–Bugeaud Bon nombre d'historiographes et d'historiens ont souligné avec force que la personnalité de l'Emir Abdelkader a amplement rayonné pendant le XIXe siècle tant par le long combat qu'il mena contre l'invasion française que par les rapports humains et amicaux multiples avec des personnalités qui n'appartenaient pas forcément ni à sa race ni à sa religion. A savoir que l'illustre personnage marqua son époque, impressionna tous les hommes qui l'avaient côtoyé et nous n'exagérons point si nous proclamons qu'Abdelkader n'a eu son égal ni parmi ses contemporains ni parmi ceux qui lui ont succédé à nos jour. N'en déplaise à certains de nos compatriotes – universitaires de surcroît – qui se hasardent effrontément à comparer l'Emir Abdelkader à certains chefs d'Etat de l'Algérie indépendante. Cette confirmation est confortée par le fait que dans l'histoire de l'humanité et des hommes, il est rare de découvrir qu'une seule personne puisse réunir un si grand nombre de qualités et de vertus qui feront d'elle une personnalité exceptionnelle. L'Emir Abdelkader nanti d'une très vaste culture que lui fit prodiguer son père Cheikh Mohieddine, et animé d'une foi exemplaire, eut beaucoup d'ascendant sur ses propres compatriotes, mais ne manqua pas non plus d'impressionner ses adversaires également. Le plus farouche d'entre eux, le général Bugeaud, se rendant à l' évidence, vantera les qualités de l'Emir Abdelkader en ces termes : «Abdelkader était un homme dé génie… certainement l'une des plus grandes figures historiques de notre époque… c'est un ennemi actif, intelligent et rapide, qui exerce sur les populations arabes le prestige que lui ont donné son génie et à la grandeur de la cause qu'il défend. C'est beaucoup plus qu'un prétendant ordinaire, c'est une espèce de prophète. C'est l'espérance de tous les musulmans fervents». (La vie d'Abdelkar – Charles-Henri Churchill, p. 36-1867, Londres. Introduction et traduction en français de Michel Habart – 1991. Jacques Frémaux dans Les bureaux arabes dans l'Algérie de la conquête, page 115, nous rapporte : «Abdelkader garde néanmoins assez de force et de prestige pour contraindre l'armée française à des efforts épuisants, au début de 1846, Bugeaud écrit de lui au ministre de la Guerre» : «Il (Abdelkader) est jeune, habile, actif et persévérant. Il est l'homme de la guerre et de la religion. Son génie et dix ans de règne lui ont donné sur l'esprit des arabes une grande autorité. Leur enthousiasme, leur dévouement pour lui, vont jusqu'au fanatisme». «Sa force matérielle est peu considérable et il compte… un millier de cavaliers réguliers avec lesquels il fait ses courses rapides que nous avons peine à comprendre. Mais sa force morale peut se calculer en grande partie sur la force des tribus.» Les aveux de celui qui n'eut pas le bonheur de vaincre et de capturer l'Emir Abdelkader – le général Bugeaud qui fut destitué en juillet 1847 – sont puisés dans des conversations strictement privées et n'ont jamais fait l'objet d'écrits rendus publics. Les officiers français – à toutes les époques de la colonisation – n'ont jamais été favorables à révéler à l'opinion publique le comportement d'Abdelkader tant dans les rapports guerriers que dans les relations diplomatiques avec ses adversaires français. C'était des rapports d'un homme loyal, d'un humaniste, d'un homme de paix – le recours à la violence lui fut imposé – qui œuvrait pour le rapprochement des peuples, même s'ils sont différents par la race ou par la religion. L'historiographie et l'histoire officielle française furent malheureusement avares en éloges envers un homme qui fut sans conteste une légende vivante. Bien au contraire, tout fut mis en œuvre pour discréditer la personnalité de l'Emir Abdelkader. Les aveux de Bugeaud cités plus haut ne sauraient être des déclarations de complaisance. Le maréchal de France a combattu férocement le disciple d'Ibn Arabi – grand maître soufi – et combien espérait-il le tuer dans un combat ou en faire un prisonnier pour conquérir les honneurs de Paris. Cela ne peut pas être un témoignage de sympathie, quand nous savons que Bugeaud mobilisa une très forte armée en la dotant d'un gigantesque arsenal pour venir à bout d'une résistance qui s'éternisait en Algérie. – Louis Veuillot L'invasion française avait mobilisé tous les moyens : soldats – évidemment – armement, topographes, chroniqueurs, artistes peintres (eh oui), médecins, journalistes. Armada multiforme destinée à soumettre l'Algérie à la puissance coloniale. A propos de journalistes, il faut rappeler que la presse parisienne préparait l'opinion publique à une invasion en Afrique. Honoré de Balzac signait des articles en ce sens bien avant le débarquement de juin 1830. Lamartine, Hugo ou Ferry ne voyaient aucun inconvénient à cette expédition de destruction, d'occupation par la force d'une terre, d'une patrie appartenant à un autre peuple. Dans son livre Les Français en Algérie, écrit en 1845 par un certain Louis Veuillot, journaliste de la campagne d'Afrique et ami personnel du général Bugeaud, et rapporté par le professeur Cheikh Bouamrane, dans sa synthèse de l'ouvrage, le journaliste en question reconnaissait que l'Emir Abdelkader était : «En toutes choses le premier parmi ses compatriotes ; le meilleur cavalier, le guerrier le plus habile, le plus savant docteur, le politique le plus délié, le prédicateur de plus éloquent, le musulman le plus pieux, le seul organisateur… nul plus que lui n'était capable de réveiller le zèle de la foi.» (Les Français en Algérie, p. 186 – cité par Cheih Bouamrane dans L'Emir Abdelkader, résistant et humaniste p. 67). En dépit de l'aversion que Louis Veuillot manifestait à l'égard de l'Islam, le journaliste de la colonisation était bel et bien obligé de reconnaître les grandes vertus de l'Emir Abdelkader. Nous puisons dans les propos et témoignages des adversaires les plus redoutables de l'Emir Abdelkader. C'est dire que la force morale et spirituelle et autres qualités plaçaient l'Emir Abdelkader dans un rang d'exception qui forçait l'admiration de ses amis autant que de ses adversaires. – Tocqueville «Le gouvernement d'Abdelkader est déjà plus centralisé, plus agile et plus fort que ne l'a jamais été celui des Turcs. Il réunit avec moins de peine un plus grand nombre d'hommes et plus d'argent. (…) Abdelkader a conservé de l'Arabe tout ce qu'il fallait pour exalter ses compatriotes, il nous a pris tout ce qu'il fallait pour les soumettre (Tocqueville sur l'Algérie – Flammarion – 2003, 279 p) texte rédigé en 1841). «Il ne faut donc pas se fier sur le passé et croire que cette puissance (celle d'Abdelkader), après avoir brillé un moment, s'éteindra comme tant d'autres. Ils est au contraire fort à craindre qu'Abdelkader ne soit en train de fonder chez les Arabes qui nous entourent un pouvoir plus centralisé, plus agile, plus fort, plus expérimenté et plus régulier que tous ceux qui se sont succédé depuis des siècles dans cette partie du monde. Il faut donc s'efforcer de ne pas lui laisser achever ce redoutable travail. (p. 108). – Le capitaine Saint-Hypolite L'éditeur Gabriel Esquer a fait paraître dans les années 1920 les correspondances de gouverneurs généraux de l'Algérie avec les officiers supérieurs de l'armée française. Ces rapports épistolaires portaient sur toutes sortes d'affaires ayant trait à la poursuite de la conquête et aux contacts avec l'Emir Abdelkader. La collection de Gabriel Esquer comporte aujourd'hui une série de volumes qui comptent parmi les référence citées par les chercheurs et historiens. Dans ces centaines, voire des milliers de correspondances, nous décelons une attitude assez évidente chez les chefs militaire, celle de faire passer sous silence les comptes rendus d'émissaires sur la personnalité de l'Emir Abdelkader. Comptes rendus qui devaient inévitablement décrire la manière affable avec laquelle Abdelkader recevait ses hôtes ; sa force morale et spirituelle, son intelligence, sa capacité d'organiser un Etat et ses institutions… bref tout ce qui pouvait démentir que l'Emir Abdelkader n'avait aucun point commun avec ce personnage qu'on lui prêtait, c'est-à-dire un féodal ou un fanatique religieux, haineux des autres races, des autres cultes et des autres communautés. Nous pouvons faire une remarque capitale si nous comparons le recueil des correspondances des officiers de l'armée française publié dans Campagnes d'Afrique en 1898 et les recueils élaborés à partir de 1920 par Gabriel Esquer des correspondances de généraux Drouet d'Erlon, Voirol, de Rovigo, Damerémont… Dans les Campagnes d'Afrique, édité en 1898, nous découvrons une foule d'informations sur le déroulement de la conquête. C'était l'époque où il était licite de glorifier les massacres et leurs auteurs, et de rendre compte sans pudeur des pillages, des destructions, des viols et des ravages commis contre les tribus algériennes. C'était l'époque où il était admis de décrire avec une foule de détails les expéditions sanguinaires contre les tribus algériennes. Les Montagnac ou les Saint Arnaud par exemple se vantaient d'avoir été les auteurs les plus zélés de massacres et de tueries collectives. C'est dans ce même esprit que le colonel Robin, qui a participé à la répression de l'insurrection de 1871, proclame avec force : «Qu'il est reconnu qu'un peuple civilisé peut légitimement écraser les peuplades sauvages ou simplement barbares qui se trouvent sur le passage du progrès. C'est même un devoir d'humanité que de leur porter les bienfaits de la civilisation. La fin justifie les moyens, et si les balles ordinaires ne tuent pas assez vite et assez complètement dans l'exécution de cette œuvre, il est permis d'employer les balles dum-dum.» L'insurrection de la Grande Kabylie, p. 520. C'était une théorie officielle qui couvrait naturellement tous les méfaits et tueries collectives commis en terre conquise. Personne donc n'avait honte de le cacher. Bien au contraire plus on tuait d'Arabes, plus on avait la chance de gravir les échelons de la hiérarchie militaire. Mais dès le début du XXe siècle, cette théorie officielle n'était plus défendue avec les mêmes convictions. Avec Gabriel Esquer, il n'était plus question de reprendre des correspondances compromettantes devant l'histoire et la postérité quand il s'agit évidemment de barbarie et d'actes sanguinaires. Toutefois, dans ces gros volumes que nous lègue Esquer, une seule correspondance aura sans doute échappé à la censure. Elle révèle l'honnêteté intellectuelle de son auteur le capitaine Saint-Hypolite qui venait de rendre visite à l'Emir Abdelkader à Mascara. Très impressionné par le jeune chef de la résistance algérienne, l'officier français livre ses sentiments sans réserve dans une correspondance qu'il adresse au gouverneur général Droue d'Erlon à partir de Mascara le 14 janvier 1835. En voici un extrait : «L'Emir est un homme remarquable. Il est dans une situation morale qui est inconnue de l'Europe civilisée. C'est un être détaché des choses de ce monde qui se croit inspiré et auquel son Dieu a donné mission de protéger ses coreligionnaires (…) son ambition n'est pas de conquérir ; là n'est pas le mobile de ses actions ; l'intérêt personnel ne le guide pas ; l'amour des richesses lui est inconnu ; il n'est attaché à la terre qu'en ce qui tient à l'exécution des volontés du Tout-Puissant, dont il n'est que l'instrument». Par contre, un autre capitaine E. Daumas ne soufflera pas un seul mot sur les vertus morales et spirituelles exceptionnelles de l'Emir Abdelkader. Pourtant, cet officier français sera nommé consul à Mascara et aura de ce fait côtoyé assez longtemps Abdelkader. Daumas rendait compte régulièrement à ses supérieurs de ce qui se faisait à Mascara. Ses correspondances feront l'objet d'un recueil qui sera publié en 1912 par l'éditeur George Yver. A la lecture du contenu des comptes rendus du consul, nous avons la nette impression que ce fonctionnaire fait une véritable gymnastique de l'esprit pour ne rapporter que ce qui doit plaire aux autorités centrales. Il ne se hasardera jamais à imiter Saint-Hypolite qui, sans être un admirateur de l'Emir Abdelkader, fit preuve de plus d'honnêteté dans son jugement. La littérature coloniale française s'est gardée de vanter la personnalité de l'Emir Abdelkader, et il faudra attendre sa libération en 1852, et surtout ses courageuses prises de position en 1860 à Damas pour protéger la communauté chrétienne, pour que le monde entier découvre ses qualités hors du commun et ses valeurs d'homme universel. Faute d'archives authentiques – celles de l'Emir Abdelkader ayant été pillées et détruites par les Français lors de la prise de la Smalah -, nous ne découvrirons jamais assez la personnalité de l'Emir Abdelkader, un homme dont la grandeur n'a d'égale que son humilité. Adolph Vilhelm Dinesen Abdelkader Et les relations entre les Français et les Arabes en Afrique du Nord (édition originale publiée en danois en 1840. Coédition, Fondation Emir Abdelkader – Anep-2001). «Dès sa plus tendre enfance, il connaissait déjà toutes les langues du Coran, et ses commentaires dépassaient ceux des plus habiles interprètes. Il apprit avec enthousiasme la rhétorique et l'histoire. Il est aujourd'hui considéré comme le meilleur orateur de tout le pays, ce qui lui donne un avantage considérable. Il apprit le détail de l'histoire de son pays, y compris les points où elle touchait celle de la nation française. Il ne négligea pas non plus les qualités physiques, qu'il acquit avec grand talent, on le tient généralement comme le plus grand cavalier de la Berbérie. Bref, à l'âge de 20 ans, il avait toutes les qualités que le peuple aime voir chez ceux qu'il place à sa tête.» (p. 29). «Abdelkader est un home de mœurs très pures et très strictes. Sans être fanatique, il est habité par une solide foi religieuse. Il n'hésite pas à discuter de sujets religieux avec les chrétiens, ce qu'il fait sans animosité et avec courtoisie. Il tient toujours parole, mais pendant les négociations, il s'avère un diplomate fin et rusé. Rien n'est plus étranger à son caractère que la cruauté. Il s'emporte rarement, et sait toujours contrôler son humeur. L'humanité et la justice, profondément ancrées dans le respect scrupuleux de la loi, sont les deux fondements de son règne.» (p. 82) «Cet homme doué de tant d'esprit ne néglige pas les services corporels. Il manie ses armes et monte à cheval de bataille à la perfection. Ses mouvements sont libres et légers. Les nombreuses activités qu'il a exercées et un profond sentiment religieux font qu'il reste, en toutes circonstances, simple et naturel.» (p. 137). «Abdelkader fit destituer son frère Sidi Mustapha de son poste de khalifa de Médéa en raison de la légèreté de ses mœurs et nomma El Berkani à sa place. C'est là une preuve que l'Emir, quand il s'agissait d'imposer l'ordre et la justice ne favorisait nullement ses proches.» (p. 145) – Poujoulat «Comment, devons-nous nous demander, comment depuis 17 ans, la vie de tout un peuple s'était-elle concentrée dans un seul homme ?… C'est sans doute que cet homme était la plus haute et la plus énergique expression de son peuple, l'incarnation vivante de ses instincts moraux et religieux ; c'est que toujours vaincu par nos armes, toujours debout. Abdelkader était puissant comme une croyance, mystérieux comme le destin. Tout sentiment qui a Dieu pour mesure et pour but, prend dans son énergie quelque chose d'impérissable.» (M. Poujouat – Voyages en Algérie – Parallèle de Jugurtha et d'Abdelkader – Paris 1847, cité par Kaddour M'hamsadji, La jeunesse de l'Emir Abdelkader, OPU.2004, p. 25 – Marie d'Aire, née Boissonnet «Doué d'une sagacité peu commune, d'un coup d'œil sûr et prompt, Abdelkader, soit dans ses aperçus philosophiques, soit dans ses considérations générales sur la science, montre une portée de vue qui n'est pas ordinaire.» (Marie d'Aire, née Boissonnet, Abdelkader, quelques documents nouveaux lus et approuvés par l'officier en mission auprès de l'Emir, 1900. – Charles-Henry Churchill «Les œuvres de Platon, Pythagore, Aristote, les traités des plus fameux auteurs de l'ère des califes, sur l'histoire ancienne et moderne, la philosophie, la philologie, l'astronomie, la géographie, et même des ouvrages de médecine, étaient parcourus avec ferveur par l'étudiant enthousiaste. Sa bibliothèque se développait sans cesse. Les plus grands esprits l'entouraient. Il n'aurait pas changé l'intimité qu'il entretenait avec eux contre tous les trônes de l'univers.» (Charles Henry Churchill, La vie d'Abdelkader Londres, 1867, traduction, introduction et notes de Michel Habart. Enal 1991. – Pelissier de Reynaud Toutefois, parmi les écrits légués par les agents de la colonisation, nous découvrons néanmoins les intéressants travaux de l'historiographe Etienne Pelissier de Reynaud (à ne pas confondre avec Pelissier, auteur Des enfumades du Dahra, massacreur des Oueld Riah) qui avait rempli les fonctions d'officier d'état-major et de directeur des affaires arabes dès les premières années de l'invasion française en Algérie. Il écrira abondamment. Son nom figure dans presque toutes les bibliothèques de chercheurs de différentes nationalités. Les travaux les plus cités de ce chroniqueur – témoin et acteur des événements – furent édités en 1854 en trois tomes sous le titre Annales algériennes. Etienne Pelissier de Reynaud relate dans ses chroniques avec une foule de détails une série de péripéties sur la conquête française. Cet officier de l'état-major de l'armée d'invasion fut lui aussi impressionné par le jeune chef de la résistance algérienne : Abdelkader Ben Mohieddine. Il lui reconnaît le «sang-froid et la bravoure» en soulignant : «Les Arabes se laissent encore à cette époque (1832), facilement intimider par le feu de l'artillerie. Pour les y habituer et leur apprendre à le mépriser, Abdelkader lança plusieurs fois son cheval contre les boulets et les obus qu'il voyait ricocher, et il saluait de cette plaisanterie ceux qu'il entendait siffler à ses oreilles.» (Annales algériennes, p 266). L'adversaire est le contemporain de l'Emir Abdelkader, reconnaît également que le vainqueur de la bataille du Mactaâ était «doué d'une grande éloquence et d'une puissance d'attraction à laquelle il était difficile de résister. Il n'eut qu'à paraître sur la scène pour donner les volontés et subjuguer les cœurs. Abdelkader quelle que doive être sa fin, a acquis une gloire impérissable». (Annales algériennes – p. 265). Ce ne sont pas là des «aveux» exprimés par sympathie à l'Emir Abdelkader, mais des vérités si puissantes et si évidentes qu'il était difficile pour les adversaires d'Abdelkader de les passer sous silence. Si nous glorifions l'Emir Abdelkader, ce n'est pas parce que nous partageons avec lui la même patrie, mais c'est beaucoup plus pour souligner que son étoile brilla certainement avec beaucoup plus d'éclats pendant le XIXe siècle que pendant le siècle suivant. – Alexandre Bellemare «J'ai vu hier, dit-il, la maison des canons avec lesquels on renverse les remparts (Musée d'artillerie), je vois aujourd'hui la machine avec laquelle on renverse les rois. Ce qui en sort ressemble à la goutte d'eau venue du ciel : si elle tombe dans le coquillage entrouvert, elle produit la perle ; si elle tombe dans la bouche de la vipère, elle produit le venin.» (Propos d'Abdelkader quand il visita l'imprimerie à Paris). «De telles pensées exprimées par de telles paroles peuvent donner une idée de l'homme que nous cherchons à faire connaître, mais pour bien le juger, il eut fallu le voir en présence de tous les personnages qui, chaque matin, pendant quinze jours, sont venus saluer l'ancien prisonnier d'Amboise. Parlant de guerre avec les généraux qui l'avaient combattu ; de science avec les savants ; avec les hommes d'Etat, de ce qu'il avait fait comme organisateur, il trouva pour chacun d'eux un mot agréable, une réponse parfaitement adaptée à sa situation et à celle de son interlocuteur. Et, puisqu'il nous a été donné de servir d'intermédiaire à un certain nombre de ces conversations, qu'il nous soit permis d'en appeler au témoignage des 300 visiteurs qui ont été reçus par l'Emir, et de les prendre à témoin qu'à pas un d'entre eux il n'a fait une réponse que l'on pourrait qualifier d'insignifiante. Cette série de perpétuels à propos se prolongeant pendant quinze jours, s'adressant à des personnes, dont on ne pouvait lui expliquer la position qu'en quelques mots très courts, constitue l'un des côtés les plus extraordinaires sous lesquels nous soit apparu cet homme déjà si extraordinaire à tant de titres (1).» (1) Une dame demandait à Abdelkader l'autorisation de venir le revoir lorsqu'au 2 décembre suivant il ferait un second voyage à Paris : «Ce n'est pas vous qui me le demandez, répondit l'Emir, c'est moi qui vous le demande.» (Alexandre Bellemare, Abdelkader sa vie politique et militaire, Ed. Bouchène, p. 209). – Gouvion Au début du XXe siècle, un certain Edmond Gouvion et son épouse Marthe s'en allèrent sillonner tout le pays faisant escale chez «l'aristocratie» algérienne et autres zaouïas (institutions religieuses fondées par des confréries du même nom) pour dresser une biographie exhaustive des auxiliaires du colonialisme français, et nous informer de leur généalogie et de l'origine de leurs ancêtres. Les époux Gouvion s'étaient livrés à un véritable travail de fourmi pour rendre hommage aux «indigènes de service». Fils des «grandes tentes» dont les portraits et ceux de leurs aïeux garnissent le volumineux ouvrage Kitab Aâyane El Maghariba (livre des notables maghrébins). Au fil de leurs instructives pérégrinations les Gouvion ont appris bien des choses sur le prestigieux combat de l'Emir Abdelkader. Des éléments qui ont permis à cet auteur de reconnaître au fils de la Gueitna d'immenses qualités intellectuelles, spirituelles et guerrières. Partisan de défenseur de la colonisation, E. Gouvion, comme les anciens adversaires en armes de l'Emir Abdelkader, était bel et bien obligé de vanter les qualités exceptionnelles du captif d'Amboise. M. et E. Gouvion furent très impressionnés par les lettres et le savoir de l'Emir Abdelkader dont-ils écrivent :«L'austérité des mœurs d'Abdelkader n'avait d'égale que sa bravoure ; de plus studieux et méditatif, il sut, jusqu'au milieu de l'agitation des camps et des périls de toutes les heures, donner à son esprit cette culture et ce recueillement qui élèvent au-dessus des préoccupations du jour et fortifient pour les assauts du lendemain.» «C'est ainsi que sa bibliothèque le suivait partout, aussi était-il profondément instruit et initié aux secrets les plus élevés du monde intellectuel. Orateur, diplomate, homme d'Etat et législateur, il menait tout de front avec la guerre et bien souvent il n'eut pas besoin de soldats pour remporter des victoires.» (M. et E. Gouvion- Kitab Aâyane El Maghriba, 1920, p. 50). Sans être de fervents admirateurs de l'auteur des Mawakif, Gouvion et son épouse ont eu du moins, contrairement à certains autres auteurs, cette intégrité intellectuelle de dire des vérités que leur imposa la forte personnalité de l'Emir Abdelkader. Les biographes des «Grandes tentes». «Sans autre ressource que son génie, son patrimoine et sa foi, il (Abdelkader) s'élança à vingt-cinq ans sur les champs de bataille et pendant quinze ans il resta debout luttant à l'admiration du monde entier contre les victorieux efforts de la civilisation et de la France. Donc l'Emir sut joindre les qualités physiques les plus merveilleuses aux qualités morales les plus rares. Dès son enfance, il brillait dans tous les exercices du corps et ce n'est pas là un mérité inutile chez l'homme qui doit commander à une nation guerrière.» «La selle était son trône, aussi El Hadj Abdelkader à cheval fut-il sans égal parmi les Arabes qui eux-mêmes sont d'excellents cavaliers. La longueur et la rapidité de ses courses dépassent les rêves de l'imagination : ce n'est pas une seule fois qu'on l'a vu faire soixante lieues dans la nuit ou resté le glaive à la main soixante-douze heures sans mettre pied à terre. Les fatigues et les privatisations n'avaient aucune prise sur lui ; souvent une poignée de blé grillé ou de figues était son unique nourriture pendant de longues journées, au milieu des courses sans repos et de combat sans trêve.» (pp. 47- 49). Voilà des aveux qui nous affranchissent sur un homme qui appela – vainement – ses adversaires à renoncer à l'invasion et à faire taire les armes pour laisser place aux échanges pacifiques qui élèvent les peuples au rang de la civilisation. – Charles-André Julien «Le génie organisateur d'Abdelkader ne le cédait en rien à ses capacités diplomatiques et militaires. L'homme d'Etat n'était pas inégal aux vertus de l'homme de foi ni au héros de la chevalerie bédouine.» (cité par Farid Khelifati El Moudjahid du 28 mai 1983). – Jacques Berque C'est au cours de l'un de ses pèlerinages qu'effectuait le professeur Jacques Berque Frenda, sa ville natale dans l'Ouest algérien, que nous avons eu l'honneur et le bonheur de rencontrer le prolifique auteur. Nous faisions partie des accompagnateurs du célèbre sociologue dans sa quête de souvenirs d'enfance dans des sites qui accueillirent autrefois un géant de la pensée, de la réflexion et de la production intellectuelle, le précurseur d'une nouvelle science humaine : la sociologie. Nous voulons nommer l'illustre Abderrahmane Ibn Khaldoun. Le professeur Berque qui consacra toute son existence à étudier et à, écrire sur la civilisation musulmane, en général, et sur le Maghreb, en particulier, venait certainement se ressourcer dans sa patrie natale. Le professeur Jacques Berque vouait beaucoup d'admiration à l'Emir Abdelkader qui avait lui aussi le même culte pour le livre et pour le savoir et enfermait ses plus précieux ouvrages dans la même malle qui contenait l'or et le trésor de l'Etat. C'est au cours de son pèlerinage à Frenda donc que le professeur Berque nous accorda, pour le compte du journal El Moudjahid, un entretien sur la vie et l'œuvre de l'Emir Abdelkader. Un entretien en arabe, langue dont il avait exploré les moindres nuances et défloré certainement tous les secrets. Une langue qui avait séduit le cœur et l'esprit du savant Berque. Et comme ultime preuve, il nous livra tout récemment l'une des plus belles traductions du Coran, traduction qui lui exigea plus d'une dizaine d'années de labeur intellectuel et linguistique. Il nous confia notamment : «C'est un grand homme, dit-il, qui réunit des qualités guerrières et politiques, un général de cavalerie reconnu par ses ennemis. Il dut abandonner le combat sous certaines conditions. Mais on lui a répondu en le mettant en prison .Durant les dernières années de résistance, la plupart des tribus engagées dans le combat furent complètement razziées. Abdelkader, qui est un homme de religion, après avoir consulté les oulama a donc décidé d'abandonner une guerre qui devenait de plus en plus meurtrière et de plus en plus nocive», devait souligner l'historien. «La seconde partie de sa vie, poursuit Berque, Abdelkader la consacra à une autre "espèce de djihad". Celui de la réflexion, le djihad philosophique. C'est aussi à ce niveau que séduit la personnalité d'Abdelkader. Car on imagine mal un Bugeaud en retraite, consacrant le restant de sa vie à la mystique.» «Dans sa retraite à Damas, Abdelkader consacra une partie de sa vie à approfondir la lecture du Coran. Les écrits d'Abdelkader nous incitent à poser une question sur l'histoire littéraire et sur la renaissance arabo-musulmane et répondre qu'Abdelkader fut le précurseur de la «Nahdha». Abdelkader ne fut-il pas l'un de ceux qui ont contribué dès alors au renouvellement de la pensée ? C'est-à-dire l'un des promoteurs de la première renaissance qui a servi dans le futur. Voilà un thème qu'il faudra approfondir, devait dire Berque.» «Il y a déjà quelques années… j'ai publié dans je ne sais quel journal national un article sur l'Emir Abdelkader (et) disant mon désarroi de voir tant de valeur et tant de gloire reconverties par tant de silence coupable et d'intolérable oubli.» (Lettre de Benchikao – Le Chroniqueur n°22 des 14 et 20 février 1991). – Mohamed Chérif Sahli Nous avons choisi d'évoquer la figure du regretté Mohamed Chérif Sahli, décédé le 5 juillet 1989, parce que ce dernier, professeur de philosophie, un agrégatif, ne pouvait pas prétendre qu'un jour il se serait intéressé à la vie intellectuelle et spirituelle de l'Emir Abdelkader. L'auteur du Message de Jugutha qu'il publia dans leséditions Enahdha dans les années 1940, s'intéressera à l'histoire de son pays et publiera de véritables «précis» d'histoire. L'ancien résistant dans les réseaux parisiens antinazis, s'est plus particulièrement intéressé à la personnalité de l'Emir Abdelkader auquel il consacre un séduisant et magnifique ouvrage : Abdelkader, le chevalier de la foi. Sahli, résume en un seul paragraphe la personnalité exceptionnelle du disciple d'Ibn El Arabi : «De quelque point de vue que l'on considère l'Emir Abdelkader, on ne découvre rien de mesquin ni de médiocre en sa personne. Idées, sentiments, gestes, actions, tout en lui porte le signe privilégié de la noblesse et de la grandeur. Il est de ces êtres rares qui, de siècle en siècle, de millénaire en millénaire, offrent au genre humain une idée de la perfection, un modèle exemplaire. Par sa vie, son caractère et ses œuvres, Abdelkader honore son pays, sa foi et l'humanité tout entière.» C'est l'honorable professeur Mostefa Lacheraf qui nous raconte la chose dans sa préface de Décoloniser l'histoire : «Quand, avant la guerre de libération, Mohamed-Chérif Sahli, proposa à un éditeur parisien, futur soutien de la cause algérienne, le manuscrit Abdelkader, le chevalier de la foi, il lui fut répondu, après une lecture minutieuse et bienveillante du texte, que le public français n'admettrait pas, logiquement, que le personnage de l'Emir ait pu atteindre à une telle perfection morale.» (MC Sahli – Décoloniser l'histoire. p.21) – Conclusion : Il va sans dire qu'Abdelkader Ben Mohieddine, de par ses qualités morales et intellectuelles exceptionnelles, força l'admiration de ses propres adversaires non seulement pendant le long combat qu'il menait mais, plus encore, pendant sa captivité en France. Les visiteurs, d'un haut rang social et culturel, découvrirent un homme raffiné, cultivé, galant avec les femmes, humble, digne et peu enclin à la haine et la vengeance. L'Emir Abdelkader avait la foi et la science pour se proclamer imam. Il ne l'a pas fait. Il avait la force, la puissance et le prestige pour se proclamer monarque. Il ne l'a pas fait. Comme d'ailleurs, il n'aura jamais été ni un féodal ni un fanatique. Il s'était attelé, dans le bruit et la fureur de la guerre, à construire un Etat moderne basé sur la savoir et les valeurs humaines, en étant un dirigeant éclairé d'une société solidaire avec elle- même, nom belliqueuse et ouverte sur le monde. Tel était son ambitieux projet de société. (Entretien avec l'auteur en décembre 1985).