Avec « Nos baisers sont des adieux », l'écrivaine à l'écriture incomparable va encore plus loin dans le fond et la forme. Cette écrivaine franco-algérienne est singulière. Il y a cinq ans, elle avait reçu à Paris le prix Renaudot pour Mes mauvaises pensées. La voyeuse interdite avait reçu le prix du Livre Inter en 1991 et Garçon manqué fut publié en 2000. Elle y raconte son enfance algérienne, algéroise au demeurant. Dans ses romans, désormais étudiés par des universitaires, le lecteur rentre dans un univers qui relève de l'intime, du subjectif et de l'aléatoire. La réalité de la vie de la romancière, qui s'exprime à la première personne de ce personnage autodiégétique, donc est révélée sans fioritures. Dans Garçon manqué, la narratrice raconte la rencontre de son père algérien et de sa mère française. Elle est habitée par cette union dont elle est le résultat vivant. Elle est obsédée par l'attitude de ses grands-parents français qui voyaient, dans les années 60, d'un mauvais œil l'amour de leur fille pour cet étudiant algérien. La narratrice tente de trouver un équilibre dans cet entre-deux qui dépasse la situation historique des deux peuples, pour inscrire dans son tout dernier roman, Nos baisers sont des adieux, son propre entre-deux, celui de sa sexualité. Ce roman, publié début avril par Stock, est construit de façon diariste : pensées, billets, notes écrites en temps et en heure. Ces notes s'étalent sur une assez longue période, de 1972, à Alger, à 2009, à Paris. Nina Bouraoui propose au lecteur le fond de son intimité, de ses pensées. Elle évoque de manière fascinante ses désirs les plus fous et ses frustrations les plus dures, et prend les lecteurs par la main dans un chuchotement de confidentialité qui ne vous lâche pas. La narratrice est indéniablement nombriliste. D'une manière contournée, sans le dire frontalement, elle se situe à la lisière du pudique et de l'impudique, prise par ses démons et ses souvenirs d'Alger, dans un tourbillon de pensées introspectives, parfois délirantes. Tout le récit forme des pages de longueurs différentes, des confessions sous forme de réminiscences remontant à son enfance du côté d'Hydra. Les phrases, souvent courtes, résument la pensée et vont à l'essentiel, la relation avec la compagne, les amies, les amours. Ce n'est pas le cas des romans précédents. Les phrases se suivent comme des torrents de pensées et se déroulent, évoquant des détails surprenants comme la mention des fleurs blanches sur la bouteille d'eau de Cologne Bien-Etre, à un moment stressant du souvenir évoqué. Nina Bouraoui exprime des sentiments puissants et perturbants. Nos baisers sont des adieux n'a pas d'histoire dans le sens romanesque du terme. Pas d'intrigue, de début et de fin. Le lecteur pourrait le lire à l'envers et cela ne changerait rien à la compréhension de l'ensemble. Ce qui fascine, c'est cette façon de se dévoiler, cette manière de dire les choses en les effleurant, puis, d'un coup, de décrire une scène où il n'y a plus d'ambiguïté sur ses désirs vis-à-vis des femmes. Dans ses premiers romans, Nina Bouraoui était dans le non-dit. Ici, elle clame son attirance pour les femmes et le lecteur est face à une galerie de personnages qu'elle a aimés, l'ont quittée, reviennent, repartent, en tout cas qui la hantent de toute évidence, comme cette Sasha dont elle dit : « Il lui avait fallu du temps avant de se sentir en sécurité auprès d'une femme. Elle venait des hommes comme l'on vient d'un pays. » Nina Bouraoui est dans l'expression de la « géographie des sentiments » qui mènent la narratrice vers la vie nocturne parisienne qui la happe. La narratrice parle uniquement d'elle-même et, paradoxalement, c'est ce qui fascine, car elle le fait sans complexe, avec une simplicité déconcertante, sans tomber dans l'étalage. Elle raconte ses amours féminines ; elle dit ces femmes qui la fascinent ; elle dit ses relations complexes, difficiles avec l'Amie, avec Sacha, avec Naïma, avec Zhor… Elle se confie à elle-même et assume son homosexualité. Elle raconte ses relations fusionnelles avec ses femmes, avec son père pour qui elle est ce « garçon manqué » qu'il n'a pas eu. Le texte se poursuit sans fin, en répétant les mêmes pensées, tout en donnant l'impression de ne pas le faire. Il y a aussi dans ce dernier roman, le rapport particulier de la France et de l'Algérie, ce rapport qui se situe dans l'être même de Nina Bouraoui, car elle y revient constamment. Le texte se construit sur des bribes de vie et de ses mises en scènes qui apparaissent d'une banalité déconcertante. Mais leur ajustement et leur construction donnent une force obsessionnelle au roman. Même si elle habite « l'existence » comme elle le dit, Nina Bouraoui ne sort plus de son monde et de sa sexualité. Si elle échappait à ses obsessions personnelles en s'ouvrant au monde et aux autres, si elle revisitait son Algérie et voyait celle du XXIe siècle, sans se renier, sans renier son histoire, alors la synthèse des deux mondes, le sien et celui des autres, donnerait à l'avenir de beaux romans, car son écriture et son style sont incomparables.