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“Les réponses tronquées engendrent des frustrations”
Chérif Belkacem pour Liberté
Publié dans Liberté le 20 - 03 - 2005

Le Parlement est appelé à consacrer le tournant ultralibéral que Bouteflika impose au pays pour accélérer le désengagement de l'Etat de l'économie nationale et rendre irréversible l'insertion de l'Algérie dans l'économie mondiale de marché.
De tous les projets de loi ou ordonnances présidentielles à examiner, le projet phare est clairement le projet de loi sur les hydrocarbures.
Depuis l'élection de 2004, un étrange et massif consensus entoure ce même projet. Construit autour de partis en alliance présidentielle, ce consensus regroupe les anciens partisans et adversaires du projet autour d'une démarche devenue commune : cautionner la décision politique de reconduire en deuxième mandat le président, d'imposer ce dernier comme seule institution habilitée à faire de la politique en Algérie et de placer son projet ultralibéral de société et d'économie comme seule alternative d'Etat, exclusive de toute autre option nationale ou alternance politique.
Le pluralisme partisan et syndical, inscrit dans la Constitution, est d'autorité reconfiguré en système d'allégeance : le seul programme électoral légitime est celui du Président. Le Parlement est, dans ce cadre de suprématie présidentielle, quasiment sommé d'entériner le projet de loi sur les hydrocarbures et — sous menace de dissolution — de le faire, sans y apporter le moindre amendement, à une date hautement symbolique : le 19 mars. La question reste posée de savoir qui a décidé d'imposer cette vision d'institutions messianique et de comprendre à quel impérieux dessin répond la volonté politique d'extraire de tout débat publique la question stratégique des hydrocarbures, qui engage la souveraineté, la sécurité, le développement, la coopération et le partenariat géopolitique du pays.
Le sens d'un aveu d'impuissance
Bouteflika annonce, lors d'une célébration particulière de la date symbole 24 février, qu'il ne décide de rien et que c'est l'étranger qui lui dicte son action. Il ajoute que, sauf à subir le sort de l'Irak, le pays ne peut désobéir aux injonctions ou aux diktats qui lui sont adressés.
Loin d'informer le peuple et de le consulter sur ce sujet, il recommande de s'exécuter sans discuter et de s'amarrer à l'ultralibéralisme mondial en nation périphérique de son économie et en Etat supplétif de sa géopolitique.
Au lieu d'encourager le peuple à s'engager avec confiance dans la guerre économique de la mondialisation, il le désarme en lui demandant d'oublier son passé de lutte, grâce auquel un continent a pu être décolonisé et des pays producteurs, s'émanciper de la tutelle pétrolière des majors.
Mais l'impuissance affichée a un objectif d'intrigue et de ruse : semer la peur chez tous les opposants potentiels. Pour faire passer son projet de dénationalisation, Bouteflika peint volontairement en noir le tableau du rapport des forces dans le monde. Il veut couper court à toute critique partisane ou syndicale, en déclarant que le fond du problème ne relève ni de la mise à niveau de la société, ni de la gouvernance de l'Etat, ni de la modernisation du pays : il s'agit juste de ne pas résister aux multinationales, dont il veut être l'allié.
L'Algérie ne doit plus avoir désormais qu'un horizon géopolitique : celui dessiné par l'investisseur direct étranger et le pouvoir personnel qui le servira en aides financières, subventions budgétaires, exonérations fiscales, ponctions salariales et territoires miniers concédés.
Le sens d'une idéologie hégémonique
Pourquoi semer cette peur pour imposer le programme ultralibéral en pouvoir personnel ?
La démarche des deux mandats éclaire la réponse. Le deuxième mandat veut tirer les leçons de l'échec du premier mandat qui a conduit au gel du projet pétrolier, a retardé les réformes et mis en porte-à-faux le pouvoir avec ceux dont il espère la légitimation internationale.
Il organise alors un rapport Etat-pouvoir, structuré autour d'un système d'allégeance inconditionnelle de partis, de syndicats et d'associations-relais, qui lui permet de s'assurer la majorité parlementaire nécessaire à l'adoption de son projet de loi sur les hydrocarbures. Précaution supplémentaire, il verrouille toute velléité d'autonomie partisane, syndicale ou médiatique hors du seul programme ultralibéral.
Malgré l'imposante architecture d'appareils idéologiques et politiques de soutien au régime et d'encadrement de la société, le pouvoir a peur : il sait qu'il a fait son temps et que, ni respecté ni craint, le temps le condamne ; il sait que le monde du travail va être laminé par les dégâts sociaux considérables que l'ultralibéralisme occasionne partout dans le monde, et il sait aussi la vague de protestation montante d'altermondialisation qu'il suscite. Il sait que le front social est son talon d'Achille.
Le sens d'un mensonge public
Cette peur du pouvoir est une peur panique du peuple. En parlant d'Irak, il déploie une stratégie de peur préventive contre toute forme de contestation dirigée contre lui.
L'Amérique n'a jamais demandé le pétrole dans les termes du projet de loi qui lui est offert. C'est Bouteflika qui, à peine élu en 1999, a tenu à Houston, devant le gotha pétrolier texan et ses soutiens bancaires et boursiers, un discours célèbre où il promet de revenir sur la nationalisation de 1971 et d'ouvrir les champs pétroliers du Sahara à la concession privée.
L'Amérique n'a jamais non plus menacé le pays dont elle apprécie la collaboration antiterroriste et qu'elle parraine pour son adhésion à l'OMC. Pourquoi alors ce mensonge sur l'inéluctable destruction du pays si le projet de loi sur les hydrocarbures n'est pas entériné par le Parlement et légitimé par le peuple ?
Le sens d'un échec historique
En vérité, tous ces questionnements trouvent leur réponse dans l'échec total et global du régime de pouvoir personnel à construire un Etat moderne qui puisse réguler les contradictions normales d'une société aspirant à sortir de son sous-développement. Ce régime n'a ni plan de développement ni plan d'exportation. Il ne peut compter ni sur le secteur public qu'il a déstructuré par des injonctions bureaucratiques, ni sur un secteur privé qu'il a débridé par son laxisme pour asseoir le pouvoir d'Etat sur une base économique moderne et sur une assise sociale motivée par des services publics efficaces et des libertés fondamentales reconnues.
Le régime n'a aucun outil institutionnel ou organisationnel d'application des lois, qu'il vote dans un cycle effréné de réformes administratives, d'élections parlementaires et de remaniements gouvernementaux.
Il n'a aucun outil d'information, de conception, d'ingénierie, de réalisation, de maintenance, de management et d'audit des chantiers de travaux qu'il décide sans contrôle démocratique et qu'il finance sans transparence budgétaire.
Il n'a plus que des relais clientélistes, organisés en système d'investiture et d'allégeance, pilotés en système d'incompétence et rétribués en système de prédation.
Il voit le peuple réclamer maintenant son droit au travail, au logement, à la santé, à l'éducation et à la culture, et ce, à un moment où, malgré la cagnotte pétrolière et sa volonté politique, il ne peut réaliser aucun avec ces projets sociaux sans dérèglement autoritaire ou dérive rentière.
On comprend aussi pourquoi — faute d'administration et d'entreprise — le régime ne voit pas son salut que dans l'investisseur étranger et sa survie que dans l'encadrement d'un développement par des zones de libre-échange.
L'heure est à la responsabilité politique, idéologique et historique
Avec la paix retrouvée, l'Algérie va maintenant se concentrer sur son développement comme Etat-nation sérieux et comme Etat-pivot crédible de la communauté des nations.
Elle va maintenant demander pourquoi s'enfoncer en pays périphérique dans le tout-pétrole concédé, quand l'intérêt national commande d'utiliser l'argent du pétrole pour sortir en économie hors pétrole et préparer la société à l'après-pétrole.
Elle va exiger de savoir quel est l'enjeu de cette spécialisation en net exportateur de pétrole, net exportateur de capitaux, net exportateur de cerveaux et net exportateur de main-d'œuvre, alors qu'elle reste net importateur de produits bas de gamme et bientôt net importateur de multinationales.
Le pays va prendre conscience des dangers qui le menacent comme Etat, comme société, comme nation et comme histoire.
Comme Etat, où le Parlement est marginalisé dans ses missions de législation et de contrôle.
Comme société, où le monde du travail est promis à être laminé par le monde du capital ultralibéral.
Comme nation, où le territoire va être partitionné en Sud mondialisé par le tout-pétrole et le Nord régionalisé en euro-med.
Comme histoire, dont les dates symboles sont systématiquement revisitées pour être dévalorisées dans leur message historique de combat de résistance, de libération et d'émancipation Le pouvoir personnel ne peut survivre qu'en s'alignant davantage sur l'allié ultra-libéral,et qu'en renforçant ses capacités d'autoritarisme et de totalitarisme.
On peut d'ailleurs, dès aujourd'hui, se demander si dans la nécessité de s'allier aux milieux les plus ultras du libéralisme débridé pour sa survie, le régime ne va pas aller plus loin que la simple profanation de la mémoire collective, qu'il pratique déjà, pour carrément culpabiliser l'esprit de résistance de notre peuple et le désarmer en réhabilitant les tutelles passées et en légitimant les tutelles futures.
Le sens d'une alternance urgente
Encore une fois, l'heure est à la prise de responsabilité politique et idéologique : responsabilité politique des élus et des militants de la classe politique pour surmonter toutes les pressions ou menaces et pour animer les débats publics sur les grands projets de loi, dont le pays a besoin pour assurer sa stabilité, sa sécurité et sa prospérité et pour apporter sa contribution de coopération et de partenariat à la communauté internationale. Responsabilité idéologique des syndicats, des associations, des médias, des intellectuels, des forums sociaux et des collectifs de défense pour se regrouper et imposer un débat public et permanent sur l'urgence et l'impératif d'une vision alternative au développement à credo ultralibéral, rejeté par la majeure partie du monde.
Le pays a besoin d'un Etat républicain, d'une société démocratique et d'un marché libéral où services publics et services privés sont productifs, compétitifs et complémentaires. Le pouvoir personnel gâche son évolution historique vers cette Algérie normale, en lui donnant un Etat dirigiste, une démocratie de façade et, pour se reconduire, veut lui ajouter aujourd'hui une vitrine ultralibérale.
Le régime de pouvoir personnel a fait son temps. Il ne peut trouver nulle part de caution solide et durable pour survivre dans son archaïsme de déni de droit républicain, démocratique et libéral.
Le Parlement et sa classe politique doivent avoir cette conscience historique pour réussir la présente session de printemps.
Les débats tronqués engendrent des frustrations qui, faute de cadre institutionnel où le combat politique est régulé, peuvent dégénérer en violences politiques.
C. B.
Ancien membre
du Conseil de la révolution.


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