- Pr Pierre Chaulet : « Un militant de la liberté » Dans l'histoire contemporaine de l'Algérie, l'implantation de l'Eglise catholique est étroitement liée à l'histoire d'une colonie de peuplement que l'Eglise avait la charge de soutenir moralement et spirituellement. Dans cette histoire, Mgr Duval tient une place éminente : il a été l'évêque de la transition, entre la fin de la période coloniale et les 20 premières années de l'Algérie indépendante. Homme à principes, d'une grande rectitude morale, il n'a jamais transigé sur le respect de la dignité de l'homme, de tous les hommes vivant en Algérie. Nommé évêque de Constantine en 1947, il découvre la grande misère sociale du peuple algérien, s'investit dans la découverte de l'Islam et dans l'ouverture d'un dialogue entre des groupes de chrétiens et de musulmans, il appelle à « l'amour fraternel », suivant en cela l'exemple de saint Augustin. Nommé archevêque d'Alger en mars 1954, il insiste sur le respect de la justice sociale. S'interdisant de proposer des solutions politiques qui ne sont pas de son ressort, il rappelle que, sans justice, il ne peut exister ni amour fraternel ni cohabitation. Mais il est rattrapé par l'histoire après le 1er novembre 1954. Alerté par des militaires français et mis en présence de militants algériens arrêtés et torturés dans les premiers jours de décembre 1954, il prend solennellement position contre la torture, en janvier 1955, au nom du « respect de la personne humaine ». Par la suite, inlassablement, il intervient auprès des autorités françaises pour faire cesser les tortures et tente de ramener à la raison ses « fidèles égarés », voyant avec angoisse se développer le racisme et avec l'OAS, une « nouvelle forme du nazisme » tel qu'il l'avait connu en Savoie, lorsqu'il était jeune prêtre. Prenant clairement ses distances vis-à-vis du pouvoir colonial, il est critiqué par une grande partie de la population chrétienne traditionnaliste qui le surnomme « Mohamed Duval » et, par-là même, revendiqué par les Algériens comme un « militant de la liberté ». Nommé cardinal en 1965, il acquiert la nationalité algérienne la même année. Il prendra position par la suite sur le développement économique qui doit se faire en respectant la justice, ce qui suppose compétence et conscience. Il a également pris position pour les droits des peuples palestinien et sahraoui. En 1992, son dernier message est un cri du cœur : « L'Algérie ne périra pas... Toute personne humaine doit être respectée dans sa vie. Le crime est un outrage à Dieu. C'est au nom de ce respect de la personne humaine que progresse la conscience, voulue par Dieu, de l'unité du peuple algérien et que sera sauvegardée la mission qui est celle de l'Algérie de participer à la restauration de la société humaine universelle par les progrès de la justice et l'établissement de la paix ». Ayant commencé sa vie d'archevêque d'Alger comme successeur chronologique de Mgr Dupuch, de Mgr Pavy, du cardinal Lavigerie, il l'achèvera en Algérie, où il est enterré, pasteur d'un petit troupeau de fidèles de nationalités et de cultures différentes comme un successeur et un héritier spirituel de saint Augustin. P. C. - Rédha Malek : « Une référence morale incontestée » Célébrer le 10e anniversaire de la mort du cardinal Duval, c'est évoquer avant tout un exemple et un enseignement dont l'impact et le rayonnement n'ont pas faibli avec le temps. Cet homme de Dieu sut, en pleine guerre d'Algérie, rompre le silence pour condamner la torture dès juin 1955, c'est-à-dire avant la bataille d'Alger où elle prit une ampleur sans nom. Dans une conjoncture exceptionnellement grave, où l'avenir de tout un peuple était en jeu, il n'y avait pas pour lui d'alibi à un quelconque accommodement avec l'injustice et l'arbitraire. Ce refus d'une posture à la Ponce Pilate, lui valut les égards et le respect des musulmans d'Algérie. Cette ligne de conduite audacieuse se vérifia dans son choix délibéré de prendre langue avec le GPRA, en juillet 1961, afin de régler directement avec lui les problèmes attenants à l'avenir de l'Eglise. C'est ainsi que furent restitués plusieurs édifices religieux confisqués lors de la conquête de 1830, notamment la Cathédrale d'Alger, anciennement mosquée Ketchawa. Référence morale incontestée, il lui fut demandé de se rendre à Téhéran le 1er janvier 1980 afin d'y visiter les otages américains et de prier avec eux. Mission qu'il accomplit avec une autorité et une dignité exemplaires. C'est encore l'homme de cœur et le citoyen qui s'exprima en août 1992 à la suite de l'explosion terroriste de l'aéroport Houari Boumediène. Qu'il suffise de citer, pour réaliser toute la confiance et « la longue fidélité » que Duval nourrissait envers le peuple algérien : « Au moment où l'angoisse se manifeste avec une horreur toujours croissante dans le pays, triste conséquence d'un débordement effroyable de violence injuste, j'appelle tous les hommes de cœur à travailler avec force et détermination à un renouveau de confiance. L'Algérie ne périra pas... C'est au nom du respect de la personne humaine... que sera sauvegardée la mission qui est celle de l'Algérie de participer à la restauration de la société humaine universelle par les progrès de la justice et l'établissement de la paix ». Peut-on imaginer témoignage plus haut vis-à-vis de l'Algérie et de son destin ? Merci, au-delà de la mort, à Léon-Etienne Duval. Rédha Malek - Mahfoud Keddache (historien) : « Un symbole de tolérance » J'ai rencontré Mgr Duval quelques mois avant le déclenchement de la révolution de novembre 1954. Si je m'en souviens bien, c'était à l'occasion d'un colloque organisé à Alger sur les problèmes de la faim. Nous étions présents et nous avions participé aux débats. Avec la naissance de l'Association de la jeunesse algérienne pour l'action sociale (AJAAS), les relations avec Mgr Duval se sont renforcées. L'AJAAS organisait des rencontres sur des thèmes d'actualité comme le chômage, la faim et les problèmes du colonialisme avec la participation des jeunes de différentes origines, européenne et musulmane. L'archevêque a toujours encouragé ce genre d'initiatives. Il a toujours dit que les solutions ne pouvaient être trouvées que dans la concorde et la compréhension mutuelle. Mgr Duval a, de tout temps, encouragé le rapprochement entre les Scouts musulmans et les Scouts de France. Après les attentats de novembre 1954, la police coloniale a procédé à des arrestations massives et l'archevêque ne s'est pas tu. Tout en dénonçant cette répression, il effectuait des démarches auprès des hautes autorités françaises pour libérer les prisonniers. Un jour, j'ai même demandé à Mgr Duval d'intervenir pour relâcher Omar Lagha qui était avec nous dans les Scouts musulmans algériens (SMA). Mes multiples arrestations n'ont pas, non plus, laissé Mgr Duval indifférent. En homme de paix, de dialogue et de tolérance, il a toujours prêché un message de fraternité et de justice. Il défendait les pauvres et les opprimés. Il était contre le mépris, la torture et les humiliations. Après l'indépendance, Duval a choisi de rester en Algérie et les autorités, en guise de reconnaissance, lui ont octroyé la nationalité algérienne. Comme il l'a si bien souligné, « en Algérie, l'Eglise n'a pas choisi d'être étrangère, mais d'être algérienne ». Sa nomination comme cardinal fut, à la fois, une reconnaissance pour le courage de l'homme et un soutien à la jeune nation. Je l'ai vu pour la dernière fois, deux jours avant son décès, à l'hôpital de Aïn Naâdja. M. K.