-1- La réinvention perpétuelle de l'histoire L'histoirien A. Guerreau note que «le passé est aussi incertain que l'avenir». L'irruption du politique, pour des «raisons» d'opportunité, dans l'approche des faits passés, pervertit en permanence le savoir historique. Par là-même, les hommes sont privés des leçons et des moyens d'apprentissage d'autres formes de relations humaines qu'ils pourraient tirer des pratiques de ceux qui les ont précédés. Vis-à-vis des crimes de masse, l'Etat responsable par sa continuité est particulièrement «réservé». S'il cultive le souvenir de ses propres martyrs, s'il entretient un «devoir de mémoire», il refuse d'être bourreau et nie le devoir de savoir, plus exigeant. On le constate pour les gouvernants turcs rejetant la notion même de génocide vis-à-vis des Arméniens (1915)(1) par le gouvernement australien vis-à-vis des aborigènes, dont beaucoup d'enfants ont même été enlevés à leurs parents pour être confiés à des Blancs(2), ou par les autorités américaines vis-à-vis des Amérindiens. L'Etat indonésien reste silencieux sur le massacre de 500 000 personnes en 1965 au nom de l'anticommunisme, et de dizaines de milliers de ressortissants du Timor Oriental en 1975-76 et 1999. Les millions de victimes vietnamiennes, dont les Etats-Unis sont responsables, sont passées par pertes et profits, dans une indifférence universelle. Le massacre direct des Irakiens (lors des deux guerres du Golfe) et indirectement durant l'embargo (des centaines de milliers d'enfants, notamment), au nom de la lutte du bien contre le mal, n'est nullement pris en compte. Seul, pour des raisons essentiellement politiques et non en raison de ses caractères spécifiques, le génocide juif bénéficie d'une compassion généralisée dans le monde occidental : il s'agit avant tout de s'attirer la complaisance d'un électorat juif (aux Etats-Unis notamment) et de resserrer les liens avec l'Etat d'Israël, bastion occidental au cœur du Moyen-Orient pétrolier, malgré les quelques réserves officielles et prudentes manifestées au profit du peuple palestinien. L'humanisme pro-sémite est utilitariste ! Les massacres et génocides subis par l'Afrique, depuis la traite négrière jusqu'à la décolonisation sont au contraiy en are discrètement invoqués par l'Occident, alors qu'il y a assimilation officielle répétée et indiscutée du communisme d'Etat et du Goulag, voire même d'un génocide en Ukraine durant les années 1930. En réalité, l'histoire est réinventée au gré des intérêts diplomatiques et de politique intérieure de chaque puissance. Elle est «oubliée» lorsqu'elle dérange. Or, ce qui perturbe la conscience du monde occidental, ce sont seulement les crimes et massacres qui se sont produits en son sein, telle la «Shoa», fruit d'un antisémitisme pluriséculaire alimenté par l'Eglise. Il s'agit d'un humanitarisme sacralisé et ethnocentriste (3) : il est sélectif et ne s'attarde pas sur les crimes de masse qu'il a pratiqués hors de ses limites civilisationnelles. La colonisation, principalement, est mise «hors-histoire» : elle est très peu enseignée dans les systèmes éducatifs européens ; elle est gommée par les autorités politiques, ce qui atteste qu'elles se sentent héritières des massacres qu'elle a provoqués. Avant tout, cependant, les crimes de masse dans les colonies sont passés sous silence, parce que leur connaissance par l'opinion la plus large handicaperait les politiques hégémoniques toujours menées à l'encontre du Sud et vis-à-vis de l'immigration. Qui se souvient encore, pour ne prendre qu'un exemple, des 89 000 Malgaches massacrés en 1947 ? La mémoire occidentale – qui est courte – ne les a pas davantage retenus que la déportation massive au XVIe siècle des Morisques (les 500 000 ex-musulmans pourtant convertis, dont près de 10% ont été exécutés) par Philippe III d'Espagne ! Qui, en France, ose examiner en face les crimes de masse pratiqués par des Français en Algérie de 1830 à l'indépendance ? Le seul débat – secondaire – qui, parfois, se développe est purement quantitatif, avec un raisonnement très proche du négationnisme néonazi qui axe sa réflexion dérisoire sur le nombre de juifs exterminés par le IIIe Reich et les gouvernements complices ! On minore le nombre des victimes de la répression des mouvements de résistance au long de la colonisation antérieure à la Seconde Guerre mondiale ; on sous-évalue les massacres du 8 Mai 1945 et on réduit les évaluations algériennes des morts de la guerre de 1954-62 ! Dans une société occidentale, où tout se qualifie en raison des pesanteurs du phénomène de marchandisation, il est logique qu'il y ait aussi une comptabilité de la mort : pourtant, là n'est pas la question essentielle. L'essentiel est dans la méthode répressive dominante et dans les pratiques liquidatrices de l'opposition à l'oppression par ceux-là mêmes qui, ailleurs, se réclamaient de la république et de la démocratie, voire qui en faisaient un produit d'import-export. Ce n'était, en tout état de cause, par même l'opposant algérien qui était éliminé, mais l'Arabe, l'indigène, menaçant les prérogatives des colons et d'une administration trop souvent à leur service ! Par là-même, les crimes de masse pratiqués étaient de nature génocidaire : on exécutait des hommes plus pour ce qu'ils étaient que pour ce qu'ils faisaient. Or, si l'on peut contraindre des petits Etats ou des régimes vaincus à se repentir, il n'en est pas de même pour les puissances. L'histoire est ainsi non seulement reconstruite au gré des rapports de force du présent, mais elle est aussi celle exclusivement des vainqueurs. 2- L'occultation des principales responsabilités Celui qui contrôle le passé contrôle le présent. Il s'agit de le falsifier pour plus sûrement pérenniser l'ordre établi, même s'il est fondé sur le mensonge (qui est souvent un mensonge d'Etat) ! A l'inverse, la connaissance de la complexité du passé apprend que le présent n'est pas le seul possible et que l'homme est responsable des choix qui marqueront son devenir. L'habitude politique est que les projecteurs soient braqués sur les vitrines. On commémore abondamment les martyrs de toutes les sociétés : cela favorise le consensus que recherchent toujours les pouvoirs. Parfois, on va jusqu'à mettre en exergue les exécutants et l'horreur de leurs actes. Le plus souvent, l'occultation est pratiquée vis-à-vis des commanditaires et des principaux complices. Pourtant, le crime de masse n'échappe pas à la loi admise communément : «à qui profite le crime» devrait être la question majeure ! Et si la réponse est trouvée, la fausse mémoire et la pseudo-compassion cèdent la place à la responsabilité réelle. C'est ainsi que seuls les génocides ayant affectés directement les Européens ont une réelle importance pour l'Occident. Il faut répéter que le génocide arménien, les millions de victimes de la traite négrière Atlantique, les multiples massacres liés aux conquêtes coloniales et aux guerres de décolonisation ont une part aussi réduite dans la «conscience européenne» que l'est celle de l'Afrique dans le commerce mondial (environ 2% !) L'enseignement supérieur lui-même gomme le plus souvent le coût global de la colonisation : les Etats nés des mouvements de libération nationale apparaissent quasiment comme le fruit d'une sorte de génération spontanée ou comme le résultat de la bienveillance métropolitaine ! L'Algérie est depuis toujours pour la France l'une des réalités les plus difficiles. Durant la IIIe République s'est manifesté un racisme officiel vis-à-vis des «indigènes», puis des «Français musulmans». Le recteur d'Alger, Hardy, tout comme le professeur d'anthropologie E. Pittard, par exemple, dans des ouvrages très «savants» comme les encyclopédies coloniales, analysent la «supériorité» de la race blanche et la classification des humains qui en résulte. En conséquence, les répressions pratiquées à l'encontre de «l'Arabe» n'ont pas la même portée que celle pouvant se produire en Europe. Les pertes subies par les armées ayant enrôlé les «Africains du Nord» durant la Seconde Guerre mondiale et ayant participé activement à la libération de la métropole, ne peuvent être comparées avec les victimes européennes. Le nombre des martyrs de la guerre d'Algérie elle-même subit une forte sous-évaluation quantitative en France, comme si une différence de quelques dizaines ou même centaines de milliers de victimes pouvait exonérer de leurs responsabilités les autorités françaises successives. Or, peu de chose a changé aujourd'hui encore. La France, comme les autres pays ex-colonisateurs, par imprégnation pluriséculaire, «développe toujours la même vision dominatrice». Plus encore que durant ces dernières décennies, la France, l'Europe et les Etats-Unis connaissent un retour à une pensée primitive binaire distinguant le bien et le mal, la civilisation et les barbaries… : cette conception dogmatique de la «vérité» est proche de celle du XIXe siècle et des siècle encore antérieurs. C'est essentiellement le vocabulaire qui s'est renouvelé, et paradoxalement ce sont les notions des droits de l'homme et de «bonne gouvernance» qui ont été instrumentalisées pour refonder une hégémonie traditionnelle. Cette révolution conservatrice vient conforter une stratégie interne aux pays occidentaux : il s'agit de remettre à l'ordre du jour des clivages de type ethnique et religieux. Les jeunes ouvriers ou chômeurs des banlieues sont devenus des «blacks», des «musulmans», en bref, les nouveaux «indigènes de la République» ! Le communautarisme n'est que formellement condamné, il est encouragé dans les faits, y compris par des techniques provocatrices comme la législation sanctionnant les «signes religieux ostensibles» de quelques rares élèves ! Il s'agit de faire diversion : à défaut de répondre à la demande sociale insatisfaite (emplois, logements, transports, animation culturelle, etc.), on réanime une mémoire post-coloniale, et le concept d'«anti-France» à la Guy Mollet reprend du service dans le discours de la «gauche respectueuse», elle-même complice d'une France conservatrice qui a du mal à se regarder en face. C'est pourquoi, il faut réduire à sa juste mesure certains gestes symboliques, tel celui de l'ambassadeur de France qui, le 27 février dernier à Sétif, a osé qualifier le massacre du 8 Mai de «tragédie inexcusable». Cette déclaration est exclusivement à usage algérien : l'écho en France en a été extrêmement faible. Au moment même où les pouvoirs publics et privés visent à remplacer l'identité nationale par des valeurs européennes, l'entretien d'un certain chauvinisme politiquement «rentable» n'est pas inutile pour récupérer le soutien électoral des rapatriés, des ex-harkis et de leurs descendants, dans une période où les grands partis de gouvernement ont besoin des renforts des sympathisants de l'extrême droite. Les événements du 8 Mai 1945 restent avant tout dissimulés à l'opinion française et à la jeunesse(4). Le déclenchement du conflit franco-algérien est toujours présenté comme ayant débuté subitement en 1954 du fait de l'action de quelques personnalités isolées. Les responsabilités ne sont toujours pas clairement établies, si ce n'est sur des exécutants réagissant à la peur provoquée par des meurtres commis contre des Européens (67 ou 109 ?) par des Algériens ! Seuls quelques historiens spécialisés datent le vrai début de la guerre d'Algérie à cette date(5). La vérité historique sur le 8 Mai révèle trop de carences et met en cause trop d'acteurs politiques. Elle fait apparaître crûment le dénuement du peuple algérien au sortir de la guerre et l'état de sous-développement dans lequel d'Algérie algérienne se trouve après 115 ans de colonisation (les difficultés de ravitaillement sont particulièrement graves pour la seule population autochtone) (6). Elle ravive les arrières-pensées des alliés anglo-saxons vis-à-vis des autorités françaises issues de la libération et une volonté à vouloir se substituer pour leur compte à la domination française. On connaît le profond silence régnant, notamment sur le projet américain de protectorat sur la France à la fin de la Seconde Guerre mondiale ! La connaissance précise du 8 Mai permet de mieux situer la responsabilité des «pieds-noirs», organisés en milices particulièrement violentes et meurtrières à Guelma, notamment. En rapprochant les réactions d'avant-guerre des colons (par exemple, pour le projet Blum-Violette de 1936), les pratiques de ces milices, puis de leur complicité massive dans la répression de 1954 à 1962 et enfin l'action de l'OAS, les événements du 8 Mai ne constituent qu'un maillon d'une même chaîne.(A suivre) Notes de renvoi – (1) La Turquie officielle conteste que l'Etat «Jeune-Turc», par chauvinisme et par crainte de l'influence bolchevique dans les rangs de la communauté arménienne, affaiblissant les forces turques dans le conflit contre les Alliés durant la Première Guerre mondiale, ait pratiqué le génocide de 1,5 million de morts, dénoncé par la diaspora et l'Etat arménien. – (2) Il a fallu attendre un arrêt de la Haute Cour australienne de 1992, malgré une opinion majoritaire hostile, pour que soit admis le génocide des aborigènes. – (3) On note que les Noirs déportés et exterminés dans les camps nazis (voir l'ouvrage de Serge Bilé) n'ont fait l'objet d'aucune attention. – (4) Les études publiées en Algérie, comme par exemple celle de Radouane Aïnad Tabet Le mouvement du 8 Mai 1945 (OPU, 1985) ne sont guère connues des lecteurs français. – (5) Dans le secteur des médias, seuls l'Humanité, Politis, Marianne et le Monde diplomatique y font référence. – (6) Le Consul de Suisse, J. Aubert, en Algérie en 1945 insiste, dans son rapport au gouvernement helvétique (15 mai 1945) sur les «conditions de vie pitoyables des masses indigènes».