Objet de la discorde, l'article 4 de cette loi stipule que «les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer». Il n'en fallait pas davantage pour jeter le feu aux poudres, raviver les blessures du passé, rouvrir (ce que de Gaulle avait appelé) la «boîte à chagrin», et ajourner sine die la signature du «traité d'amitié» entre Paris et Alger. Une controverse des plus abruptes s'est aussitôt déclarée dans l'espace public français. Les premiers à monter au créneau sont les historiens de métier. Indignés par cette injonction du législateur, six d'entre eux signent une pétition dans Le Monde du 25 mars pour rejeter, dans sa lettre comme dans son esprit, l'amendement litigieux de la loi du 23 février 2005. La pétition enregistre un large soutien du corps enseignant. Dans la foulée de la mobilisation, un collectif d'historiens se met en place ; il s'est fixé pour objectifs d'obtenir du personnel politique l'abrogation de l'article 4 de «la loi scélérate» et de préparer, pour le printemps 2006, un colloque international intitulé «Pour une histoire critique et citoyenne : le cas de l'histoire algéro-française». Parallèlement, un autre contre-feu, moins académique mais plus symptomatique du «mal» qui ronge la France aujourd'hui, est allumé par des citoyens français descendants des anciens… colonisés. Le 18 janvier 2005, c'est-à-dire quasiment au même moment où s'élaboraient au Palais Bourbon les articles de la loi controversée, un collectif associatif dénommé «Les indigènes de la République» fait son irruption. Ses signataires (des militants du Collectif des musulmans de France, de la Ligue Communiste Révolutionnaire ou d'ATTAC) lancent un appel aux «filles et fils de colonisés et d'immigrés» afin qu'ils s'engagent «dans les luttes contre l'oppression et les discriminations produites par la République post-coloniale». Les discriminations sociales dont sont victimes hic et nunc les «immigrés» («Maghrébins», «Africains», «musulmans») de la République sont saisies par les pétitionnaires comme le décalque de celles subies naguère par leurs aïeuls, les indigènes de l'Empire. Avec une aspérité pareille, le manifeste ne pouvait pas manquer son dessein : attirer le regard des médias, durcir la controverse, intenter un procès public à la «République post-coloniale». La France est désormais rattrapée par son passé colonial ; un passé qu'elle n'a eu de cesse de refouler dans l'oubli, elle qui cultive pourtant le culte de la mémoire jusqu'à «l'obsession commémorative». Signe de ce malaise persistant : plus de quarante après la signature des Accords d'Evian, «la guerre d'Algérie» ne dispose, en France, d'aucun lieu de mémoire ; avec près de 2,7 millions d'appelés du contingent, plus d'un million de pieds-noirs et 300 000 harkis, cette «guerre sans nom» n'est curieusement toujours pas commémorée ! Après quarante années de mauvaise conscience, d'oubli officiel, d'amnésie collective et de mémoire honteuse, le temps présent semble être tout entier voué à la revanche des passions mémorielles. Celles des rapatriés, des appelés du contingent, des harkis, des militants hostiles à la guerre d'Algérie, des immigrés descendants des anciennes colonies : mémoires concurrentes, mémoires discordantes, mémoire contre mémoire ! La France à l'épreuve de la post-colonie Dans ce conflit des mémoires, plusieurs armes entrent en jeu. Certaines d'entre elles sont symboliques, d'autres plus politiques, voire franchement électoralistes. Et si l'anticolonialisme semble enregistrer quelque avancée symbolique – comme en témoigne le succès qu'a rencontré le livre du philosophe politique Olivier Le Cour Grandmaison intitulé Coloniser-Exterminer (Fayard, 2005) -, les avocats du «rôle positif» de la colonisation française ne battent leur coulpe pour autant. Tant s'en faut. En témoigne le refus, cinglant, de la majorité parlementaire UMP, le 29 novembre 2005, de voter l'abrogation du fameux article 4 déposée par le PS. Le lobbying mémoriel des nostalgiques de l'Algérie française s'est avéré redoutablement efficace et payant. A l'origine, le projet de loi est l'œuvre d'un «cercle étroit» de députés, le «Groupe d'études sur les rapatriés». Formé d'élus, issus pour la plupart du sud-est de la France, le groupe de pression compte en son sein 57 députés – sur un total de 577. Ses membres ont un dénominateur commun : ils sont tous des rapatriés qui cultivent par surcroît la nostalgie de la colonie perdue. Illustration : Michelle Tabarot, députée UMP des Alpes-Maritimes et vice-présidente du Groupe d'études sur les rapatriés, est la fille de Robert Tabarot, un des chefs civils de l'OAS à Oran ; Jean-Pierre Soisson, député UMP, fut sous-lieutenant durant la guerre d'Algérie ; Kléber Mesquida, député PS (et porte-parole de ce parti lors de la séance de vote du 23 février 2005) est né en Algérie en 1945. Ce groupe porteur de mémoire a su se constituer en «parti des rapatriés»… à l'image du «parti colonial», si bien analysé par le grand historien Charles-Robert Ageron dans France coloniale ou parti colonial ? (PUF, 1978). La cuisine politique française a fait le reste. Certes, mais il y a plus : si la France en est arrivée là, quarante ans après la décolonisation, c'est surtout – comme le relèvent les historiens Gilles Manceron et Hassan Remaoun dans leur ouvrage commun D'une rive à l'autre : la guerre d'Algérie, de la mémoire à l'histoire – «parce que toutes les forces politiques qui se sont succédé au pouvoir en France depuis un demi-siècle, en particulier les deux principales, le socialisme démocratique et le gaullisme, ont exercé des responsabilités essentielles dans l'engagement ou la poursuite de [la] guerre» d'Algérie. D'où les politiques d'oubli et d'occultation. D'où aussi la hantise de ce «passé qui ne passe pas». A y voir de plus près, la controverse soulevée par le «rôle positif» de la «présence française» (superbe euphémisme !) outre-mer pose en creux une question déterminante : comment penser la France post-coloniale ? Comment penser la nation française d'aujourd'hui «dès lors qu'il ne suffit plus d'être citoyen français pour être considéré comme un Français – et un Européen – à part entière, et traité comme tel» ? Il faut en convenir : l'accession à la citoyenneté juridique des descendants des colonies n'a pas suscité, en France, une réflexion renouvelée sur l'«institution imaginaire» de la nation – étant admis depuis Ernest Renan que celle-ci est «un plébiscite de tous les instants». Le diagnostic du politologue Achille Mbembe est sans complaisance : «ce qu'il faut dissiper, c'est l'opacité qui entoure, dans ce pays, des citoyens rendus invisibles par des dispositifs qui produisent quotidiennement des formes d'exclusion que rien d'autre, sinon la race, ne justifie – tout cela au sein d'une culture qui prétend cependant avoir dépassé le tropisme de la race derrière le masque d'un universalisme purement ahistorique.» Or cette tâche requiert à l'évidence bien plus qu'une politique de «quotes-parts» de figuration dans les institutions de la République ou les émissions de divertissement de la télévision… Si la controverse autour du «rôle positif de la mission civilisatrice de la colonisation» a pris une telle ampleur, c'est, en définitive, parce qu'elle a mis en évidence l'aporie originaire du «modèle républicain d'intégration» : est-ce que ce dernier est en mesure de penser l'Autre (l'ex-colonisé) autrement que par «le dédoublement jusqu'à l'infini d'une image narcissique» à laquelle devrait se soumettre la personne qui en est l'objet ? L'Algérie hantée par la France ? Que dire du côté algérien ? A l'inverse de la fièvre qui s'est emparée de la France des suites de la promulgation de la loi du 23 février 2005, l'Algérie est restée, elle, prodigieusement silencieuse. A l'agitation fébrile de là-bas répondait en écho le calme plat d'ici. Ni les officiels, ni les associations de la «famille révolutionnaire» habituellement chatouilleuses dès qu'il s'agit des symboles de la Révolution algérienne, ni les intellectuels n'ont cru utile de réagir. Ce silence assourdissant, c'est le président Bouteflika qui va le rompre en premier, en s'en allant comparer, trois mois plus tard, les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata du 8 mai 1945 aux crimes nazis. Avant d'exiger le pardon pour les crimes perpétrés par la colonisation en Algérie comme condition à la signature du «traité de paix» avec Paris. Le ton est donné. Les agents de la «classe politique» et de la «société civile» peuvent à présent reproduire le couplet convenu. Le récit héroïque de l'histoire officielle est actionné à nouveau à des fins de légitimation du régime politique. Il faut savoir raison garder : il appartient à la France d'écrire son histoire, fait remarquer avec lucidité l'ancien ministre de la communication du GPRA, Abdelhamid Mehri. «La guerre d'Algérie est terminée, écrit l'historien Mohammed Harbi. Il ne faut pas faire tomber sur elle le rideau de l'oubli, mais il ne sert à rien de la continuer par d'autres moyens. Paradoxalement, c'est l'Algérie, sortie politiquement victorieuse de la guerre, qui est hantée par la France.» Le lyrisme de l'histoire officielle est convoqué une fois de plus pour recréer l'unité contre l'Ennemi d'hier. Mais au vu de la profondeur de la crise qui habite la nation algérienne, la tentative est vouée à l'impuissance. Comment sortir de cette hantise ? Peut-il y avoir une «juste mémoire» entre le poids et le choix de ce passé commun qui lie l'Algérie et la France ? Un traitement historique commun de la colonisation française en Algérie et de la décolonisation de celle-ci est-il possible ? Ces questions, et tant d'autres, seront débattues par les historiens Mohammed Harbi, Gilles Manceron, Daho Djerbal et Hassan Remaoun, aujourd'hui à partir de 14h00 au Grand Hôtel Mercure d'Alger (Bab Ezzouar), dans un espace public dédié à la pensée critique : Les Débats d'El Watan.