C'est Bouteflika qui, à peine élu en 1999, a tenu à Houston, devant le gotha pétrolier texan et ses soutiens bancaires et boursier, un discours célèbre où il promet de revenir sur la nationalisation de 1971 et d'ouvrir les champs pétroliers du Sahara à la concession privée. L'Amérique n'a jamais non plus menacé : ni le président qui a publié le fameux article «Je suis l'ami des Américains» ni le pays dont elle apprécie la collaboration antiterroriste et qu'elle parraine pour son adhésion à l'OMC. L'Amérique ne peut d'ailleurs menacer l'Algérie, où elle est fortement implantée en secteur d'hydrocarbures. Elle ne peut le faire avec ses déboires au Venezuela, en Argentine, et dans un autre contexte, en Irak et au Proche-Orient. Pourquoi alors ce mensonge sur l'inéluctable destruction du pays si le projet de loi sur les hydrocarbures n'est pas entériné par le Parlement et légitimé par le peuple ? Pourquoi la classe politique et ses relais consentent-ils à ce mensonge par le silence ou le soutien répété au programme du président ? Pourquoi ce soudain, massif et si urgent revirement politique et idéologique vers un dogme de développement que ni l'Europe ni les grandes puissances d'Asie ne retiennent comme stratégie de financement, d'investissement et de management ? Le sens d'un échec historique En vérité, tous ces questionnements trouvent leur réponse dans l'échec total et global du régime de pouvoir personnel à construire un Etat moderne qui puisse réguler les contradictions normales d'une société aspirant à sortir de son sous-développement dans des conditions de ressources inexploitées et de mutation accélérée de l'histoire du monde. Ce régime n'a ni plan de développement ni plan d'exportation. Il ne peut compter ni sur le secteur public qu'il a déstructuré par des injonctions bureaucratiques ni sur un secteur privé qu'il a débridé par son laxisme, pour asseoir le pouvoir d'Etat sur une base économique moderne et sur une assise sociale motivée par des services publics efficaces et des libertés fondamentales reconnues. Le régime n'a aucun outil institutionnel ou organisationnel d'application des lois, qu'il vote dans un cycle effréné de réformes administratives, d'élections parlementaires et de remaniements gouvernementaux. Il n'a aucun outil d'information, de conception, d'ingénierie, de réalisation, de maintenance, de management et d'audit des chantiers de travaux qu'il décide sans contrôle démocratique et qu'il finance sans transparence budgétaire. Il n'a plus que des relais clientélistes, organisés en système d'investiture et d'allégeance, pilotés en système d'incompétence et rétribués en système de prédation. On comprend dès lors le vertige et la peur panique quand, au sortir d'une décennie noire, il voit le peuple réclamer maintenant son droit au travail, au logement, à la santé, à l'éducation et à la culture, et ce à un moment où, malgré la cagnotte pétrolière et sa volonté politique, il ne peut réaliser aucun de ces projets sociaux sans dérèglement autoritaire ou dérive rentière. On comprend aussi pourquoi – faute d'administration et d'entreprise – le régime ne voit son salut que dans l'investisseur étranger et sa survie que dans l'encadrement d'un développement par des zones de libre-échange. Le sens de responsabilité collective Le prix à payer pour ce sauvetage est lourd : les multinationales à démarche ultralibérale veulent les matières premières, l'énergie, l'industrie, la logistique, le commerce et la finance sous commande de groupes et de filiales à logique d'actionnaire privé. L'Etat, la nation et son monde du travail doivent reculer devant leur marché. Bouteflika ambitionne d'être l'homme de ce recul. Il l'a annoncé en public et demande aujourd'hui à la classe politique et à ses relais de transmettre ce signal au Parlement réuni en session de printemps. L'heure est à la responsabilité politique, idéologique et historique. Avec la paix retrouvée, l'Algérie va maintenant se concentrer sur son développement comme Etat-nation sérieux et comme Etat-pivot crédible de la communauté des nations. Elle va maintenant demander pourquoi s'enfoncer en pays périphérique dans le tout-pétrole concédé, quand l'intérêt national commande d'utiliser l'argent du pétrole pour sortir en économie hors pétrole et préparer la société à l'après-pétrole. Elle va exiger de savoir quel est l'enjeu de cette spécialisation en net exportateur de pétrole, net exportateur de capitaux, net exportateur de cerveaux et net exportateur de main-d'œuvre, alors qu'elle reste net importateur de produits bas de gamme et bientôt net importateur de multinationales. Le pays va prendre conscience des dangers qui le menacent comme Etat, comme société, comme nation et comme histoire. Comme Etat, où le Parlement est marginalisé dans ses missions de législation et de contrôle. Comme Société, où le monde du travail est promis à être laminé par le monde du capital ultralibéral. Comme nation, où le territoire va être partitionné en Sud mondialisé par le tout-pétrole et le Nord régionalisé en euromed. Comme histoire, dont les dates symboles sont systématiquement revisitées pour être dévalorisées dans leur message historique de combat de résistance, de libération et d'émancipation. La démarche suivie, pour faire aboutir son projet de loi sur les hydrocarbures, montre que le pouvoir personnel ne peut survivre qu'en s'alignant davantage sur l'allié ultralibéral et renforçant ses capacités d'autoritarisme et de totalitarisme. Antinational par capitulation et antisocial par impératif, le pouvoir de Bouteflika va achever de bloquer tout espoir de démocratie et tout rêve de république. Il sera le fossoyeur des idéaux de patriotisme, de progressisme et de libéralisme de l'Algérie. On peut d'ailleurs, dès aujourd'hui, se demander si dans la nécessité de s'allier aux milieux les plus ultras du libéralisme débridé pour sa survie, le régime ne va pas aller plus loin que la simple profanation de la mémoire collective, qu'il pratique déjà, pour carrément culpabiliser l'esprit de résistance de notre peuple et le désarmer en réhabilitant les tutelles passées et en légitimant les tutelles futures. La préparation, la présentation et l'adoption du projet de loi sur les hydrocarbures sont portées en filigrane par une méthode autoritaire et servile qui préfigure les futurs alignements et renoncements. Le sens d'une alternance urgente Encore une fois, l'heure est à la prise de responsabilité politique et idéologique : Responsabilité politique des élus et des militants de la classe politique pour surmonter toutes les pressions ou menaces et animer les débats publics sur les grands projets de loi, dont le pays a besoin pour assurer sa stabilité, sa sécurité et sa prospérité et pour apporter sa contribution de coopération et de partenariat à la communauté internationale. Responsabilité idéologique des syndicats, des associations, des médias, des intellectuels, des forums sociaux et des collectifs de défense pour se regrouper et imposer un débat public et permanent sur l'urgence et l'impératif d'une vision alternative au développement à credo ultralibéral, rejeté par la majeure partie du monde. Le pays a besoin d'un Etat républicain, d'une société démocratique et d'un marché libéral où services publics et services privés sont productifs, compétitifs et complémentaires. Le pouvoir personnel gâche son évolution historique vers cette Algérie normale, en lui donnant un Etat dirigiste, une démocratie de façade et, pour se reconduire, veut lui ajouter aujourd'hui une vitrine ultralibérale. L'heure est arrivée pour mettre à l'ordre du jour et en synergie le principe de compter sur soi et le principe de compter sur l'autre, pour innover dans la façon de construire une Algérie normale, semblable à tous les pays qui progressent dans le droit. Le régime de pouvoir personnel a fait son temps. Il ne peut trouver nulle part de caution solide et durable pour survivre dans son archaïsme de déni de droit républicain, démocratique et libéral. Le Parlement et sa classe politique doivent avoir cette conscience historique pour réussir la présente session de printemps. Les débats tronqués engendrent des frustrations qui, faute de cadre institutionnel où le combat politique est régulé, peuvent dégénérer en violences politiques. Alger le 18 mars 2005.