Raviver le « devoir de mémoire », quelle noble attitude ! Sachons toutefois que ce devoir peut imprimer à la mémoire des directions préméditées. Ainsi, il ne doit en aucun cas être confondu avec le « devoir d'histoire ». Le premier est individuel, (avec toutes les difficultés de se déprendre des passions), le second par contre, est scientifique et procède à l'examen critique en ne se confrontant pas seulement aux souvenirs, mais en tenant compte également des sources écrites et audiovisuelles. Aujourd'hui, ce matériau d'histoire avec ses armes scientifiques est nécessaire car, tout travail qui substitue l'histoire aux souvenirs doit impérativement reposer sur une solide documentation et sur des données vérifiées. Les 9, 10 et 11 décembre 1960, d'Oran, d'Alger, de Constantine, comme de toutes les villes d'Algérie, des voix s'élèvent, soutenues par des youyous stridents de milliers de femmes, brandissant vers le ciel et à la face du monde les couleurs interdites, vert, blanc et rouge qui éclairent l'étoile et le croissant. De partout fusent les slogans : « Algérie algérienne ! », « Non à de Gaulle ! », « ALN, FLN vaincront ! »… Avec un héroïsme jamais égalé, sans armes, poitrines nues et poings tendus, des centaines de milliers de jeunes, aux premiers rangs des cortèges et des barricades, avaient osé affronter les hordes fascistes et racistes qui pointaient leurs armes en leur direction. Durant ce mois de décembre 1960, un peuple décidé déferle dans les rues pour crier son ras-le-bol. Combien de vies ont été décimées à la fleur de l'âge sous les balles assassines des ultras et des militaires armés jusqu'aux dents ? Combien de citoyens en gardent des traces indélébiles ? Est-il possible d'oublier ces corps lacérés, ces victimes lynchées et ces enfants massacrés qui n'ont, malheureusement, pas eu la chance de voir leur pays libéré du joug colonial ? Combien de héros anonymes ont donné leur vie pour que l'Algérie puisse relever la tête ? Quarante-neuf ans ont passé. Décembre 1960, tout autant que le 8 Mai 1945, le 1er Novembre 1954, le 20 Août 1955, le 17 Octobre 1961 ou le 5 Juillet 1962, doit être évoqué. Le 11 Décembre 1960 a été un événement majeur de notre passé. Outre le risque d'amnésie, la commémoration contribue à se forger une conscience nationale. Mais la mémoire ne suffit pas. Quarante-neuf années après les événements, même si beaucoup a déjà été écrit sur le 11 Décembre 1960, on ne dira jamais assez, à la jeune génération, le sacrifice de ces centaines de milliers de femmes, d'hommes, de vieillards et de jeunes, à peine sortis de l'adolescence, prêts à mourir afin que leur pays recouvre son indépendance. Les manifestations populaires de décembre 1960 étaient-elles vraiment spontanées ? A ce jour, la question demeure : Il y a ceux qui l'affirment, et qui donc attribuent au peuple algérien de « radicales impulsions » qui, spontanément, ont fait vaciller l'Histoire. Les autres pensent au contraire, que loin d'être accidentel, le débordement dans la rue est la résultante d'un long processus de maturation. Qui a tort, qui a raison ? Ceux qui avancent l'hypothèse de la spontanéité font mine d'ignorer l'intensification des événements dramatiques, dès 1958, et le travail de sape psychologique méthodique de la France ultra gaullienne, « pro-Algérie française » qui, à partir de la métropole, donnait des gages aux fascistes de l'Organisation de l'armée secrète (OAS), allant jusqu'à leur lancer du haut du palais du gouvernement d'Alger, le fa-meux : « Je vous ai compris ! ». Durant des années, le peuple exsangue, martyrisé et humilié accumulait les rancœurs, tout en murmurant à voix basse : « Algérie algérienne ! », « Algérie libre ! », « Algérie indépendante ! », jusqu'aux jours où tout a basculé, le 9 au soir, puis le 10 et enfin, l'explosion généralisée du 11 Décembre 1960, qui a servi de porte-voix aux revendications d'un peuple unanime. Victoire tactique pour le FLN-ALN et victoire stratégique pour le peuple algérien, à travers la vox populi qui, encore une fois, a tenu à affirmer, à l'unanimité, sa ferme volonté de mener le combat jusqu'à la victoire finale. Le gouvernement français et l'opinion publique mondiale étaient, encore une fois, bien obligés de se rendre à l'évidence. Il n'était plus question de simples « fellagas », de « rebelles » ou de « hors-la-loi », mais d'un peuple résolu à sortir du joug colonial. Loin d'être tout à fait spontanées, les manifestations populaires du 11 Décembre 1960 n'étaient pas non plus la résultante d'une longue maturation. Tout un chacun savait qu'un jour ou l'autre, les exactions quotidiennes de l'armée française et des colons, alliées au sinistre travail diplomatique qui faisait croire au monde que de Dunkerque à Tamanrasset, la France était une et indivisible, aboutiraient à l'explosion généralisée. Les manifestations populaires massives étaient une réaction aux opérations sanglantes de ratissages militaires dans les villages et les montagnes, contre les agressions caractérisées dans les villes où tout « musulman » était considéré comme coupable, contre les colons qui usaient impunément de violence et procédaient à des liquidations physiques, faisant fi des lois internationales et des droits civiques des citoyens. Les manifestations du 11 Décembre 1960 demeurent parmi les événements les plus marquants de l'histoire de la lutte héroïque du peuple algérien contre les forces d'occupation qui, des décennies durant, ont œuvré à son anéantissement physique et moral. Elles doivent être inscrites comme l'une des pages les plus glorieuses de notre lutte de Libération nationale. Par cette levée de boucliers massive, le peuple algérien a non seulement voulu défendre sa dignité bafouée, mais a tenu à dévoiler au monde ses aspirations à la liberté et à l'indépendance. Les marches populaires de décembre ont permis à la Révolution algérienne de devenir encore plus visible qu'elle ne l'était au-delà des frontières. Elles ont également contribué à mettre en exergue l'origine populaire de notre révolution. Nous nous devons de célébrer cet anniversaire et de nous recueillir à la mémoire des martyrs. Mais, au delà du cérémonial de circonstance et des gerbes de fleurs déposées au carré des martyrs, il faut laisser des traces de notre histoire à la génération montante. Que reste-t-il de la résistance, de l'héroïsme et des sacrifices de nos aînés, si on se limite au recueillement et aux commémorations ? Pour réveiller et entretenir le souvenir, il faut des écrits, des films et des pièces de théâtre. Pour l'enraciner dans la mémoire, il faut faire face à l'histoire. Quarante-neuf années déjà ! Le temps qui s'écoule ne diminue en rien la flamme du souvenir et la responsabilité des auteurs des crimes imprescriptibles, dont rien ne peut atténuer l'horreur. Ordre fut donné, encore une fois, de noyer et de briser les manifestations pacifiques (déclarés « révolte » et même « insurrection »), dans le sang. Le sang versé n'a fait que rendre les fractures plus profondes. Les atrocités vécues durant ces sanglantes journées de décembre allaient forger la conviction de l'indépendance et ouvrir, une année plus tard, la voie à la négociation après 132 années de tyrannie. 49 ans ont passé. Les principes moraux et humains, piétinés durant 132 années, n'ont donné lieu à aucune excuse, aucune reconnaissance, aucune repentance. Bien au contraire, les nostalgiques de « l'Algérie de papa » positivent l'occupation de l'Algérie et continuent à parler des « bienfaits » de la colonisation et de « l'œuvre émancipatrice et civilisatrice » de la France coloniale. L'Histoire posant toujours problème pour l'ex-colonisateur, les manipulateurs nostalgiques en ont inventé une autre, plus malléable, plus conforme, pour se légitimer et essayer d'effacer les horreurs commises. Qu'attendons-nous pour écrire notre histoire ? Qu'attendons-nous pour déterrer les vérités enfouies ? En n'accordant aucune importance à notre passé, nous prenons le risque de laisser les autres s'en charger. Jusqu'à quand allons-nous tolérer les « visites guidées » de notre histoire ? Dans les domaines croisés de la mémoire et de l'histoire, il est plus qu'urgent d'investir les médias écrits et audiovisuels pour dire et montrer l'histoire. Nos médias (radio, télévision, cinéma) ont une lourde responsabilité. En boudant les pages glorieuses de notre histoire, ils incitent les jeunes d'aujourd'hui à contempler le passé à travers le filtre déformé et les lorgnettes voilées des caméras étrangères.