De quelles affinités électives s'agit-il ? L'un et l'autre tentent de capter l'infini dans un grain de sable, comme disait le poète anglais, William Blake (1757-1827), et l'infini se fait violent tant les deux expériences raclent le fond de la violence elle-même. Et, cependant, ils parviennent, d'une certaine manière, à amener leur lecteur à adhérer à leur quête existentielle. Dans son poème majeur, la muallaqa, Tarafa Ibn Al Abd, (543-569) entreprend une galopade vers l'absolu, et il finit par atteindre son but au péril de sa vie. Défiant les lois de l'entendement social de son temps, il nous permet de le suivre, de près, dans les différentes étapes de sa quête : les vestiges de la demeure de sa bien-aimée, les embarcations sur la côte du nord-est de l'Arabie, les bateliers, les tavernes et les beuveries, le mouvement ondulatoire de sa chamelle dès qu'il éprouve le besoin de délasser ou de se rechercher, les bêtes du désert, l'alternance du jour et de la nuit, et, bien sûr, ce moi dévastateur, mais, raisonné, toujours ballotté entre étendue désertique et vie maritime. La cassure sociale constitue, aux yeux du poète, le point de départ des élancements effrénés de son âme, la fin, quant à elle, relève du monde de l'abstraction en ce sens que Tarafa se façonne une philosophie à la limite de l'épicurisme, et du pessimisme d'un Schopenhauer. Pour le professeur Jacques Berque, «la chamelle de Tarafa n'est autre que la quête du poète s'efforçant à l'évasion par le jeu mortel du désert». Toutefois, il est permis de se demander si cette même quête n'était pas un suicide masqué par un assassinat. Tarafa, banni de sa tribu, jalousé par ses pairs, délaissé par sa bien-aimée, suspect aux yeux de ceux qui étaient les vassaux de la Perse, ne savait plus où donner de la tête. C'est pourquoi, toute mort était la bienvenue, mais, une mort programmée et, surtout, à la mesure de son calibre intellectuel. Le final dans cette superbe symphonie est d'autant plus émouvant que Tarafa avait la possibilité d'aller vivre parmi les marins pêcheurs, loin de tout ce qui pouvait le chagriner dans les étendues désertiques. Dans son Bateau ivre, Jean-Arthur Rimbaud, l'alter ego de Tarafa, en quelque sorte, fit la même quête, mais, celle-ci était au départ comme accidentelle. Il ne dut trouver son équilibre, mortel, il faut le dire, que dans le désert d'Abyssinie, coupant ainsi, volontairement, cette espèce de corde ombilicale qui le liait à cette «Europe des anciens parapets». Le suicide est à peu près le même dans les deux cas. Par suicide, il faut entendre une certaine manière de vivre, non une fin en soi. La quête de Rimbaud dans Le Bateau ivre est, tout d'abord, de l'ordre de l'imaginable, elle n'est cependant pas donnée à quiconque de l'entreprendre. On le voit dans sa recherche identitaire à travers ses alphabets colorés qui font toujours le bonheur de ses lecteurs. En d'autres termes, elle est le fruit de ses propres lectures fantastiques avant même qu'il ne quitte Charleville pour gagner Paris auprès de son ami Paul Verlaine. Ce qu'il y a de plus réconfortant dans le Bateau ivre, tout comme dans la muallaqa de Tarafa, c'est bien cette puissance reproductrice qui pousse le lecteur, non à se situer vis-à-vis de quelque chose, mais, plutôt, à se laisser vivre, sans grand effort, et, en même temps, à faire dérouler devant soi le tapis du complexe et du simple, du commencement et de la fin, même si une certaine amertume finit par le gagner. Tarafa, cadavre amoché, revint chez lui sans que sa tribu daignât le venger. Pourtant, il y allait de son honneur. Sa sœur qui avait, dès le départ, saisi le sens de sa quête, était, peut-être, la seule à le pleurer et à perpétuer le deuil. Rimbaud, par un étrange concours de circonstances, fit un retour semblable à bien des égards, mais, sur une civière. Rongé par le cancer, il rendit l'âme à Marseille quelques jours après qu'il eut la jambe coupée. Et là aussi, le poète trouva une sœur affectueuse pour le pleurer. Tout compte fait, peut-on vraiment échapper à l'emprise de sa propre quête existentielle ?