En 1955, je quittais à peine l'univers paradoxal de l'adolescence pour plonger directement dans le monde des adultes, dans le pire de tous, celui de la guerre. A 17 ans, comme des milliers de jeunes Algériens colonisés qui rêvions d'un monde sans joug, j'activais de temps à autre comme « apprenti héros » aux côtés de mon père qui était responsable au sein de l'Armée de libération nationale entre Bechloul et Aziba, dans le piémont sud du Djurdjura, en zone 3. Je servais la cause nationale et j'en étais fier, parfois comme agent de liaison ou dans des missions d'acheminement de ravitaillement des frères. C'est en 1956 que mon histoire de débutant dans la vie allait s'accélérer quand un moussebel, sans doute, ou plutôt assurément, sous la torture, a donné le nom de mon père à l'ennemi et révélé ses activités patriotiques dans les rangs de l'ALN. En mai 1956, pour être plus précis, je me sauvais de Bechloul quand les soldats coloniaux sont venus pour m'arrêter. Un parent était tombé dans leur nasse. Le reste est, je dirais assez classique. C'est ma mère qui a payé. Ayant trouvé des documents appartenant à mon « vieux », comme on dit aujourd'hui, qui comme des milliers d'autres Algériens avait servi comme chair à canon pour la libération de la France écrasée par le nazisme, entre 1939 et 1945, ils avaient décidé de brûler la maison familiale s'il ne se rendait pas dans la semaine. Ultimatum aussi vain que grotesque, car quand on avait pris les armes, on ne les déposait pas, même quand on menace de brûler la maison et tout le reste. Bien sûr, une semaine est passée et mon père portait toujours aussi résolument les armes, tandis que moi je m'étais évaporé dans la nature. Les militaires français ont tenu la promesse faite à ma mère : ils ont brûlé la maison. Notre foyer. Notre toit, notre seul bien. Réfugié jusque-là chez mon frère, j'ai décidé de rejoindre le maquis. C'était le 18 mai 1956. Le lendemain, nous avons gagné un refuge à Assif N' daouss. Je me souviens encore de cet adjudant de secteur qui s'appelait Meziane. Le surlendemain j'étais en tenue de maquisard en zone 3, on ne disait pas encore wilaya, région 2, secteur 3 ou 4, je ne m'en souviens plus. Je n'y étais pas préparé, je n'avais reçu aucune instruction, mais nécessité faisant loi, j'y ai tout appris durant les mois qui suivirent ... En 1957, le 27 janvier, alors que commençait la grève des 8 jours et durant ce que le monde entier connaît désormais sous le nom de « Bataille d'Alger », dans le lit de l'oued Bouchaoum vers Tighremt, dans la région d'El Asnam (Bouira), notre unité composée d'une douzaine d'hommes a été surprise. Nous avions été dénoncés, nous avons par la suite appris le nom de la personne qui nous avait donnés. Peu après minuit, un groupement du 19e chasseur du 22e bataillon de chasseurs alpins (BCA) et des éléments de la gendarmerie nous ont surpris. Nous venions de saboter la ligne de chemin de fer quand nous avons été allumés par l'ennemi. Ils ont eu raison de notre résistance farouche, en début d'après midi vers 14h. Notre sergent qu'on surnommait « le saboteur » a été arrêté puis il a été froidement abattu, sur place, sous nos yeux. Mes autres compagnons sont morts au combat. J'ai appris par la suite, car c'était dans les journaux, que nous avions grièvement blessé deux soldats. De notre côté, un djoundi et moi-même, légèrement blessés, avons été appréhendés et conduits à la gendarmerie. Je connaissais quelques éléments de cette brigade. Certains parmi eux venaient de France. Il y avait aussi un Kabyle qui s'appelait Aziz. Je me souviens bien de lui car il m'avait martyrisé. Il y avait également un pied-noir du côté de Bechloul que je connaissais et qui connaissait toute ma famille. C'est lui que j'ai entendu quand il a dit à un de ses collègues qu'il savait qui j'étais, ajoutant, non sans un certain cynisme : « Je connais ce p'tit gars ... C'est son père qu'on a descendu la dernière fois en opé ... » En entendant ces mots j'ai été bouleversé. J'ai oublié que je me trouvais entre leurs mains. Ma douleur était telle que plus rien n'importait. Nous étions le 28 janvier 1957. Mon odyssée maquisarde avait duré 8 mois ... Pourquoi as-tu suivi ces bandits, n'as-tu pas honte à ton âge, si jeune ?, me dit le caïd qui venait d'arriver, suivi de son inévitable acolyte, le garde-champêtre. Vous avez brûlé ma maison où vouliez-vous que j'aille ? Vous vouliez sans doute que je m'asseye sur une pierre et que je pleure ses cendres ?, ai-je répondu non sans quelque naïveté dont je me rends compte aujourd'hui. Le garde-champêtre, sans doute préposé aux insultes, m'en a servi un plein chapelet me traitant de tous les noms d'oiseaux. Le caïd trop fier sans doute pour se gargariser d'injures n'a plus pipé mot. Voici qu'arrive un autre inspecteur, un Kabyle de Bouira. C'était un « argaz » (un brave), un vrai. Même s'il n'était pas de notre côté, mais je me rappelle qu'il avait tout fait pour éviter de me charger. Pourquoi as-tu rejoint le maquis ?, me dit-il lui aussi. Ils ont brûlé notre maison. Ils ont tué mon père ... Je n'avais nulle part où aller, dis-je forçant le trait, comme pour minimiser la peine qui allait me tomber bientôt sur le dos. Ils ne t'ont pas dit en montant avec eux que c'était pour libérer l'Algérie ? Oui ... C'est ce qu'ils disaient ... Ecoute, quand des roumis t'interrogeront à leur tour, dis leur ce que tu veux, mais ne dis surtout pas que tu connais telle ou telle autre personne. Tu sais ce qu'ils font aux prisonniers ... Tu sais ce qui t'attends. - Je vais essayer, m'entendis-je bredouiller Combien de cartouches as-tu tiré ? Une dizaine de gibernes (kertass) Son rapport sans être à décharge se voulait plus ou moins léger. Le rapport a atterri chez un de ses collègues, un Français qui ne s'est pas fait prier pour me rouer de coups. Il faut dire que j'avais été mal inspiré de lui répondre que je n'avais tiré que deux « kertass », au lieu des dix que j'avais avoué à son confrère auparavant. C'est d'ailleurs ce dernier qui m'a conduit aux lavabos pour que je puisse me laver de tout le sang qui giclait de partout. Qu'est-ce qui t'as pris de lui dire deux « kertass » ? Dis-lui cent, dis-lui mille, mais ne te contredis pas malheureux. Quand le gendarme qui m'avait si copieusement rossé m'a redemandé combien de cartouches j'avais tiré, je ne sais pas pourquoi je lui ai répondu huit ! Je suis resté huit jours dans cette gendarmerie avant d'être transféré à Barberousse. Je suis arrivé à Serkadji avec la fin de la grève des huit jours. Des détenus, il y en avait dans tous les recoins. La prison était pleine comme un œuf. Chaque jour il en arrivait davantage. Cela ne s'arrêtait pas. Je suppose qu'il en était ainsi dans tous les centres de détention. A notre venue, des codétenus nous ont offert du pain que nous avons dévoré de bon appétit. Mais surtout, ils nous ont prodigué conseils et mises en garde fort utiles pour la suite, à l'occasion de notre procès qui allait se dérouler neuf jours après notre incarcération à Barberousse. Quand vous serez devant la justice, surtout n'ayez pas peur, n'ayez aucune crainte. Il y avait là un certain Hadj Mahfoud, un homme très connu et respecté des détenus. C'était le père de Fella, une condamnée à mort elle aussi. Une femme d'un grand courage. Hadj Mahfoud était responsable de salle dans l'organisation mise en place par le FLN pour toutes les prisons et camps de détenus. C'était un lettré, un homme cultivé. Je vais te donner une déclaration que tu dois apprendre par cœur et tu la livreras quand tu te présenteras devant le tribunal. La semaine suivante, à 6h du matin, ils nous emmenèrent au tribunal. Nous comparaissions pour flagrant délit. Ils m'avaient désigné un avocat d'office que je récusais, lui préférant un autre, Me Benmelha. Manque de bol, ce dernier n'est pas venu. Ils avaient également nommé un traducteur. Le procès s'est déroulé comme tous ceux qui avaient vu défiler des milliers de nationaux, comme moi, qui étions engagés dans la lutte de libération. Nous savions que nous étions condamnés par les autorités coloniales au moment même où nous avons choisi notre camp. A un moment, j'ai dit au traducteur : J'ai envie de parler Qu'as-tu à dire ? Parle, la cour veut bien t'écouter, me tutoya le président. Je ne suis pas tribun, je crois que je n'avais jamais pris la parole en public jusque-là. Je pris mon souffle et ma déclaration est partie d'un jet : Monsieur le président, monsieur le commissaire du gouvernement, messieurs les jurés. Etant combattants de l'Armée nationale algérienne et en tant que soldats appartenant à une armée régulière, nous demandons à ce que nous soyons considérés comme prisonniers de guerre, selon les lois de la guerre. Vous êtes des Français et vous êtes jugés comme des hors-la-loi, s'époumona le président piqué au vif par ma surprenante audace. Je n'ai plus rien à dire, ai-je ajouté sèchement. Mon avocat, Me Jean Tuscoz-Simonin, commis d'office bien sûr, après quelques gesticulations inutiles et des propos creux, a soudain cru bon d'affirmer pour conclure que j'avais eu une « enfance malheureuse » et a prié le tribunal de ne pas m'écouter car je suis un « primitif, irresponsable de ses actes ». J'en suffoque encore ! Le verdict est tombé comme le lourd couperet de la guillotine : « Condamné à la peine capitale ». Sur le coup, ça n'a pas l'air, mais ça fait un effet indescriptible d'entendre ces mots, surtout quand ils vous concernent directement et que les gens qui les prononcent sont des gens comme ceux que j'avais en face de moi. « El Finga ! » Un mot terrible qui vous glaçait d'effroi. De retour en prison parmi les autres détenus, j'ai désespérément demandé les noms des meilleurs avocats. J'ai opté pour me Gisèle Halimi et un de ses confrères Me Braun. Les deux sont venus peu de temps après me rendre visite à Serkadji. Mais je n'oublierai pas que celui qui avait été commis d'office est également venu me voir et je me suis entendu reprocher par lui : Pourquoi avez-vous insulté le juge ? Quoi ! Est-ce insulter un juge que de défendre ses droits ? Je lui annonçais dans la foulée que je le dessaisissais de l'affaire et « que le primitif irresponsable de ses actes » lui retirait sa confiance. Nous étions un samedi. J'avais dix-neuf ans et j'entrais dans le couloir de la mort avec le matricule n° 7461, dans la même cellule que Fernand Yveton, lui aussi condamné à mort et Si Abdelaziz, un blessé, militant de la cause nationale d'origine irakienne qui s'était battu en wilaya III, aux côtés de Krim Belkacem. Dès qu'il m'a vu, Yveton m'a demandé des détails sur la mort d'Henri Maillot. Je lui ai fait part de ce que je savais, puis il m'a longuement parlé de lui. Ensuite, il m'a appris qu'il était en train de lire le deuxième tome des Misérables de Victor Hugo. J'étais exténué. Mon séjour dans la salle passagers où nous dormions en quinconce, tellement ils avaient arrêté de personnes, m'avait épuisé de fatigue. Paradoxalement, c'est en attendant « el finga » dans le couloir de la mort, dans ma cellule de condamné, que j'allais me reposer. Demain, nous allons prendre le café dans la cour, m'a dit Yveton, avant de nous endormir. Je l'écoutais à peine et je succombais aux assauts du sommeil pour m'endormir comme une souche. Le lendemain dimanche, nous avons pris une gamelle avec trois boîtes d'allumettes vides « tampon ». Nous étions en isolement puisque nous étions condamnés à mort. Nous étions trois. Au rez-de-chaussée à côté de l'infirmerie. Nous avons pris le café ensemble. Il m'a dit : « Mon avocat m'a dit que cette semaine je serai gracié. Je lui ai dit Inch'allah ». Je ne comprends pas ta question... Pourquoi devrai-je m'étonner qu'il y ait parmi nous un condamné à mort comme moi, qui est d'origine européenne ? Pour nous, c'était un Algérien comme un autre à partir du moment où il luttait comme nous pour libérer l'Algérie du colonialisme. Pourquoi ça vous étonne, vous ? C'étaient des patriotes. Pour nous, c'étaient des Algériens comme tous ceux qui se battaient pour l'Algérie. Il n'y avait aucune différence. Que veux-tu que je te dise, ils ont lutté pour l'Algérie. C'est comme tous ceux qui ont milité pour la cause. Et à eux très particulièrement, je leur tire chapeau. Le fait de le trouver condamné à mort dans une cellule de condamné à mort. C'est que le gars s'est engagé à fond, comme moi, comme nous tous, il est allé jusqu'au bout de son idéal. Je ne sais pas maintenant, mais ce que je peux vous dire à l'époque nous étions kif-kif. On se sentait tous Algériens et ils l'étaient plus encore que ceux qui n'ont rien fait et qui se croient plus Algériens qu'eux. Je disais donc, le lendemain 11 février 1957, à 4h du matin, j'ai entendu la porte tourner sur de mauvais gonds. Ils étaient venus le chercher pour l'exécuter. Ils l'ont maîtrisé. Il était paisible. Il nous a dit dans un cri : « Adieu mes frères ». Nous nous sommes mis à crier des slogans patriotiques. Toute la prison s'est mise à bouillir. Du quartier des femmes et bientôt de la proche Casbah, nous parvenaient de lancinants youyous. La ville et la prison accompagnaient dans une communion sublime les instants ultimes de ses martyrs. Si Abdelaziz était muet. Il avait les yeux exorbités. Abdelaziz, dis-moi, où l'ont-ils emmené ?, ai-je demandé, attendant peut-être une autre réponse que l'inéluctable... Si Makhlouf, où l'ont-ils emmené ?, interrogeais-je encore un autre compagnon de cellule. Pour cette seule sombre journée de février, trois exécutions. Et comme le voulait la tradition carcérale, ce jour-là nous avons refusé leur ignoble nourriture et nous ne sommes pas sortis en promenade. Je me suis rendormi. Le lendemain aussi nous avons passé la journée à protester, à chanter à tue-tête des chants patriotiques. C'est ce jour-là qu'ils ont choisi pour me changer de cellule. Ils m'ont enfermé avec des gars de Jijel, l'un se prénommait Si el Hocine et l'autre Derradji. L'un d'eux s'est suicidé quelques jours après. Je ne dormais plus. A partir de 3h, je déprimais et ne trouvais plus le sommeil. J'ai demandé autour de moi : Combien faut-il de temps pour être exécuté ? Dans les quarante jours. Soit on t'exécute, soit on réexamine ton cas. Et là, tu retournes jusqu'au conseil. Alors je me suis mis à compter les jours ... 38 ...39...40... 40 jours se sont écoulés et il n'y avait rien. 40 jours jusqu'au 31 mai. C'était un vendredi. Je crois bien je n'avais pas de visite. Ce jour-là, c'est comme si quelqu'un m'avait dit que j'allais recevoir la grâce. Je jure que j'avais ce pressentiment. J'étais au guichet vers 11h, en principe à 11h on nous donnait le déjeuner. Ce jour-là, ils avaient tardé. J'ai dit à un co-détenu : Va au guichet, va, tu vas peut-être entendre mon nom. Cinq minutes se sont écoulées. Aouchar, où est Aouchar Belkacem ? C'est moi, je suis ici. Préparez-vous. Je pris ma veste. Il m'a mis les menottes. Où allons-nous ? Je ne sais pas, me répondit le geôlier. Me voici devant le commandant militaire. Le président de la République, René Coty, a commué ta condamnation à mort en peine de prison à perpétuité. Signe ici. Le fin fond de mon être est monté jusqu'à ma gorge pour s'y incruster, une boule étouffante et douloureuse. Des larmes inondèrent mes yeux. Tout ce que je savais, c'est que ce n'étaient pas encore des larmes de joie.