La rigueur hivernale néerlandaise n'a pas empêché la communauté immigrée musulmane d'avoir chaud au cœur. Et pour cause, Geert Wilders, le réalisateur de Fitna, un court-métrage jugé de pire offense à l'Islam, est officiellement poursuivi en justice. Cette décision du tribunal redonne ainsi confiance aux fortes communautés marocaine et turque en phase d'intégration. Amsterdam : De notre envoyé spécial La satisfaction est aussi affichée par le pouvoir en place, les médias et même par les disciples politiques extrémistes de M. Wilders. Mais faut-il souligner qu'au-delà du triomphe de la justice dans une affaire de l'heure, c'est toute l'Europe qui vient ainsi d'être prémunie contre les préjugés, aussi bien religieux que raciaux. L'avenir du continent a évidemment besoin d'un apport en population et en compétences, d'où sa politique d'encouragement à l'immigration, aussi sélective soit-elle. Les Pays-Bas se ressaisissent ainsi de leur immigration non pour se distinguer outre mesure, mais pour être pionniers d'une politique d'intégration réussie. L'esprit de liberté et de tolérance qui anime les Hollandais est déjà à l'épreuve du terrain, particulièrement dans le traitement de certains maux sociaux, à l'instar de la consommation de drogues ou même de la prostitution. Les coffee-shops sont autant d'endroits autorisés à la consommation sur place de drogues douces que de quartiers dédiés au plaisir charnel et à l'industrie du sexe. La liberté reconnue aux adeptes des rêves hallucinogènes les détourne des drogues dures dont les conséquences sont désastreuses. Elle permet également aux pouvoirs publics de mieux contrôler un marché souvent sous l'emprise de trafiquants marginaux et de réseaux de traite d'êtres humains. L'intégration de la communauté immigrée, essentiellement musulmane, formée de Marocains, de Turcs et d'anciennes colonies asiatiques, constitue, aujourd'hui, un autre challenge pour les autorités néerlandaises dont le pays accueille environ 1,6 million d'étrangers, dont 150 000 en situation irrégulière. Il est question de véritable défi, à voir le contexte conflictuel que connaît actuellement la communauté musulmane. L'image de l'immigré a changé aux yeux des autochtones. Désormais, il n'est plus cette victime socioéconomique, mais bel et bien une réelle menace aux valeurs de liberté et de tolérance qu'il n'a pu assimiler. L'alibi de trop Les événements internationaux, dont les attaques du 11 septembre, les attentats commis sur le sol européen, ajoutés à l'assassinat, en pleine rue d'Amsterdam, du réalisateur Theo van Gogh par un jeune intégriste marocain, ont largement contribué à exacerber les tensions et à faire le lit de l'intolérance. C'est d'ailleurs par ce contexte qu'est justifiée la réalisation du « film » Fitna du polémiste Wilders. Ce dernier enchaînera d'ailleurs avec des déclarations aussi sulfureuses que son œuvre par qui le scandale est arrivé. La peur gagne les esprits et le sentiment d'insécurité s'accroît dans les banlieues. Des conducteurs de bus publics finissent par refuser de desservir certains quartiers à majorité musulmane. Des heurts ont eu lieu à Slotervaart, localité actuellement gérée par Mohamed Merkouch, un maire d'origine marocaine et ex-officier de police qui a joué un grand rôle d'apaisement lors des ces émeutes. La droite multiplie alors ses attaques contre la politique d'intégration menée depuis 1983. Les tenants de l'ultralibéralisme : hommes politiques, intellectuels accablent le pouvoir d'avoir choisi un modèle d'intégration multiculturel qui a préservé l'identité de l'immigré au moment où il fallait lui faire assimiler l'intégralité des valeurs du pays d'accueil. Cette politique, qui reposait sur le pragmatisme et la concertation, est accusée de n'avoir qu'un seul but, à savoir d'assurer une paix sociale. Il faut dire qu'à cette époque, l'immigré incarnait encore l'image d'une victime socioéconomique. Tous les efforts du pouvoir en place, animé de bons sentiments, allaient donc dans le sens de réduire les disparités apparentes à côté de l'aisance de la population autochtone. « Les musulmans doivent respecter l'évolution de la société qui les accueille vers plus de libéralisme dans les mœurs, la séparation du religieux et du politique, les droits des femmes et des homosexuels », ouvrait ainsi le débat, dès 1991, du leader de la droite libérale, Frits Bolkenstein. Aujourd'hui, avec tous les événements malheureux qui ont secoué les rues d'Amsterdam, d'autres voix, y compris des figures de la social-démocratie, s'élèvent pour décrier le « drame multiculturel ». Paul Scheffer, auteur universitaire influent, dénonce les conséquences dramatiques de la politique du multiculturisme dans son pays qui risque de dresser des barrières infranchissables entre les communautés : « Nous vivons aux Pays-Bas les uns à côté des autres, sans nous rencontrer. Chacun a son propre café, sa propre école, ses propres idoles, sa propre musique, sa propre foi, son propre boucher et bientôt sa propre rue ou son propre quartier. » Les communautés doivent évoluer non en vase clos, mais en s'entrecroisant, en se bousculant pour se connaître et s'accepter mutuellement, dirait encore l'auteur du Pays de destination, qui entend faire de la réciprocité le socle de toute relation entre communautés. Personne ne doit imposer ses idées par la force et refuser par là- même celles des autres. Le souci et l'inquiétude d'une perte des valeurs séculières de la société néerlandaise n'est plus un secret. La cause est portée même par la rue où de plus en plus de critiques ciblent la manière de s'habiller des filles ou encore l'étendue des libertés et de la tolérance du pays d'accueil. Evidemment de telles réflexions ou « intrusions » ne peuvent émaner que des rangs de jeunes immigrés gagnés par le courant intégriste. Près de 60% de cette communauté musulmane vivent des prestations sociales. Cette fragilité socioéconomique les expose à toutes les convoitises et récupérations politiques. Les services de sécurité néerlandais ont d'ores et déjà fiché quelques centaines d'activistes islamistes à travers le pays. Le tournant pragmatique Le changement dans la perception de l'intégration de l'immigration est devenue une évidence au sein même des communautés d'origine étrangère. Au centre d'Iragan de la jeunesse marocaine situé à Ivertoon, un quartier d'Amsterdam, les témoignages recueillis sur place abondent dans le désir de réussir dans la vie professionnelle, donc sociale, en dépit du boulet de la double nationalité qu'ils continueront à traîner tant que la Constitution de leur pays d'origine n'a pas changé. L'ascension sociale au pays des libertés n'est effectivement pas une destinée réservée aux seuls autochtones. Si M. Merkouch est élu maire à Slotervaart, Abou Taleb a fini, lui aussi, par occuper le poste tant convoité de maire de Rotterdam. Pour ces deux responsables d'origine marocaine rencontrés sur leur lieu de travail, la clé de la réussite réside, avant toute autre considération, dans l'engagement personnel. L'aide sociale ne peut durer indéfiniment. Plus engagé encore dans l'intégration, M. Abou Taleb est catégorique : « Ceux qui ont choisi de vivre aux Pays-Bas doivent tout assimiler en termes de valeurs et de mode de vie, sinon il faut se décider à aller vivre ailleurs. » Officiellement, c'est à la fin de novembre 1998 que la loi sur les nouveaux venus entre en vigueur. Il est question de mieux adapter ces étrangers à la société néerlandaise. Mme Nabahat El Bayrak, ministre de la Justice d'origine turque, cite le principe d'évaluation à l'intégration, de la dispense des cours de langue et des valeurs locales et, bien sûr, d'une formation professionnelle. Les prestations sociales sont repoussées aux bénéficiaires, jusqu'à l'âge de 27 ans, ce qui permet une très large couverture des années d'études. L'immigration non-européenne continue à alimenter les débats entre les Etats membres. Si pour les cercles favorables à la mondialisation il faut ouvrir grandes les portes, pour les autres, le flux, bien que nécessaire, doit néanmoins être sélectif. L'Europe vieillissante aura beaucoup à subir sur le plan social. La décroissance de sa population active ne manquera pas d'entraîner un déficit en compétences, au moment où les Etats-Unis, le Canada et même l'Australie attirent vers eux des contingents d'émigrants qualifiés. Aujourd'hui encore, le vieux continent reçoit 85% de main-d'œuvre non qualifiée et juste 5% de compétences, à l'inverse de ses concurrents. Aux Pays-Bas, comme en France d'ailleurs, l'encouragement au retour volontaire des immigrés légaux est alors sérieusement envisagé. Mme El Bayrak, secrétaire d'Etat à la Justice néerlandaise qui nous a reçus dans son département, parle de 150 000 personnes à encourager au retour volontaire. Tout en regrettant le recrutement inévitable de compétences à partir des pays en voie de développement, elle promet néanmoins que cette opération ne se fera pas au détriment des secteurs déficitaires dans ces pays d'émigration. Comme pour atténuer cette « colonisation des cerveaux », Mme Sandra Pratt, ex-directrice de la Commission européenne pour l'immigration et l'exil, qualifie dans une intervention ce recrutement de conjoncturel pour le bien de l'Europe. Elle déplore, toutefois, le manque de moyens réservés à cette opération. Pour d'autres encore, visiblement rattrapés par leur conscience, ce pillage de compétences peut s'organiser dans une immigration « circulaire », comme la qualifie Frans Timmermans, ministre des Affaires européennes. Cette autre nouvelle forme d'immigration dispensera le titulaire de la carte bleue de renouveler sa situation administrative dans le pays d'accueil s'il se permet de rejoindre, pour une période donnée, la terre de ses aïeux. Ainsi, l'Europe qui, à l'orée 2060, perdra quelque 60 millions d'emplois, conséquence directe de sa décroissance en population active, a besoin de se renouveler. L'appel en renfort des compétences émigrantes aptes à assimiler et à perpétuer les valeurs occidentales est déjà lancé. Ainsi, le pragmatisme prend le dessus sur toutes les autres intentions de coopération économique et sociale capables de fixer les populations sur place, ne serait-ce que cette jeunesse qui, souvent, s'échoue, inerte, dans les rivages du nord de la Méditerranée.