De Gabriel Garcia Marquez, je n'ai pas beaucoup apprécié le fameux Cent ans de solitude. Fort de sa réputation, l'écrivain colombien m'avait forcée à le lire. Plus tard, le prix Nobel de littérature publie Chronique d'une mort annoncée dont le succès est époustouflant. Le récit atteint un tirage fabuleux, se distribuant dans les kiosques et les supermarchés, battant les records de vente, mis en vente simultanément à Bogota, Buenos Aires et Madrid, loué par une critique unanime au moment de saluer un livre de plus dans une grande œuvre traduite dans trente-deux langues. J'ai lu cette chronique du bout des lèvres avec un intérêt maigrement rehaussé par la mise en scène tragique et sa dramaturgie implacable : une mise à mort que rien ne peut arrêter sous un ciel inclément, dans la clôture d'un temps et d'un lieu latinisés à la manière de cette Amérique qui n'a pas oublié d'être méditerranéenne. Le cœur était resté froid, et c'était peut-être un problème de traduction dont on sait combien elle peut rater ses effets en étant trop fidèle ou dévoyée sans qu'on le sache dans un cas comme dans l'autre. L'explication m'est venue en parcourant un vieux Magazine Littéraire (n°178-novembre 1981) consacré à Gabriel Garcia Marquez. J'ai plongé dans la lecture d'un article inédit intitulé Le récit d'un récit, signé de la main de Gabriel Garcia Marquez, sans aucune précision concernant la traduction. J'ai lu d'une traite cet article fabuleux, et je me suis dit que Gabriel Garcia Marquez aurait dû apprendre le français dès le début d'une carrière annoncée par Cent ans de solitude. L'écrivain y raconte bien l'histoire de Chronique d'une mort annoncée, me confirmant l'impression que m'avait laissé un autre récit : Récit d'un naufragé. Quand Gabriel Garcia Marquez nous raconte l'histoire de ses histoires, il est véritablement magique. Tout commence dans une cuisine où se prépare un ragoût de mojarras à quatre mains, les deux de Gabriel Garcia Marquez et celles d'un ami, Alvaro Cepeda Samudio, qui, entre deux assaisonnements, livre au futur auteur de Chronique d'une mort annoncée le dénouement du récit à venir. « J'en ai une bien bonne qui vous intéresse. Bayardo San Roman est revenu chercher Angela Vicario. Ils vivent ensemble à Manaure. » Angela Vicario est cette jeune femme qui, parce qu'elle est censée arriver pure au seuil de sa chambre nuptiale, va déclencher un terrible drame dans le petit village de Manaure, un village médicinal où l'on envoyait la mère de Gabriel Garcia Marquez quand elle était petite pour lui faire changer d'air. C'est là que Marquez passe une grande partie de son adolescence avant que sa famille ne décide de changer d'air. De ce village qu'il connaît bien, il garde de bons souvenirs, surtout d'un certain Santiago Nasar, « un joyeux compagnon et un membre de premier rang de la communauté arabe du lieu ». C'est lui qui sera tué à huis clos à coups de couteau en présence de tout le village par les frères d'Angela Vicario répudiée le soir de ses noces par Bayardo San Roman. Honte sur la famille. Outrage. Code de l'honneur. Les tréteaux de la scène méditerranéenne se dressent, et en son centre, on exécute le coupable, celui dont on n'a jamais pu prouver qu'il était réellement coupable. Et voilà que vingt-trois ans après le crime, l'ex-jeune marié, dorénavant vieux, s'en revient épouser la vieille Victoria dont la vue a baissé et les cheveux ont jauni. Comme si le temps avait tout effacé, le crime mais aussi l'outrage qui justifiait le crime. Le couple se redonnait une virginité gagnée au fil des ans. Vingt-trois ans. Et voilà soudain, le dénouement d'une histoire que Gabriel Garcia Marquez n'avait jamais pu écrire. Il avait trop d'affection pour la victime, ce Santiago Nasar, beau jeune homme plein de vie et bien né qui « avait appris de son père le bel art de la chasse de haut vol, d'abord avec des éperviers créoles, puis avec des exemplaires magnifiques importés de l'heureuse Arabie. Au moment de sa mort, il avait dans son hacienda une fauconnerie professionnelle, avec deux femelles et un tiercelet dressés à la chasse au perdrix, ainsi qu'un gerfaut écossais dressé pour la défense personnelle ». Le chasseur était devenu la proie de tueurs armés de couteaux dans ce qui n'était même pas un crime raciste. Banale victime de l'humeur outragée, mise à mort sur la place publique de Manaure, avec le consentement des villageois. Omerta. La loi du silence plombe la mort horrible de Santiago Nasar. Gabriel Garcia Marquez a envie d'écrire son histoire mais il en est incapable. Alors, il en parle beaucoup et partout, pendant de longues heures, des années. Six heures dans un village reculé du Mozambique, une nuit où « ses amis cubains lui faisaient manger un chien de rue en lui faisant croire que c'était de la chair de gazelle ». A son agent littéraire, durant de nombreuses années, en train, en avion, à Barcelone, dans le monde entier sillonné par le désormais prix Nobel. Rien à faire. La page reste blanche, la douleur trop grande, la nostalgie trop vivace. Et puis tout à coup, entre deux assaisonnements, l'ami cuisinier lui apprend l'heureux dénouement d'une histoire vieille de vingt-trois ans. Après tout, c'était peut-être ça qui lui manquait, le déclic qui rend les choses plus claires : l'histoire n'était plus celle d'un crime atroce, mais l'histoire secrète d'un amour terrible. Changement de point de vue. Dispositions meilleures pour une écriture pacifiée. Vite, courir à Manaure, s'immerger dans le leurre « si courant parmi les théoriciens du réalisme, de vouloir saisir sur le vif pour l'écrire la vie même que l'on vit ». En caleçon de neuf heures du matin à trois heures de l'après-midi pendant quatorze semaines sans répit. Non. Rien à faire. Il manque encore un pied pour que l'histoire se tienne debout. Le livre est oublié. Et voilà qu'un jour d'automne 1979, à l'aéroport d'Alger, Gabriel Garcia Marquez attend d'embarquer avec sa femme dans le salon d'honneur. Soudain, il voit arriver « un prince arabe portant la tunique immaculée de son noble rang et un faucon dressé au poing. C'était une splendide femelle de faucon pèlerin qui, au lieu du chaperon en cuir de la fauconnerie classique, en portait un en or avec des incrustations en diamant ». C'était Santiago Nasar. C'était le pied qui manquait au trépied de Chronique d'une mort annoncée. C'était la preuve que la vie invente pour son compte et avec talent, mieux que l'imagination parfois, si bien que souvent on pourrait intenter des procès en diffamation à l'encontre des écrivains qui nous racontent des histoires vraies.