bien évident après la guerre de 1939-1945 que la colonisation était arrivée à son terme. J'en ai toujours eu la conviction.»(2) La seconde de ces dates déterminantes, c'est celle de son arrivée à Alger. Il arrive à Alger comme archevêque le 28 mars 1954, sept mois avant le déclenchement de la Révolution. Dès la première année de son épiscopat, il lui faut donc prendre position sur les graves désordres qui marquaient la société coloniale de l'époque. Il écrit avec les autres évêques d'Algérie, le 29 novembre 1954 : «Une des conditions essentielles de la paix est la justice sociale. Personne ne peut rester insensible à la situation tragique d'une partie importante de la population qui souffre de la faim et de la privation des choses les plus nécessaires à la vie… Tout homme doit avoir l'image de Dieu dans son prochain, quel qu'il soit. La grande loi entre les hommes, c'est la fraternité universelle.»(3) Dès le 17 janvier, ayant reçu des informations sur l'existence de tortures, il reprend des textes du pape qui condamne toute atteinte aux droits fondamentaux des personnes : «L'arrestation ne peut obéir aux caprices, mais doit respecter les normes juridiques… L'instruction judiciaire doit exclure la torture physique et psychique…»(4) Tout au long de la guerre d'indépendance, les déclarations de Mgr Duval iront dans le même sens : réclamer le respect de l'être humain, dans sa vie, sa dignité, son intégrité physique, établir partout la conviction qu'il n'y a pas de solution politique là où la fraternité n'est pas assurée entre les communautés, reconnaître les droits de l'autre comme personne, mais aussi dans son identité communautaire. Avec saint Augustin, il désigne l'amitié entre les hommes comme la garantie la meilleure pour assurer la paix. Ces convictions conduiront sa pensée à toutes les périodes de sa vie. Il les formule dans des phrases courtes, mais où les valeurs essentielles sont toutes exprimées : «La puissance publique doit observer les principes de la morale, et en particulier le respect de la personne humaine : tenter de faire basculer l'opinion de la population en laissant de côté le souci de la vérité et le respect de la liberté, ce serait offenser la dignité humaine… ; violenter des innocents, c'est offenser Dieu lui-même… Dieu est le Seigneur de tous. Toutes les populations de l'Algérie sont chères à Dieu…» Quand les événements deviendront encore plus graves avec l'organisation de l'OAS, il multiplie les interventions, en particulier auprès des prêtres, ce qui entraînera le plasticage de certaines églises d'Alger et celui de la résidence de Mgr Duval. Son combat pour le respect de l'homme se poursuivra après l'indépendance. Il accompagnera les premières années de l'Algérie indépendante par une multitude de déclarations ou d'interventions destinées à soutenir le droit des peuples au développement (1er janvier 1969), l'appel à la remise de la dette des pays pauvres (discours à la FAO en 1975). Au cours d'une importante réunion à Rome, des représentants de tous les évêques de l'Eglise catholique (Synode de 1971), il sera l'un des trois cardinaux choisis par le pape pour conduire la réflexion sur le thème de la «Justice internationale». Il présentera lui-même les conclusions de cette rencontre dans le bulletin du diocèse d'Alger (25 novembre 1975) en insistant sur ce thème du développement qui était alors au centre des efforts de l'Etat algérien et de tous les pays nouvellement indépendants. «Le développement est affirmé comme un droit ; ce droit comporte : I – que les peuples ne soient pas empêchés de se développer selon leurs propres caractéristiques culturelles ; 2 – que, par la collaboration mutuelle, chaque peuple puisse être lui-même le principal artisan de son progrès économique et social ; 3 – que chaque peuple en voie de développement puisse prendre part à la réalisation du bien commun universel comme membre actif et responsable de la société humaine à un plan d'égalité avec les autres peuples. Comme conséquence de ce droit a été affirmé le «droit à l'image», c'est-à-dire le droit pour les peuples de ne pas se voir défigurés dans limage qu'en présentent les mass media.» Il est facile de discerner l'actualité de tels propos qui gardent aujourd'hui encore toute leur signification. L'un des amis les plus proches du cardinal Duval, un professeur de médecine algérien, devait déclarer après sa mort, dans l'hommage qu'il lui rendait : «Il était tellement imprégné des préceptes de lEvangile et de l'enseignement de l'Eglise qu'il les a synthétisés en quelques formules percutantes dune extraordinaire clarté et dune actualité saisissante. Ses formules transcendaient le cadre strictement religieux et atteignaient la source originelle de la morale universelle, le point initiatique de toute religion. C'est pour cela que ses discours atteignaient le cœur de tous les hommes de bonne volonté, qu'ils soient chrétiens ou non chrétiens. Je dirais simplement que, par son infatigable questionnement évangélique, il s'est élevé à une véritable sainteté tout court.» densité humaine et spirituelle On trouvera quelques-uns de ces messages d'une densité humaine et spirituelle exceptionnelle dans les phrases suivantes : «C'est la création de l'homme et l'image de Dieu qui est le fondement de la fraternité universelle.» «La plus haute dignité de l'homme, c'est l'amour fraternel.» «L'amour fraternel est la loi essentielle de la vie humaine.» «Je crois à la puissance révolutionnaire de l'amour fraternel.» «Il n'y a pas de valeur plus solide que l'amour fraternel.» A l'heure où la crise sécuritaire algérienne multipliait les situations de violence, il redisait sa confiance dans le pays et son avenir en des propos très forts publiés après l'attentat de l'aéroport. «Ma longue fidélité à l'Algérie me fait, aujourd'hui, le devoir d'ouvrir publiquement mon cœur. Au moment où l'angoisse se manifeste avec une horreur toujours croissante dans le pays, triste conséquence d'un débordement effroyable de violence injuste, j'appelle tous les hommes de cœur à travailler avec force et détermination à un renouveau de confiance. L'Algérie ne périra pas. Il est urgent en tout premier lieu que tous les croyants rejoignent la volonté du Créateur. Le premier message que Dieu a proclamé dans le monde, dès l'instant même de la Création, est que tout homme, quel qu'il soit, possède une dignité inviolable. Il s'ensuit que toute personne humaine doit être respectée dans sa vie. Le crime est un outrage à Dieu. La restauration de la vie sociale a comme point de départ nécessaire et incontournable le respect de l'homme en tant qu'homme, en dehors de toute espèce de discrimination».(5) L'engagement du cardinal Duval dans tous les travaux qui pouvaient servir au bien commun de l'Algérie ne limitait pas son regard sur les autres causes à défendre «pour l'honneur de Dieu» (expression qu'il affectionnait) à travers le monde : celle des Palestiniens, dès les débuts du conflit ; celle des Libanais pendant les dix-sept ans de guerre ; la longue épreuve des Sahraouis ; les drames de l'Afrique subsaharienne, région du monde qu'il a visitée en plusieurs occasions (Kampala 1969, Yaoundé 1981, etc.). On se rappelle comment en 1979 il avait accepté, malgré la fièvre qui le tenait, de faire le voyage de Téhéran pour assurer la prière de Noël auprès des otages américains. En 1969, il conduit au Caire une délégation de l'Eglise catholique qui posait un geste de paix auprès de l'Eglise copte. Il rencontre alors Gamel Abdel Nasser et l'empereur Hailé Sélassié 1er. Mais dans son combat pour que la population européenne d'Algérie respecte les droits des musulmans du pays, le cardinal n'était pas seul. Il serait injuste de ne pas placer autour du cardinal tous ceux qui, avec lui, ont participé à ses combats pour une Algérie plus fraternelle. Il y eut d'abord toute l'équipe du secrétariat social, avec le père Sanson, multipliant les publications dès les années 1950 pour ouvrir l'attention de la communauté européenne aux problèmes sociaux et humains du pays : le combat des Algériens contre la faim (1954) ; la cohabitation en Algérie (1957) ; l'Algérie et sa jeunesse (1957). Un autre lieu de stimulation des consciences fut la paroisse d'Hussein Dey, à Alger, autour du père Scotto. C'est là que se ressourçaient les trois «Pierre», dont maître Popie, qui fut assassiné par l'OAS, et bien d'autres. Des mouvements chrétiens ont aussi cherché à mener leur action propre d'ouverture comme les scouts et guides de France, l'Action catholique ouvrière, la Jeunesse ouvrière chrétienne, la Jeunesse étudiante chrétienne. Dès la mi-novembre 1954, quinze mouvements de jeunes, dont huit mouvements chrétiens, signaient ensemble un texte qui invitait à réfléchir sur les causes et le sens des évènements du 1er novembre 1954. On connaît aussi les efforts menés au départ avec André Mandouze autour de «Consciences maghrébines» ou, au plan social, autour de l'Association des jeunes Algériens pour l'action sociale (AJAAS). Dans plusieurs congrégations religieuses, comme celles de la famille foucauldienne ou des Pères blancs et Sœurs blanches, des voix aussi se sont élevées pour apporter leur contribution. Le plus connu de ces efforts fut celui de la Mission de France qui a conduit à l'expulsion par les autorités françaises des prêtres de Souk Ahras et à la condamnation du père Jobic Kerlan. D'autres groupes, comme Moisson nouvelle ou Vie nouvelle, travaillaient à éclairer les consciences. En dehors d'Alger, on connaît l'action de l'abbé Beringuer à Tlemcen et à Oran, celle des époux Vandevelde à Constantine. On a trop insisté sur l'isolement de Mgr Duval. Certes, la majorité numérique des Européens d'Algérie s'est souvent opposée aux orientations du cardinal, mais les milieux «libéraux» chrétiens ont tenu une importance dans l'éveil des consciences ou, même tout simplement, de simples fidèles ou des prêtres de paroisse comme le père Jules Declercq, soucieux de rester fidèles à l'Evangile à l'heure de la violence. Ce sont eux qui ont fait la nouvelle Eglise d'Algérie après l'indépendance et donné son sens à la célèbre déclaration du cardinal Duval à un journaliste du Monde, le 11 janvier 1964 : «En Algérie, l'Eglise, comme il se doit, n'a pas choisi d'être étrangère, mais d'être algérienne.» Alger, le 7 octobre 2004 Henri Teissier Archevêque d'Alger (1) Marie-Christine Ray, Le Cardinal Duval – Un homme d'espérance en Algérie, (p. 57), éd. du Cerf, Paris, 1998. (2) Marie-Christine Ray, Le Cardinal Duval – Un homme d'espérance en Algérie, (p. 56), éd. du Cerf, Paris, 1998. (3) Denis Gonzalez et André Nozière, L-E Duval, archevêque d'Alger, Algérie : 1954-1962 – Au Nom de la vérité (pp. 20-21), éd. Cana/Jean Offredo, Paris, 1982. (4) Denis Gonzalez et André Nozière, L-E Duval, archevêque d'Alger, Algérie : 1954-1962 – Au Nom de la vérité (p. 26), éd. Cana/Jean Offredo, Paris, 1982. (5) Appel transmis aux journaux nationaux et internationaux le 1er septembre 1992.