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De l'Etat hybride au despotisme, ou de «l'erreur» des locales de 1990 à la faute des partielles de 2005
Publié dans El Watan le 22 - 11 - 2005

Sans état d'âme, il mène le pays là où le guident ses intérêts étroits, au risque du chaos, provoquant chaque jour émeutes et mouvements sociaux. La théorie politique nous apprend que c'est dans une période révolutionnaire que se créent les fondements de la «superstructure» politique, laquelle se maintient ensuite sur la base de rapports de production rénovés. Avec la crise du système rentier, nous sommes face à une exigence de changement radical, donc de destruction de l'Etat hybride et de refondation d'une classe politique en décalage avec les rapports de production capitalistes qui s'instaurent au prix de sacrifices inouïs pour les Algériens, soumis à des conséquences de l'ultra-libéralisme aussi dévastatrices que celles de la rente. Alors se pose la question qui doit construire la nouvelle superstructure, comment et pour lui donner quelle orientation ? Le scrutin à venir nous renseigne sur la réponse que souhaite apporter le pouvoir. Les partis démocratiques en lice réagissent de façon significativement différenciée.
Les uns dénoncent une fraude massive dont ils risquent d'être les victimes pour «piéger les élections de 2007», disent-ils, d'autres sont convaincus que leur parti «sera majoritaire aux APC et aux APW». On peut donc souscrire à l'idée que si le départ de ceux qui ont été qualifiés d'indus élus est une victoire des citoyens en Kabylie, la tenue des partielles est une victoire du pouvoir. Un commentateur tel que Mohamed Nabi, dans une contribution publiée par le Quotidien d'Oran, voit une tentative de «refondation, radicale et périlleuse, du système politique en place». Il est vrai que déjà de nombreux segments avaient été laminés lors de la présidentielle de 2004. Tandis que les partis de l'allégeance présidentielle se trouvent embarrassés par les résultats du référendum, jusqu'à l'incapacité de donner une suite immédiate au succès de la «minorité écrasante» du 29 septembre. On jase, lit-on, sur les décrets liés à la Charte et le sinistre Anouar Haddam, que se proposait d'accueillir Belkhadem, n'a heureusement pas accompli son premier pas triomphateur dans une Algérie encore meurtrie par les assassins islamistes. Dans le cadre d'une stratégie spontanée, une «stratégie sans stratège», dirait Michel Foucault, le pouvoir, s'il voulait faire œuvre des vestiges de la classe politique actuelle, pourrait trouver, à travers les partielles, l'occasion de contourner l'exigence de sa refondation sur une base démocratique, consensuelle, pour encore imposer ses options. Il reproduit ainsi ses approches unilatérales, alors que Bouteflika lui-même est obligé de reconnaître qu'après octobre 1988, le processus multipartiste avait été mal engagé. Le pouvoir paraît être ainsi tenté, aujourd'hui, par une alliance avec les alliés de l'islamisme, après avoir favorisé l'alliance directe avec l'islamisme. Prétendant corriger les erreurs de la Constitution de 1989, le pouvoir en a établi une nouvelle en 1996. Dans une réponse au mémorandum présenté alors à Ettahadi, la direction du mouvement qui allait donner naissance au MDS expliquait que «les "dérives" essentielles du multipartisme sont nées de la sous-estimation par les institutions de l'Etat du danger de l'extrémisme religieux et de son irruption dans la sphère du pluralisme politique naissant. Il ne s'agit pas d'un problème d'apprentissage de la démocratie, mais de l'état réel de la société, celui de l'essence de la crise et de ses enjeux. En d'autres circonstances, "l'apprentissage de la démocratie" se serait réalisé sans dérive, comme processus de formation de la conscience politique et sociale… La stabilité politique du pays ne tiendra pas pour autant … si les forces de l'intégrisme ne sont pas définitivement bafouées sur le terrain sécuritaire et politiquement et idéologiquement, défaites sur le terrain institutionnel, culturel et symbolique».
Le mouvement ajoutait : «En fait, la crise était contenue dans le régime et le système politique antérieurs. C'est donc le contenu même de ce modèle, du système politique et économique qu'il a exprimé, qui pose problème. Ce modèle, forgé dans le Mouvement de libération nationale et l'indépendance, exprimait les progrès et les limites mêmes du Mouvement de libération nationale. Le modèle d'organisation de l'Etat mis en place dans le cadre des Constitutions de 1989 et 1996 se situe en droite ligne de ce modèle même si en apparence il se présente comme l'exact contraire de l'ancien modèle. C'est la raison pour laquelle il a donné naissance à un multipartisme débridé.» L'idée, énoncée en creux, c'était que la société a besoin non d'être guidée par un despotisme même «éclairé», mais d'en être délivrée. Elle a besoin d'être placée au cœur de la décision politique, de s'en emparer au nom de ses intérêts et de ceux de l'Algérie, dans les formes rénovées correspondant à la conscience des nouvelles polarités radicales qui s'y développent.
Bourgeoisie faible
Le rapport de force au sein de la société est en effet en décalage avec celui qui s'exprime entre la société et l'Etat et dans la classe politique.
Après que la résistance au terrorisme et au système rentier ait dissous l'influence des partis islamistes et des partis Etat, le pouvoir persiste à contrarier l'évolution la plus conséquente et refuse de les dissoudre en tant qu'organisations, pour ne laisser place qu'à des partis inscrivant tous leurs objectifs et leurs pratiques dans les valeurs démocratiques. Il voudrait continuer à en jouer comme les éléments d'un puzzle qu'il décompose et recompose à sa guise, se plaisant à se croire doté de pouvoirs démiurges. Il réédite l'expérience des élections communales de 1990, avec la donne des partielles de 2005, et recycle de façon intolérable ses personnels, remis au-devant de la scène comme en atteste l'épisode Benflis. C'est pour cela que les ambitions d'anciens chefs de gouvernement restent entières.
Si le pouvoir n'est pas en incapacité, quoi qu'en dise un de ces anciens chefs de gouvernement, attendant les conditions de son retour, peut-être dans le prolongement de ces partielles, il n'en est pas moins soumis à la réalisation d'intérêts immédiats. Un des contrecoups, c'est que la «patrimonialisation» de l'Etat se poursuit et sa déliquescence avec. Ainsi, les candidats démocrates aux partielles dénoncent tous la mafia du pouvoir. Malgré les échecs précédents, ils persistent à vouloir réduire un problème politique lié à la nature de l'Etat à un problème de gestion des APC ou en diffusant une nouvelle illusion qui consisterait à penser que l'on peut conquérir le pouvoir petit à petit par la base. Le pouvoir est indivisible et ne se partage pas. Il faut en avoir conscience pour aborder correctement la question électorale, et en réalité la question de l'hégémonie, au sens de capacité d'orientation, dans le cadre de l'alternative démocratique. Pour sa part, si le pouvoir continue à recourir à ses clientèles prédatrices c'est parce qu'il travaille toujours à synthétiser toutes les formes d'appropriation privées (rentière et capitaliste) à travers l'ultra-libéralisme. Dans son ouvrage La dynamique du capitalisme, Braudel écrit avec force «le capitalisme ne triomphe que lorsqu'il s'identifie avec l'Etat, qu'il est l'Etat».
Le despotisme actuel n'est donc plus l'expression de l'ancien autoritarisme lié à la rente, dont la redistribution se contrôle au niveau politique, mais celle d'une bourgeoisie encore faible et ayant besoin de se donner les moyens de mener la réforme qui servirait ses intérêts. On pourrait lui concéder qu'elle cherche, peut-être, le dépassement du système, mais il est évident qu'elle ne veut pas la rupture. Pourtant l'époque paraît se clore, où le pouvoir allait d'un compromis à l'autre, par un effet de balancier qui produisait l'arrêt du processus électoral et l'arrivée de Boudiaf aussi bien que le mouvement inverse et la libération des dirigeants islamistes dans le cadre du dialogue. On peut douter que la nouvelle phase historique que nous traversons soit irréversible, mais il est clair que le pouvoir voudrait imposer un compromis à la fois à l'islamisme et à la démocratie. Il écrase l'ancien qui est dépassé, l'islamisme comme expression paroxystique de la rente mais en recul, comme la rente d'ailleurs.
Mais le pouvoir foule aussi le nouveau, l'aspiration démocratique tant qu'elle n'est pas encore arrivée à maturité. Pour y parvenir, et trouver une caution internationale auprès du capital financier, il croit pouvoir usurper une rente géopolitique liée à la résistance face au terrorisme islamiste. Il fait fi que nous nous trouvons dans un contexte de capitalisme mondialisé, qui entraîne la contestation mondialisée de la dérive libérale. Les récents coups portés aux projets de Bush en Irak comme en Amérique latine éclaire cette réalité après le rejet de la Constitution européenne jugée trop libérale. Un journaliste du Quotidien d'Oran prête à Bouteflika l'idée de vouloir régenter l'Islam et l'islamisme, il aurait dû, pour être juste, écrire aussi qu'il s'active à régenter les démocrates, envoyant Benchicou en prison, réprimant la contestation à Laghouat après Arzew, imposant l'impunité aux crimes islamistes.
Bouteflika en lançant le mot d'ordre «ni Etat théocratique ni Etat laïque» donne le contrepoint du slogan «L'islam c'est la solution», tout en voulant prendre de vitesse la «double rupture avec l'islamisme et le système rentier». En fait, à ce stade le contenu du despotisme qui fonde le nouveau type d'Etat est avant tout d'ordre économique. Il s'agit de réorganiser les rapports socioéconomiques, de réaliser les modalités de l'accumulation primitive, à savoir la concentration du capital et les conditions du salariat. Gramsci disait qu'à une telle époque de transition historique «les éléments de superstructure ne peuvent qu'être faibles et auront un caractère de prévision et de lutte, mais avec des éléments de ‘‘plan” encore faibles, le plan culturel sera tout à fait négatif de critique du passé, les lignes de construction seront des ébauches pouvant être changées à tout moment, pour être cohérentes avec la nouvelle structure en formation». Ajouter à une incompétence avérée, cela explique la déliquescence de l'Etat, au moment où, paradoxalement. on nous taraude avec le concept d'Etat fort et la nécessité de réhabiliter son autorité. A la phase de la lutte pour l'hégémonie, le politique est le maillon principal, ce n'est qu'à la phase de l'Etat, que toutes les superstructures se développeront sous peine de voir l'Etat se dissoudre. Est-ce que nous en sommes à cette nouvelle phase ? La question de la reconstruction de l'Etat en tant qu'entité symbolique et appareil reste en tout cas entière.
Double rupture
La structure socioéconomique et la superstructure politico-idéologique forment un «bloc historique», quand l'un change, l'autre obéit à la même dynamique. La réalisation d'un appareil politique hégémonique crée un nouveau terrain idéologique (d'où la charte pour la paix et la réconciliation qui se voudrait une balise), donc détermine une réforme des consciences, et une nouvelle polarité radicale se cristallise face au pôle au pouvoir. Ce dernier cherche à déjouer l'émergence d'une nouvelle conscience démocratique, citoyenne et … de classe, en entretenant des éléments de clivage sur une base religieuse ou régionale. Il veut recomposer la classe politique selon ses intérêts. Tant que la bourgeoisie naissante ne s'est pas dotée de ses propres instruments autonomes pour endiguer les périls menaçant son projet, elle recourut aux archaïsmes, même en investissant la forme d'un nouveau contenu. Après tout l'islamisme n'avait-il pas suivi le chemin inverse en donnant à une forme politique moderne, les partis, un contenu archaïque ? C'est ainsi que le pouvoir cherche à singulariser la Kabylie, transformée en véritable Kurdistan ou les archs en tribus patchounes. Ses manœuvres criminelles ne sont pas sans rappeler celles des néo-conservateurs américains en Afghanistan et en Irak, et dont les conceptions communautaristes font des ravages dans les banlieues françaises et pas seulement dans les pays concernés par l'initiative du Grand Moyen-Orient. Continuer à parler de l'hybridité du pouvoir serait prendre le risque de ne pas voir suffisamment qu'il a pris un caractère despotique, pour considérer un caractère contradictoire (avec peut-être l'illusion de jouer un despotisme éclairé contre un despotisme régressif). Ce serait compter sur une division qui ramènerait dans le camp démocratique une des composantes, alors qu'il y a peut-être lieu de dresser tout le monde contre ce pouvoir pour déjouer ses tergiversations.
L'hybridité existe, elle n'est plus structurelle, opposant le projet de société moderne démocratique au projet théocratique, c'est une hybridité fonctionnelle. En ce sens le pouvoir est en train de se constituer une nouvelle homogénéité, de classe. Le changement de légitimité est en lui-même significatif de la dérive ultra-libérale du pouvoir. L'opposition islamistes/démocrates c'est la norme directive du pouvoir qui vit d'opposition. Après avoir renoncé à une légitimité révolutionnaire ébranlée, il cherche à se justifier par la raison d'Etat, en se posant en garant de la stabilité, en arbitre ou recours obligé pour chacun contre l'autre et finalement en arrive à opposer paix et justice, progrès économique et social. C'est pour cela que s'il ne faut pas tomber dans l'économisme, il ne faut pas, non plus, tomber dans l'idéologisme, en appréciant la persistance de l'islamisme à sa juste mesure aussi bien du point de vue quantitatif que qualitatif. Et c'est ici que réside le secret des nouveaux positionnements par rapport à l'islamisme radical, d'acteurs politiques ayant autrefois combattu l'intégrisme et que gît l'explication des propos de Mokri du MSP qui se plaint d'une «fraude intelligente». Ce qui ne veut pas dire, quand on voit la recrudescence terroriste, que les risques ne sont plus là, mais que l'islamisme est maintenu à bout de bras, au risque d'une recrudescence terroriste. D'ailleurs, c'est bien l'idée d'entériner un recul réel qui se profile à l'occasion des partielles quand on voit les limites des ambitions islamistes dans une région où le FIS avait eu d'autres résultats aux élections locales de 1990.
En rejetant les partielles, le MDS rejette leur caractère biaisé, mais surtout la logique qui les sou-tend et qui impose ce caractère biaisé. Pour lui, comme pour d'autres formations politiques, la question de sa pertinence et de son autonomie est au centre des enjeux. Ce qui devrait le plus être en débat c'est le rôle et l'avenir de la ligne du changement radical, de double rupture, face aux stratégies qui ont lamentablement échoué, soit de pérennisation du système rentier par le compromis fort ou mou avec l'islamisme, soit de réforme stérilisante par le compromis.
Il semble, pour le moment, que les résultats des élections partielles ne viendront pas sanctionner un tel débat démocratique. Elles seront une nouvelle étape vers un coup de force qui pourrait prendre des formes inédites pour échapper à la clarification des consciences.


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