A J-3 avant que des têtes ne tombent. Pourtant tout jovial, voire ahuri, le mouton compte ses derniers jours. Entassé dans des boutiques de fortune ou sur des terrains vagues aux abords de l'autoroute, le mouton bêle sa candeur entre deux bouffées de paille. Enhardi par des regards qui l'inspectent, l'animal agite nonchalamment le manteau qui le couvre. Sale et puant, il sait que sa montagne de laine qu'il semble pourtant porter comme un fardeau donne à son être insignifiant un prétexte de cherté. La bête, évaluée entre 16 000 et 40 000 DA, s'offre sans escompte au rituel de l'Aïd. Hommage à Dieu pour ses bienfaits et clin d'œil à Abraham pour sa piété. Sauf que la croyance coûte cher. La pratique de la fête de l'Aïd a des incidences sur le budget des ménages et des familles sur une année entière. « A 30 000 DA le mouton, il faut être logé gratuitement, n'avoir aucune charge et un salaire bien au-dessus du SMIG », peste un jeune frustré de ne pouvoir acheter le mouton. Pour certains, 20 000 ou 30 000 DA, c'est l'équivalent d'une gazinière ou d'une année d'assurance pour la voiture. Des dépenses incontournables que nos sociétés « pseudo modernes » obligent. Moderne car le peuple subit toutes les dépenses afférentes à une société de consommation et pseudo car le pouvoir d'achat ne suit pas. « J'ai mis ma voiture en vente cette année pour me permettre d'acheter un mouton. Ce sont mes enfants qui m'ont poussé à prendre un mouton cette année. Ils disent qu'ils ont souffert d'avoir été les seuls l'année dernière à ne pas avoir égorgé de mouton », raconte un homme d'une cinquantaine d'années. Il s'établit durant cette période de fête une réelle concurrence entre les jeunes enfants de quartier. Arborant fièrement leur mouton qu'ils traînent au bout d'une ficelle, les plus malheureux osent parfois à peine s'approcher. C'est à celui qui a un mouton avec des cornes, l'autre est beaucoup plus gros... Le mouton de l'Aïd, à l'instar de la Mercedes, est un signe extérieur de richesse. Tous les bons arguments que l'enfant pourra développer pour expliquer, voire justifier le fait que lui n'a pas de mouton, n'a aucun impact dans l'esprit de ses camarades. Et c'est à ce titre que les parents n'hésitent pas à satisfaire leur souhait. Pourtant le mouton de l'Aïd est tout autre et les théologiens de l'Islam convergent tous dans ce sens. Le rituel de l'Aïd est un sacrifice fait au nom de Dieu. Le mouton, cette année comme les années précédentes d'ailleurs, fait fi de savoir si c'est pour Dieu, les enfants ou juste pour crâner. Sorti à peine du ventre de sa mère, son chemin est déjà tracé. Il aura la chance de parcourir les folles prairies de Boufarik, de goûter aux herbes de M'sila, ou d'oxygéner ses poumons des saveurs des hauts plateaux de Djelfa. Sans un regard pour la beauté de sa laine ou la taille de ses cornes, il finira son parcours entre El Harrach et Bab Ezzouar. Dernière escale avant le grand jour.