mémoires dans lesquelles Gabriel Garcia Marquez raconte une partie de sa vie, qui va de sa naissance sur la côte Caraïbe de la Colombie dans une famille nombreuse où le statut de la mère est toujours réconciliateur et soumis à la force des hommes ; alors que le père, usant de toutes ses libertés primitives, ne cessait de faire des enfants et même à en fabriquer généreusement d'autres à l'extérieur de la couche habituelle et qui n'ont d'autres noms que le terme usuel de bâtards ; jusqu'à l'âge de la raison et de l'écriture consciente de 30 ans. C'est là que s'arrête le premier volume des mémoires de Marquez que tous les lecteurs connaissent par son Nobel de 1989 et surtout par ses grands romans qui ont marqué la littérature universelle par leur écriture magique et merveilleuse : Cent ans de solitude, qui fut depuis 1967 la révélation la plus importante d'un nouveau souffle littéraire mondial, L'Automne du patriarche, dans lequel il décrit la fin vertigineuse d'un général en pleine déperdition, Chronique d'une mort annoncée où rien ne peut arrêter la fatalité tracée comme dans les grandes tragédies grecques, l'amour au temps du choléra… Une série de romans qui ont traversé le temps et qui ont généré des noms de lieux qui ne peuvent échapper aujourd'hui à la cartographie mythique inventée par les écrivains et les artistes : Macondo qui n'est pas trop loin du comté de Faulkner. Vivre pour la raconter n'est pas seulement un livre qui dit l'ego dans toute sa transcendance et ses premières vibrations, mais c'est une parcelle de vie bouillonnante qui ressemble à un lopin de terre dans lequel la nature impose ses lois, mais les hommes aussi, en face de l'épine, il y a la fleur qui rejaillit avec toute sa beauté et ses fragilités. En avançant dans notre lecture, on se rend compte vite qu'un homme ne naît jamais écrivain ou artiste. Il se fait et se défait dans les douleurs les plus répugnantes, il résiste à tous les vents dévastateurs et à toutes les déprimes. Il est fait de livres, de gens inconnus et de gens célèbres, de journaux, de tout et de rien, de chance et de malchance. C'est le parfait processus de l'abnégation humaine face au déterminisme que la nature impose. Une vie pleine de répétitions et de désir de se réaliser dans quelque chose qu'on n'arrive pas à nommer. Soudain, on se rend compte que beaucoup de ce qui a été fait au niveau des écritures, nouvelles, articles et romans ne valaient pas grand chose. Une tristesse qui frôle la déprime. Mais rien ne vaut cette amertume, nous enseigne Marquez dans son livre, même quand notre première expérience ne trouve pas preneur et essuie un refus catégorique. Un écrivain, c'est d'abord une résistance, un désir et puis une bataille à entreprendre avec tous les moyens nobles et possibles. Une vie littéraire à méditer amplement par les écrivains, même les nôtres face à une société qui a d'autres chats à fouetter, disait l'un de nos responsables, que la littérature et les arts. Le premier roman de Gabriel Garcia Marquez Feuilles dans la bourrasque n'a pas reçu la bénédiction de l'éditeur. Cela ne l'a pas empêché de continuer à frapper durement aux portes cloisonnées de la reconnaissance. Même les études de droit, dans lesquelles il excellait, n'ont pas assouvi son désir premier, celui d'aller dans le chemin inverse des lois et des assurances requises, c'est-à-dire la littérature et l'écriture. Pour sa famille, il était d'abord l'homme prodigue qui sauverait tout le monde du désespoir et des épuisements de la vie dure. Son entrée dans l'écriture s'est faite tout d'abord à partir de ses lectures qui l'ont fasciné. Il n'hésite pas à citer tous ceux qui ont marqué son parcours, des noms de poètes, romanciers, journalistes, dont la littérature universelle n'a, malheureusement, pas retenu grand-chose. Bogota était un grand point de départ. Un vivier extraordinaire de créations et de soirées inoubliables où la joie rime avec les folies les plus extravagantes. Les écrivains s'échangeaient les manuscrits sans grandes peurs de plagiat, mais plutôt, un désir d'écoute, l'attente d'une congratulation ou d'un petit mot de reconnaissance. Ce qui importait dans Bogota, c'était le plaisir de dire l'écriture et de l'échanger. Une ville qui donnait vie aux mots plus qu'aux hommes. La passion d'écrire est devenue, avec le temps, un besoin vital plus qu'une épreuve à endurer. Le poids des journaux était si grand qu'il fallait tout faire pour être journaliste. C'est à travers eux que l'écriture trouve sa première voie vers un public potentiel. C'était le lieu idéal du partage. Avec un peu de chance et beaucoup de casse, Gabriel Garcia Marquez a fini par imposer sa plume dans un journal comme reporter. Son travail premier était de faire des reportages. «Je reste plus que jamais convaincu que reportage et roman sont les enfants de la même mère», disait-il. Le reportage est devenu son intérêt premier, non pas pour informer le lecteur seulement et être en contact permanent avec lui, mais surtout pour lui faire plaisir en lui racontant des histoires, même si elles sont dures à avaler comme le reportage sur les tueries de Bogota en avril 1948 ou le coup d'Etat de Rojas Pimilla en 1953. Vivre pour la raconter est un défi contre les platitudes de la vie. Rien ne se donne, tout s'arrache même si le prix est exorbitant. Une question qui ne peut échapper au genre des mémoires : pourquoi ce besoin vital de les écrire à des moments cruciaux de notre vie qui ne tient qu'à un rayon de soleil ? Un bon nombre de mémoires ont été écrites aux limites de la vie, au début d'un voyage qui n'a d'autre nom que la mort. Une façon de tenir tête à la froideur de celle-ci qui est effacement systématique. C'est une preuve de gravité. Oui, Marquez est très malade. Atteint d'un cancer qui l'a poussé à l'isolement et la solitude. L'écrivain s'identifie aux baleines qui, quand elles décident de mourir, s'isolent du groupe et se jettent aux frontières des eaux douces pour finir dans des plages. «Mais l'écrivain n'est-il pas seul par défaut ou par définition ?», me diriez-vous. Oui. Dans Vivre pour la raconter, la mort se dissimule entre les mots et les phrases qui craquent sous le poids de la vie, mais une vie disparue à jamais. D'ailleurs, la lettre qu'il a envoyée il y a quelque temps à ses amis et à sa famille littéraire (j'en ai reçue une par le biais de mon e-mail) renvoie à cette question ontologique de vie et de mort. L'important dans cette lettre que je garde aujourd'hui soigneusement dans mes fichiers e-mail, ne vient pas seulement du fait qu'elle émane d'un grand écrivain comme Gabriel Garcia Marquez, mais c'est aussi parce qu'elle relate un moment dur devant la mort à laquelle personne ne pourra échapper. Une leçon de courage, de bonheur retrouvé dans la paix avec soi-même, de fragilité et de grande tendresse. Chacun de ses mots palpite de vie. C'est par ces intimités qu'on arrive à découvrir les interminables fragilités des grands hommes qui ressemblent à leurs phrases et à leurs mots. Il y a ceux dont la mort fait peur et affaiblit. Ils n'arrivent jamais à masquer cette nervosité incontrôlable, les peurs justifiées et l'amertume de l'inachevé. Il y a aussi ceux qui, à partir de petits mots palpitant de vie, arrivent à apprivoiser la mort en privilégiant la vie ; en s'engouffrant intimement dans l'écriture et la création jusqu'à l'ultime souffle. Certes, la mort n'est pas un jeu. C'est l'action la plus brutale de la nature, puisqu'elle met fin à tout un monde de passions et de rêves. Quand on meurt, c'est pour de bon. Marquez, dans sa belle lettre, ne fait rien, il laisse juste cette petite fragilité nous guider aux extrémités des bonheurs inassouvis. Dire simplement, je t'aime quand on a les moyens de le faire sans attendre cette ultime seconde où tout devient lumière insaisissable. C'est juste un petit rappel qui nous dérange dans nos faux conforts de tous les jours, puisque le vrai somnole dans ces petits moments de bonheur qui passent constamment inaperçus. C'est juste un hymne à l'amour et à la vie qui chaque jour glisse entre nos doigts sans nous apercevoir du gâchis. Ecoutons-le avant de se quitter : «Si, un instant, Dieu pouvait oublier que je ne suis qu'une marionnette de chiffons, et m'accordait un bout de vie, je ne dirais peut-être pas tout ce que je pense ; mais à coup sûr, je penserais tout ce que je dis. Je donnerais de la valeur aux choses, non pour ce qu'elles valent, mais pour ce qu'elles signifient. Je dormirais peu, rêverais beaucoup, étant entendu que chaque minute où nous fermons les yeux, nous perdons soixante secondes de lumière. Je marcherais quand tous les autres s'arrêtent, je resterais éveillé quand les autres dorment. J'écouterais quand les autres parlent, tout comme je goûterais une bonne glace au chocolat. Si Dieu me donnait un peu de vie, je m'habillerais simplement, je m'étirerais de tout mon long sur le sol, et je laisserais à découvert non seulement mon corps mais aussi mon âme. Mon Dieu, si j'avais un cour, j'écrirais ma haine du froid et mettrais mon espoir à ce que vienne le soleil. Je peindrai sur les étoiles un poème de Benedetti avec un rêve de Van Gogh, et une chanson de Serrat serait la sérénade que j'offrirais à la lune. J'arroserai les roses avec des larmes, pour sentir la douleur de leurs épines et le rouge baiser de leurs pétales. Mon Dieu, si j'avais un peu de vie. Je ne laisserais passer aucun jour sans dire aux gens que j'aime, que je les aime (…) Aux hommes, je prouverais qu'ils se trompent quand ils pensent qu'ils cessent de tomber amoureux avec l'âge, sans même savoir qu'ils vieillissent quand ils cessent de tomber amoureux. A un enfant, je donnerais des ailes, mais je le laisserais pour qu'il apprenne tout seul à voler. Aux anciens, j'apprendrais la mort pour qu'ils sachent bien que la mort ne vient pas avec l'âge mais avec l'oubli (…) J'ai appris que seul l'homme a le droit d'admirer d'en bas, celui qui va l'aider à se lever. Il y a tant de choses que j'ai pu apprendre de vous, mais elles ne pourraient pas me servir beaucoup, bien même elles me garderaient dans leurs bagages, je serais malheureusement en train de mourir. Toujours, dis ce que tu sens et fais ce que tu penses. Si je savais que la journée d'aujourd'hui soit la dernière où je te verrai dormir, je t'embrasserais fortement et demanderais au Seigneur de pouvoir rester le gardien de ton âme. Si je savais que c'était la dernière fois que je te voyais sortir par la porte, je t'embrasserais, je te donnerais des baisers et t'appellerais pour t'en donner plus encore. Si je savais que c'était la dernière fois que j'allais entendre ta voix, je graverais chacune de tes paroles pour pouvoir les écouter encore et encore indéfiniment.» Merci pour ce bonheur et cette leçon d'humilité. La grandeur, c'est aussi l'intime fragilité des mots, des hommes et de la vie.