Au centre des débats, le rapport entre la religion et les sciences, la religion et la liberté de pensée, le contrôle du pouvoir politique et religieux sur l'épanouissement d'une pensée critique. S'il s'agissait de l'Andalousie des Xe, XIe et XIIe siècles qui a été au cœur du développement d'une pensée cosmopolite d'expression arabe, se situant dans la continuité de la pensée hellénique, la question n'en revêt pas moins une brûlante actualité. «J'ai voulu revenir à la source du rapport entre la foi et la philosophie, la religion et les sciences», souligne Jacques Attali, qui affirme que lui qui a quitté, jeune, son pays natal, l'Algérie, a toujours été intéressé par la question de l'identité. «Pourquoi l'Islam, plus que les autres religions a-t-il développé la science aux Xe, XIe et XIIe siècles et qu'on ne retrouve pas dans nos livres d'histoire ?», se demande-t-il. Son livre, Jacques Attali le conçoit aussi comme «une réponse à ceux qui disent que l'Europe n'a pas de dimension musulmane». «Des hommes ont assuré cette charnière : Ibn Rochd, le musulman, Maïmonide le juif, un siècle plus tard, Thomas d'Aquin le chrétien» qui va déboucher sur le droit de penser libre, ajoute-t-il. «La science ne va pas contredire le fait de croire. Dieu est une abstraction, l'univers est infini, proclame Ibn Rochd». «Maïmonide et Ibn Rochd pensent que la science est compatible avec la religion. Maïmonide va inscrire un courant rationaliste dans le judaïsme. Il a eu des disciples.» La Méditerranée, un espace cosmopolite d'expression arabe Mohamed Arkoun, avec la précision de l'historien, souligne que l'espace méditerranéen va être parcouru par une pensée d'expression arabe, la langue arabe étant la langue officielle commune à tous les intellectuels qu'ils fussent juifs, chrétiens, perses… L'espace méditerranéen, que Mohamed Arkoun définit comme un espace géo-historique et géo-culturel, s'étend de l'Iran jusqu'à l'Atlantique en incluant tout le sud de l'Europe. «Historiquement, sociologiquement, culturellement, l'espace méditerranéen est un ensemble cosmopolite avec la coexistence de plusieurs groupes ethniques, religieux.» L'historien souligne que «le XIIe siècle marque la fin d'une page d'histoire connue comme une page humaniste de la pensée d'expression arabe alimentée par des intellectuels iraniens, berbères, arabes, une philosophie inscrite dans une marche continue depuis la Grèce hellénique». Cordoue, malgré son rôle éminemment important, dépendait de sa source pour toutes choses de Baghdad, rappelle Mohamed Arkoun. Le problème de communication entre l'Andalousie musulmane et le Proche-Orient était tel que les fouqaha de l'école malékite prennent le pouvoir à Cordoue. «Ce sont eux qui sont responsables de tout ce qu'ont fait les Almoravides en Andalousie et au Maghreb. Cette classe socio-idéologique va faire barrage à beaucoup d'écoles de pensée musulmanes qui s'étaient épanouies en Iran, en Irak.» Les juristes malékites contrôlent toute émergence d'écoles de pensée religieuse. Le philosophe Ibn Rochd appartenait à une grande famille de juristes, il était lui-même grand cadi de Cordoue. «En tant que juriste, il était sous contrôle de ses collègues malékites. Même lui n'a pas pu influer sur l'évolution du droit au Maghreb.» «Cette lutte entre la religion et la science était une lutte politique, une lutte de classes et qui se couvrait du prétexte de la religion. C'est parce qu'il y a eu cette opposition constante que la philosophie a vécu dans la marge. Après la mort d'Ibn Rochd, il n'y a eu personne, c'est la sociologie de l'échec d'Ibn Rochd dans le contexte islamique et sa réussite dans le contexte chrétien.» L'Andalousie, une «référence apologétique de soi» Mohamed Arkoun observe que dans la période contemporaine, depuis les indépendances, l'Andalousie est utilisée comme «référence apologétique de soi. Cela a fait des ravages chez les jeunes». Et de signaler qu'aucun historien n'a expliqué la précarité de la pensée musulmane. «Au Maghreb, la philosophie est tenue à distance.» Selon Mohamed Arkoun, «la place de la théologie dans la pensée islamique est un débat impossible aujourd'hui car il n'y a plus de pensée théologique dans les pays musulmans, on fait des fetwas. Aujourd'hui dans tout le Maghreb il n'y a qu'une seule école, l'école malékite.» Mohamed Arkoun évoque une autre rupture en Occident : la modernité a rendu obsolète la philosophie médiévale. «L'enseignement philosophique dans les pays méditerranéens, aujourd'hui, est difficile à donner car la ligne continue de l'histoire de la philosophie a été brisée en Europe à partir de la Renaissance». Pour Jacques Attali, l'équilibre entre la liberté de penser et l'impératif de ne pas sortir de la communauté chez les juifs est fait par la jurisprudence, ce qui explique que «le judaïsme est prêt à entrer dans la modernité». Mohamed Arkoun réplique que «jusqu'aux 15e et 16e siècles, ni en chrétienté, ni en Islam, ni dans le judaïsme, on ne peut parler de liberté de penser. Au temps de Maïmonide, c'est un anachronisme. Maïmonide reste au régime commun de la vérité aux trois religions monothéistes». «Le régime de la vérité est que la raison est serve de la parole révélée, la modernité c'est de dire que la religion relève du privé.» «La modernité, c'est le regard de la raison sur la raison. La modernité, c'est la rupture proclamée par la raison.» En Europe, du sang a coulé pour que cette rupture se réalise. «Pour les musulmans, le Moyen-Age continue.» Mohamed Arkoun précise que pour les juifs, c'est plus aisé parce que jusqu'à la création de l'Etat d'Israël, il n'y a pas de puissance d'Etat, de pouvoir politique pour exercer de contrôle sur la pensée religieuse, la philosophie, d'où un espace de liberté de penser. «Dans le parcours de la pensée juive, son caractère de minorité sans Etat représentait un avantage qui permettait le développement d'une pensée critique». Et ce constat de Mohamed Arkoun : «Depuis les années 1970-1980, des musulmans qui refusent de se dire Occidentaux. C'est faux de faire une séparation entre Islam et Occident.» «Les musulmans ont pris du retard pour connaître leur passé, ils sont dans le mythe, même à l'université.» (1) –La Confrérie des éveillés, de Jacques Attali. Editions Fayard, octobre 2004