En premier lieu, évidemment, l'indépendance de notre pays. Ensuite, notre conception commune d'une Algérie future, qui serait une république démocratique et sociale, dont les citoyens ne seraient pas définis par leur appartenance religieuse musulmane. Enfin, tous les deux menions, chacun dans son propre parti, une lutte contre le sectarisme qui y régnait. Lui, contre l'exclusion, exigée par le PC, des trotskystes dans toute forme d'union anticolonialiste ; moi contre une définition restrictive de la citoyenneté algérienne et contre un parti qui ne s'ouvrait pas suffisamment au débat démocratique en son sein. Et nous menâmes ensemble l'action au sein de l'UAP puis, surtout, pour une UGEA contre une UGEMA qui faisait fi de l'engagement pour l'indépendance d'étudiants juifs algériens à nos côtés – et qui le restèrent, tout risque pris, durant toute la durée de la guerre de libération. Ce fut l'UGEMA qui fut retenue malgré les efforts, ceux d'Inal et les miens, entre autres. Mais à côté des convergences de notre combat, bientôt, même, de son unicité, l'essentiel, dans mon souvenir, est ailleurs. Ce sont les liens d'amitié, de complicité d'esprit qui nous liaient. Parlant de son amitié avec La Boetie, Montaigne la résume ainsi : «Parce que c'était lui, parce que c'était moi.» Je ne peux que dire la même chose. Inal respirait la joie de vivre et on ne peut oublier son sourire qui l'illuminait ; un sourire qui savait se faire narquois et moqueur quand il le fallait, ou, au contraire, chaleureux et complice dans un humour partagé. Ouvert, comme personne, aux autres, connaissant et appréciant les vertus d'un dialogue débarrassé de toute langue de bois, il dégageait une sympathie communicative qui, chez les Tlemcéniens, lui donnait un charisme certain. De sa vie, il parlait peu. Elle mérite qu'on la rappelle. Elle s'inscrit dans l'effort d'un jeune Algérien responsable pour la survie économique et sociale de sa famille, mais aussi pour son entêtement à apprendre, à être ouvert au savoir, sachant que celui-ci renforçait son combat patriotique et révolutionnaire. Rappelons quelques étapes d'une vie exemplaire. Ahmed Inal est né à Tlemcen le 24 février 1931. Il devint orphelin de son père alors qu'il n'avait pas douze ans et de ce fait devint «chef de famille». Il obtint son baccalauréat peu avant ses dix-huit ans, mais n'obtint ni bourse ni prêt d'honneur pour poursuivre ses études, hypothéqué qu'il était, du fait, suppose-t-on, de son engagement politique. Il choisit d'enseigner comme instituteur en 1949 et en 1950. Ceci lui permit, en 1951, de reprendre ses études et de venir s'inscrire en licence d'histoire, en Sorbonne, à Paris. Je ne redirai pas ici l'importance de son action politique mais souligner qu'elle était tout entière tournée vers l'union des étudiants algériens, toutes sensibilités et toutes origines, pour l'indépendance. Et il savait, mieux que quiconque, la nécessité des liens qui unissaient les exploités du monde, et, en France, l'importance de n'être pas fermé aux alliances avec la gauche révolutionnaire et les syndicats. En 1955, il rentre au pays, à Tlemcen, et enseigne au collège de Slane. En janvier 1956, il rejoint l'ALN et prend pour nom de guerre Djaâfar. Il sera rejoint, quelques mois plus tard, par deux de ses frères. Les événements se précipitent. En octobre 1956, il est blessé lors d'un accrochage à Moulay Slissen et, fait prisonnier, il sera torturé longuement et atrocement. On racontera qu'il avait eu les yeux crevés et, en fin de calvaire, fut arrosé d'essence et brûlé. S'il est certain qu'il fut torturé, qu'il ne parla pas et qu'il fut exécuté, les détails ajoutés sur cette exécution furent-ils tels qu'on dit ou sont-ils la transfiguration mythique de celui qui fut un résistant et un martyr ? Historien, je ne peux me prononcer, mais j'espère du fond du cœur qu'il fut exécuté sans ajouter à l'horreur. Une autre rumeur, dont on retrouve un écho (au conditionnel, notons-le) chez mon collègue et ami Gilbert Meynier, mais qui n'a aucun fondement et semble relever de la seule polémique politique, a voulu rendre responsable de la mort d'Ahmed Inal, l'ALN. Rien, absolument rien, ne fonde une telle information. Et en tant qu'historien, j'ajoute que tout ce que nous savons – et nous en savons beaucoup – plaide contre la rumeur. J'écris cet article en regardant la photo d'Inal prise à Paris dans les années cinquante et je le vois souriant, l'air mutin. Comment en parler comme d'un mort ? Dans ma mémoire, dans le souvenir de ceux qui ont été ses amis, il est vivant.