Les coffres des maquignons sont pleins, les rémouleurs ont disparu, le marché (informel) des instruments de boucherie a fermé et grosse bouffe pour les trois millions de familles qui ont égorgé le mouton. Tout le monde a trouvé son compte, sauf le cadre de vie… La fête du sacrifice doit être organisée. L'Algérie s'est réveillée le lendemain de l'Aïd El-Adha groggy. L'orgie de moutons a de multiples prix. Trois millions de bêtes sacrifiées mais le cheptel, pour une fois, n'est pas décimé. À croire les spécialistes, le méga-abattage serait même une action de régénérescence pour les variétés ovines algériennes qui, paradoxalement, n'ont pas été perdues. Bravo pour nos éleveurs qui ont su préserver à nos bêtes le label “made in Algeria” ! Autant de moutons en une journée, c'est tout de même un chiffre énorme pour un cheptel de 19 millions, qui pourrait augmenter avec des techniques d'élevage modernes. Mais, il faudra faire le sacrifice de la viande succulente, au goût d'herbes aromatiques. Au prix moyen de 20 000 dinars la pièce, la facture de ce mardi aura été très consistante. Le sacrifice donne une fausse image de la réalité socioéconomique. Chaque famille a, pratiquement, égorgé son mouton, mais beaucoup d'Algériens se sont saignés pour faire ripaille. Certains n'ont pas hésité à s'endetter alors que le sacrifice n'est pas une obligation religieuse. En fait, l'Aïd, dans l'imaginaire de beaucoup, est la fête du mouton. C'est tout dit. Le sacrifice est, de ce point de vue, un miroir de la société. Faire plaisir aux enfants ! C'est une argutie pour donner sens à un fait de société. Par un glissement qu'il faudra un jour élucider, ne pas égorger son mouton, c'est faire partie du club des indigents ! L'image est si détestable que même de jeunes couples, modernes, voire bcbg, ont sacrifié leur mouton sur l'autel du “m'as-tu vu ?”. Allez expliquer que c'est une tradition permettant au patriarche de réunir autour de lui sa progéniture ! Les pauvres n'étaient pas oubliés, puisque, grâce à l'égorgement collectif (zerda), ils étaient associés aux festivités et dans la dignité. La famille algérienne a beau évoluer vers de petites entités, du type famille nucléaire (comme dans le monde moderne), le sacrifice du mouton reste, lui, omniprésent. Il est même, d'année en année, en courbe ascendante. Alors que la société algérienne est devenue fortement urbaine et consumériste, dans le sens très moderne du terme, le sacrifice du mouton est demeuré une “constante” insoluble. Tant et si bien que les villes deviennent lors de son rite de véritables agglomérations rurales. L'essayiste Mustapha Lacheraf a inventé le concept de “rurbain” pour interpréter cet Algérien nouveau. Des bergeries à l'entrée de chaque quartier et des moutons dans les immeubles, y compris dans de nouvelles cités résidentielles, haut de gamme, cossues, verdoyantes et fermées aux regards indiscrets. Le pays entier est devenu, l'espace de l'Aïd, une bergerie, un abattoir. Des moutons dans de rutilants carrosses ! De quoi donner le tournis aux prestigieuses marques automobile qui ont pignon sur rue en Algérie. Après l'hémorragie financière, l'Algérien devait découvrir l'après-midi du sacrifice d'autres dégâts. Ceux-là de nature hygiénique. Entassement de déjections des bêtes égorgées, la paille dont il fallait les nourrir, et divers autres déchets occasionnés par leur découpe, alimentant rats, chats et chiens errants dont on n'arrive pas à se défaire. Le tout dans des odeurs nauséabondes. Les festoyeurs se défaussent, comme à l'accoutumée, sur les services de la voirie. Ces derniers ont fait ce qu'ils ont pu. Mais il faudra encore quelques jours pour effacer les traces de l'abattage, d'autant que les pluies hivernales ont transformé en cloaques bon nombre de quartiers. Quant aux dommages collatéraux sanitaires, le ministère de l'Agriculture devait annoncer la veille du sacrifice que, l'an dernier, 300 cas de kyste hydatique avaient été décelés par ses vétérinaires. Avec l'ampleur que prend la fête du mouton, la sonnette d'alarme doit être déclenchée. Si l'ambition est de faire de nos villes des villes, il faut trancher et organiser le rite du sacrifice. L'adapter aux lois, règles et à la philosophie de l'urbanité. Alger, pour ne prendre que la vitrine du pays, qui nourrit l'ambition de devenir une capitale méditerranéenne, à l'image de ses voisines du pourtour de la Méditerranée, doit se départir de l'image qu'elle a donnée d'elle-même ce mardi. De nombreux citoyens se demandent s'il ne fallait pas prévoir des lieux d'abattage lors de la fête du sacrifice. D. Bouatta