Hormis le fait qu'ils produisent plus de produits audiovisuels que le monde ne pourra jamais ingurgiter et qu'ils consomment sans doute plus d'énergie que l'Afrique tout entière ou qu'ils soient responsables de 25% de la pollution mondiale, que sait-on en fait des Américains ? Comment l'Américain moyen se définit-il et comment jauge-t-il son gouvernement ainsi que les actions que celui-ci mène de par le monde ? Que pensent les Américains de la démocratie dans leur pays et comment envisagent-ils sa promotion dans le monde ? Par la contrainte ou la persuasion ? Enfin, comment voient-ils le Moyen-Orient, à propos duquel les plus horribles images sont diffusées et les plus sombres pronostics répandus ? Un sondage d'opinion approfondi intitulé «Americans on Democratisation and US Foreign Policy» a été mené par le Chicago Council on Foreign Relations (dates du sondage: 15-21 septembre 2005 ; marge d'erreur : +/- 3,5%). Ce sondage répond à toutes ces questions et apporte des éclairages intéressants et parfois surprenants. L'importance de ce sondage réside dans le fait qu'il révèle que les certitudes de George Bush quant au soutien dont il prétend jouir auprès du peuple américain sont fausses et surtout que l'opinion publique américaine est bien éloignée des positions extrémistes des néo-conservateurs. Ce sondage permet aussi de montrer un visage du peuple américain beaucoup plus humain et moins hégémonique que celui de ses gouvernements aussi bien démocrates que républicains, somme toute responsables de la vague d'antiaméricanisme à travers le monde. La gouvernance américaine jugée par les Américains Qui sont les Américains, d'un point de vue religieux ? 67% des Américains se définissent comme chrétiens, 1% comme juifs et moins de 1% comme musulmans. Cependant, 19% avouent ne pas avoir de préférences religieuses. Confirmant le statu quo en matière de confession, 38% se considèrent comme des protestants et 19% catholiques. Poussant l'analyse par rapport à la résurgence du religieux aux Etats-Unis, 35% des interrogés avouent aller à l'église une fois par semaine, contre 7% qui reconnaissent ne jamais y aller. Quant à l'importance de l'évangélisme et des «bornagain» (évangélistes) dont on a tant parlé avec l'arrivée des néo-conservateurs aux plus hautes fonctions de l'Etat (surtout depuis l'avènement de l'administration de George W. Bush), ils représentent 20% des sondés. Un taux relativement important d'autant que ses représentants sont influents tant dans le domaine politique que médiatique. L'Américain moyen est souvent dépeint comme un citoyen peu impliqué dans les questions politiques associées au lointain gouvernement fédéral, basé dans la capitale Washington. Quels jugements les Américains portent-ils sur la démocratie, en général, et sur leur propre système politique en particulier ? Sans conteste, la plupart des sondés (78%) considèrent que la démocratie est la meilleure forme de gouvernance. Une légère avance est perceptible chez les démocrates (88%, contre 83% chez les républicains), de même que ceux qui ne partagent pas cette opinion sont légèrement plus nombreux chez les républicains (13% contre 10%). Les plus réticents à vanter les mérites de la démocratie atteignent un nombre considérable (28%) chez les indépendants. Ce dernier chiffre souligne l'importance des courants dits minoritaires, souvent d'extrême droite, qui ne se reconnaissent pas dans les partis du gouvernement accusés de se ressembler dans leur faiblesse. Pour eux, sous les pressions de la mondialisation, des Nations unies et autres ennemis de leur pays, les libéraux comme les conservateurs ne sont plus capables de défendre «les vraies valeurs américaines». Quels rapports les Américains entretiennent-ils avec leur gouvernement ? Ont-ils le sentiment d'influencer ses décisions ou de les subir ? Sur une échelle de 0 (aucune influence) à 10 (beaucoup d'influence), un petit quart des sondés (entre 23-25%) estiment leur influence à 5, près d'un Américain sur 10 l'estime à 0 (entre 6-10%), contre 1-4% qui l'estiment à 10. Un maximum de 36% l'évalue à plus de 5 contre 49% à moins de la moyenne. L'importance de ces chiffres est d'autant plus notable que les Américains souhaitent majoritairement avoir davantage d'influence. Ainsi se prononcent-ils à 83% dans ce sens contre 7% qui souhaitent le contraire et quasiment autant à préférer le statu quo. Quoi qu'il en soit, ils sont 58% à penser que sur une échelle de 0 à 10 (0 signifiant non démocratique et 10 totalement démocratique), le gouvernement américain obtient plus que 6. Après leur propre système politique et leur gouvernement, que pensent les Américains de la démocratie pour les autres ? Le moins que l'on puisse dire est qu'ils sont divisés : 50% estiment que la démocratie est la meilleure forme du gouvernement pour tous les pays, tandis que 43% jugent qu'elle n'est pas adaptée à tous les pays. La démocratie : pas pour tout le monde Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les démocrates sont plus nombreux à défendre cette idée (46%) que les républicains (39%). Cette division se transforme en scepticisme généralisé quand il s'agit de savoir si la démocratie se généralisera à l'ensemble de la communauté internationale. Ainsi seuls 28% des sondés soutiennent cette hypothèse contre une majorité de 64% qui la réfute, de façon égale entre républicains et démocrates (65 et 67%). Pourquoi la réfutent-ils ? L'une des raisons qui transparaît dans le sondage tient de l'absence de rapport de cause à effet entre la démocratie et la sécurité. En effet, seuls 26% des sondés estiment que la démocratie rend le monde plus sécurisé contre une majorité absolue de 68% qui pense le contraire, tout en reconnaissant que ce système permet d'améliorer les conditions de vie. Pas de différence notable à relever entre les démocrates et les républicains. A propos justement de la relation entre démocratie, développement économique, une majorité d'Américains (74%) estiment que les deux sont interactifs et interdépendants et qu'aucun des deux ne constitue une condition préalable à la réalisation du second. Seuls 9% conditionnent le développement par l'existence de la démocratie et 10% le contraire. Là encore les démocrates et les républicains sont d'accord. Quel rôle les Etats-Unis peuvent-ils ou doivent-ils jouer dans la promotion de la démocratie dans le monde ? Une majorité d'Américains estiment qu'il s'agit d'un objectif très important (27%) ou plutôt important (49%), soit à peu de choses près, les mêmes tendances observées en 2002, avant l'intervention militaire en Irak. Mais entre les principes et la pratique, tout un monde de pragmatisme, d'excuses et de circonstances peuvent cohabiter. C'est pourquoi, une majorité de 54% d'Américains estiment que la politique étrangère doit poursuivre les intérêts des Etats-Unis, ce qui signifie la promotion de la démocratie aussi bien que le soutien à des régimes non démocratiques. A contrario, il est vrai que 38% des sondés placent la démocratisation comme un objectif essentiel de politique étrangère. Mais cette disparité contredit les réponses à une autre question dans lesquelles 42% des sondés (53% de républicains et 38% chez les démocrates) estiment que la propagation de la démocratisation augmente les chances de soutien à la politique étrangère américaine, contre 6% qui pensent le contraire. En revanche, 45% des sondés estiment que la démocratisation n'a aucun effet. Contrairement aux idées reçues, ils sont nombreux à prendre le risque d'une démocratisation débouchant sur la remise en cause des intérêts de Washington (48% contre 39%). Aussi est-il logique qu'ils soient 75% à refuser l'ingérence américaine pour influencer les élections dans les autres pays. Quelles méthodes alors préconisent-ils pour la promotion de la démocratie ? 23% contre 51% privilégient l'assistance technique ; 24% contre 42% préfèrent le contrôle par des observateurs ; seulement 15% (contre 51%) conseillent l'aide économique ; 4% (contre 27%) envisagent le soutien direct aux opposants et enfin 8% (contre 27%) proposent l'usage de la force pour renverser les dictateurs (les autres sont divisés). La démocratie pour les musulmans Une troisième série de questions sort des généralités et aborde des questions précises et pour le moins sensibles. Ainsi concernant la possibilité que des pays musulmans soient démocratiques, 55% des sondés répondent-ils par oui, contre 34% pensant le contraire (les démocrates et les républicains sont sur la même longueur d'onde). Cette opinion diffère grandement de celle des néo-conservateurs, pro-israéliens pour la plupart, qui estiment, bien entendu en privé, que les Arabes et les musulmans ne sont pas aptes à la démocratie. Ces chiffres s'expliquent d'autant plus facilement que 48% des Américains pensent que des élections libres n'auraient aucune influence sur la nature des relations qu'un pays musulman comme l'Arabie Saoudite a avec les Etats-Unis. En revanche, ils sont 54% (contre 32%) à penser que leur pays ne devrait pas soutenir un pays démocratique si des islamistes fondamentalistes devaient remporter les élections. Cela signifie-t-il que, contrairement à l'administration Clinton, les Américains n'auraient pas vu d'un très bon œil la poursuite du processus électoral en Algérie ? Pas si sûr. En effet, 54% des sondés (contre 36) jugent que leur pays devrait soutenir des élections libres en Arabie Saoudite, même si elles devaient porter au pouvoir des leaders non amicaux. Contradiction ou pragmatisme ? Compte tenu de la réponse précédente, il ne serait pas faux d'envisager que, conscients des intérêts en jeu, les Américains jugent que le statu quo est plus profitable qu'une rupture porteuse davantage d'instabilité. Cette explication est confirmée par le fait que 74% des sondés (contre 19%) estiment que renverser le régime autoritaire de Saddam Hussein ne constituait pas une raison suffisante pour mener une guerre contre l'Irak. Les démocrates sont plus nombreux à partager cette opinion que les républicains (86%-60%). De plus, cette intervention a, semble-t-il, marqué les Américains qui envisagent négativement (72%) la perspective d'une future intervention militaire. Cette observation est corroborée lorsque l'on discute avec des Américains aux Etats-Unis. Nombreux sont ceux qui estiment avoir été trompés par leur gouvernement. Bien sûr, ils étaient nombreux à soutenir ce même gouvernement avant l'intervention militaire en mars 2003. Même les médias lourds, mis à part Fox News, ont eux aussi changé de cap et semble avoir réalisé qu'ils avaient été manipulés par l'administration de George Bush. Entre la rupture totale et le statu quo existent les pressions comme phase intermédiaire. Sont-elles préconisées pour les régimes du Moyen-Orient ? Là encore, la prudence dicte les réponses puisque 51% des Américains s'y opposent contre 39%. Manifestement les républicains sont plus favorables aux pressions que les démocrates. En revanche, les Américains sont majoritairement favorables à des actions multilatérales, dotées de la légitimité onusienne (68%), contre seulement 25% privilégiant les actions unilatérales jugées plus décisives et plus efficaces. Cela dit, 42% des sondés ne se font aucune illusion quant au rôle des Nations unies qui ne devraient pas se mêler de la nature des gouvernements, contre 50% qui pensent le contraire. Le multilatéralisme a donc ses limites qui cantonnent le rôle de l'organisation mondiale à légitimer des actions décidées et entreprises par les Etats-Unis. Ce sondage a le mérite de dissocier le peuple américain du gouvernement actuel aux Etats-Unis. Alors que pendant la guerre contre l'Irak, le monde croyait que les Américains étaient unanimes pour la guerre, progressivement on s'est rendu compte que ce n'était pas vraiment le cas. Mais, il faut aussi préciser que le peuple américain semble tout de même assez crédule puisqu'il a cru tout ce que lui ont fait croire les néo-conservateurs. Avant et pendant la guerre contre l'Irak, la majorité des Américains étaient non seulement persuadés que l'Irak détenait des armes de destruction massive et qu'il représentait une menace aux Etats-Unis et à ses voisins, mais ils croyaient aussi que les événements du 11 septembre 2001 avaient été l'œuvre de l'Irak, thèse que le vice-président Dick Cheney a toujours défendue. Ce sondage remet les pendules à l'heure et montre bien que les peuples, même dans les grandes démocraties, peuvent être manipulés par leur gouvernement qui utilise des stratagèmes pour satisfaire non pas les intérêts nationaux mais ceux de groupes d'intérêts. Par Yahia H. Zoubir et Louisa Dris Universitaires