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Mémoire d'aujourd'hui et d'autrefois
Publié dans El Watan le 08 - 12 - 2005

Nina Bouraoui a publié de nombreux romans, dont le premier La voyeuse interdite qui avait reçu en 1991 le Prix du livre Inter et Garçon manqué, publié en 2000, dans lequel elle raconte son enfance algérienne, plus précisément algéroise. En commençant Mes mauvaises pensées, j'avais une légère appréhension, celle de lire de nouveau tous les souvenirs de la romancière, ceux qui remontent à la surface et qui hantent lorsqu'on a quitté les lieux de l'enfance et de l'adolescence. Dans Garçon manqué, Nina Bouraoui raconte et revient sur la rencontre de son père algérien et de sa mère française. Habitée par leur union, par leur amour, obsédée par l'attitude de ses grands-parents français qui voyaient plutôt d'un mauvais œil l'amour de leur fille pour cet étudiant algérien, dans les années 1960. Ce refus de l'Autre a cédé face à l'obstination de sa mère qui tenait à cet amour, par transmission générationnel, a blessé la petite fille qui a appris tout cela par bribes, au fil du temps et des conversations.
Dans Mes Mauvaise pensée, cette partie de la vie de la narratrice est mentionnée certes mais sans insistance. Si le souvenir de ce grand-père français, qui se parfume avec Chanel Monsieur, revient souvent, mais sous les traits d'un personnage qui n'a pas su aimer, qui est passé à côté du bonheur de sa fille et de sa famille. Si je rappelle ce pan de la mémoire de Nina Bouraoui, c'est justement pour dire que sa narration ainsi que sa thématique ont évolué. Elle ne décrit plus ce grand-père par le prisme de ses parents, mais par sa propre perception, de son point de vue.
Ainsi, ce dernier roman démontre qu'elle a eu une autre vie, d'autres vies, qu'elle a grandi, qu'elle détient sa vérité, qu'elle affirme sa personnalité. Dans ce sens donc, je dirai que Mes Mauvaises pensées est un roman de la maturité, un roman où la macération s'est faite, où les «choses» se sont décantées pour démontrer toutefois que l'on ne se défait pas de ses obsessions et de ses fantasmes aussi facilement. La construction du roman est fascinante, car elle vous prend et ne vous lâche plus. Le lecteur est pris dans un tourbillon de pensées introspectives. Tout le récit forme ainsi un seul et unique paragraphe. Les phrases sont le plus souvent longues et l'on pourrait faire un travail critique sur l'utilisation des virgules, points-virgules, des deux-points.
La phrase se déroule comme un long parchemin et lorsque l'on commence à lire, il devient fort difficile de s'arrêter, de faire une pause, de penser à autre chose, car le lecteur a peur de perdre le fil conducteur de ce déroulé de pensées et de sentiments puissants et perturbants. le texte se poursuit ainsi sans fin, en boucle, en répétant les mêmes pensées, en donnant l'impression de ne pas le faire, justement. Au-delà de l'histoire intime des amours défendues mais assumées de la narratrice, ce roman évoque et raconte ce rapport fusionnel avec l'Algérie. «J'essaie aujourd'hui, de reconstruire, de réécrire, l'Algérie est dans mon cœur qui saigne.» Page après page, l'évocation d'Alger et sa beauté mythique est présente, ineffaçable, avec son soleil, sa luminosité son port, sa population. Le rapport particulier de la France et de l'Algérie, ce rapport qui se situe dans l'être même de Nina Bouraoui, puisqu'elle est à la fois française et algérienne, revient constamment. Nina Bouraoui est de ces deux sangs mêlés, elle est l'histoire de la France et de l'Algérie, elle ne renie ni l'une ni l'autre, puisque la narratrice est habitée par Alger et par Rennes, par Tipaza, le Chenoua et Jijel ainsi que par Paris, la côte bretonne, Clermont-Ferrand et Nice. Ces deux terres sont en elle.
Dans l'une, il y a son père qui vit les séismes et le dernier séisme qu'a vécu l'Algérie, celui dont l'épicentre était à Boumerdès, et dans l'autre, il y a sa mère qui se bat contre la maladie ainsi que ses grands-parents français qui sont passés à côté de ce rapport qui a marqué la vie de leur fille et qui marque la vie de leurs petites filles, et de Nina en particulier. «La beauté se pose sur la peur comme un voile ; je pleure de beauté en Algérie, vous savez, je pleure au sommet de l'Assekrem, je pleure dans la forêt d'eucalyptus, je pleure sous la cascade de glycines, il y a une révolution de la beauté, la beauté algérienne a formé ce que je suis… J'ai rapporté l'Algérie en France, j'ai rapporté sa douceur et sa violence, et je suis devenue sa douceur et sa violence.» Le texte littéraire se construit ainsi sur des bribes qui peuvent sembler banales, mais leur ajustement et leur construction textuelles provoquent, il est vrai, la force d'un roman obsessionnel.
Ce Prix Renaudot consacre définitivement une romancière affirmée, mais il me semble que Nina Bouraoui, qui possède un véritable art de conteuse algérienne, devrait sortir d'elle-même pour nous donner à lire d'autres histoires d'Algériennes et de Françaises mêlées, tout en ne se niant pas, car tout écrivain digne de ce nom ne peut écrire qu'avec ce qu'il a de plus vrai en lui et avec aussi ses plus grandes convictions. Nina Bouraoui est une romancière dont l'Algérie devrait être fière.
Revenir, reprendre sa lecture, rentrer de nouveau dans le monde de Nina Bouraoui demande un instant, et au bout de quelques lignes le lecteur est de nouveau pris dans ce charivari de mots et d'associations d'idées. Nina Bouraoui vous happe et ne vous lâche pas tant les phrases s'enchaînent sans fin, ne vous laissent aucun répit. En effet, le lecteur rentre dans le monde de la narratrice qui se dévoile par à-coups, qui vole et virevolte sans cesse, qui revient sur un détail, l'abandonne pour le reprendre quelques pages plus loin. Le roman n'a pas d'histoire proprement dite, il n'y a pas d'intrigue au sens propre du terme. Ce qui fascine dans ce récit, c'est l'introspection poussée à son paroxysme, c'est cette façon de se dévoiler, c'est cette manière de dire les choses en les effleurant, en passant à la lisière de l'aveu, être sur le point de céder et au dernier moment de décider grâce à une conjonction de passer à une autre histoire, et de nouveau la narratrice reprend le cours de la pensée précédente en ajoutant un détail parfois futile, mais qui illumine tout d'un coup une personne, un fait, un vécu. Alors de quoi parle donc la narratrice qui n'est autre que la romancière elle-même, Nina Bouraoui ? Eh, bien, elle parle d'elle-même et uniquement d'elle-même, et paradoxalement c'est ce qui fascine, car elle le fait sans complexe, avec une simplicité déconcertante sans tomber dans l'étalage, elle dit ses amours féminines, elle dit ces femmes qui la fascinent, elle dit ses relations complexes, difficiles, avec la Chanteuse, avec Diane, avec l'Amie, celle à qui elle se confie, son amour du moment. Elle raconte aussi ses relations fusionnelles avec sa mère, mais aussi avec son père pour qui elle est peut-être ce garçon qu'il n'a pas eu. Elle parle de tout cela, y revient sans cesse, sans se lasser, sans lasser le lecteur comme le montre cet extrait : «Je pense à Diane de Zurich, je pense aux cristaux de neige qui ressemblent à des diamants, je pense au lac qui devient noir avant la pluie, je pense au ciel qui tombe quand je cours dans la forêt du Dolder pour m'échapper de moi-même. Je suis ma propre maison. Je n'ai que mes mains sur mon visage pour me défendre de Diane. Alors, je cours dans la nuit, je cours parce que j'ai envie de mourir. La Chanteuse quitte Paris pendant la rumeur, elle vit à Londres d'où elle m'écrit… Je ne vois pas le fond des choses, je ne vois pas mon propre fond, je ne sais si j'ai la force de lui donner, de lui écrire et donc de me lester de notre amour, puisque les chansons ne sont que des chansons d'amour.»


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