Jean-Pierre Tuquoi avait écrit un précédent ouvrage Le Dernier Roi. Crépuscule d'une dynastie, jamais distribué au Maroc et qui lui avait valu, lors de sa parution «une campagne hostile dans plusieurs journaux du royaume, assortie d'un conseil” venu du patron d'un des services de renseignement du royaume». Jean-Pierre Tuquoi signale que ses entretiens depuis des années «avec ceux et celles qui ont été les artisans ou les témoins de la relation France-Maroc» forment l'ossature de l'ouvrage Majesté, je dois beaucoup à votre père. France-Maroc, une affaire de famille. L'objet de ce livre, dont nous publions des extraits, ajoute-t-il, est d' «analyser sans parti-pris ce qui se cache derrière cette relation depuis une vingtaine d'années. La pêche est aussi riche que surprenante. Dans les filets remontent des histoires édifiantes de gros sous et de petits intérêts, de pieux mensonges au nom de la raison d'Etat, des règlements de comptes sordides, des vengeances médiocres, des crises diplomatiques entre alliés, des rivalités sans fin, des brouilles éternelles, des morts suspectes…» Une relation singulière «Majesté, je dois beaucoup à votre père et, si vous le souhaitez, tout ce qu'il m'a donné, je m'efforcerai de vous le rendre», avait murmuré le président Chirac à l'oreille de Mohammmed VI. C'était le dimanche 25 juillet 1999 au palais royal de Rabat et le Maroc s'apprêtait à enterrer Hassan II après trente-huit ans de règne absolu. Le jeune roi ignorait que onze jours auparavant, à Paris où il était l'invité d'honneur aux cérémonies du 14 Juillet, Hassan II sentant la mort approcher, avait confié à Chirac, ses enfants et son royaume, raconte Tuquoi. «Au total, aucun chef d'Etat étranger n'a défendu la monarchie marocaine avec une constance égale à la sienne.»… «Les marques de la prééminence française irriguent tout ce qui se rapporte aux classes favorisées de la société marocaine.» «Et que dire du poids des intérêts tricolores dans l'économie locale ? La France est partout première : premier partenaire commercial, premier investisseur étranger, premier créancier public, premier bailleur de fonds bilatéral.» «La proximité entre la France et le Maroc est telle, les intérêts économiques et personnels si imbriqués, qu'au sein de la classe politique de l'Hexagone et dans les journaux, toutes tendances confondues, rares sont ceux qui osent critiquer le royaume et ceux qui le dirigent. Dans les dîners en ville, les piques ne manquent pas ; en public, ce ne sont que des éloges plus ou moins teintés d'hypocrisie.»… «Que l'on n'attende pas de la presse hexagonale une vigilance qui fait défaut aux politiques. A rebours des journaux espagnols, antimonarchistes jusqu'à la caricature davantage qu'antimarocains, les médias français sont souvent d'une extraordinaire bienveillance lorsqu'ils traitent du Maroc et de son régime monarchique.»… «La désinformation n'est pas loin lorsque des magazines parisiens persistent à nous décrire Mohammed VI comme au premier jour de son règne il y a près de six ans, alors que des événements graves sont survenus depuis dans le royaume. Et il y a malhonnêteté intellectuelle lorsqu'à l'été 2005 une chaîne de télévision, en l'occurrence TF1, diffuse au journal de 20 heures – très regardé au Maroc – un reportage enthousiaste sur l'avancement du nouveau port de Tanger en omettant de dire que le groupe qui conduit le chantier et celui qui possède la chaîne de télévision ne font qu'un.» Traitement de faveur «La défense des intérêts industriels français n'explique pas forcément le traitement de faveur dont bénéficie le Maroc. Ce dernier doit beaucoup aux compromissions individuelles. Entre les séjours à la Mamounia, les invitations au Festival de musique de Fès ou à celui de Marrakech – tourné vers le cinéma – l'attrait des terrains de golf du royaume, il faut être un moine et avoir une force d'âme peu commune pour ne pas succomber à la tentation et garder son esprit critique. C'est le cas de Michel Jobert, très attaché à son Maroc natal. …Michel Jobert n'est plus et son exemple n'a guère fait d'émules. Ceux à qui le palais n'envoie pas un véhicule officiel réclament sans honte à l'ambassade de France voiture et chauffeur. Mais comment résister lorsque le parrain du système donne l'exemple.» Sur quoi cette connivence repose-t-elle, côté français ? «Sur une crainte et sur un projet. La crainte, c'est la même que celle qui a conduit Paris à soutenir le coup d'Etat des militaires algériens au début des années quatre-vingt-dix pour barrer la route aux barbus” du Front islamique du salut, le FIS», estime Jean-Pierre Tuquoi. Et de poursuivre : «Les responsables français redoutent aujourd'hui de voir des boat people marocains accoster en nombre sur les côtes françaises, si d'aventure la monarchie venait à être balayée par les islamistes. Le projet, c'est celui de faire du Maroc une sorte de vitrine de l'influence française en Afrique du Nord, un modèle de démocratie pour le monde arabo-musulman opposable au contre-modèle irakien fabriqué par les Etats-Unis .» Au passage, le journaliste note que «parfois, l'activisme du président français, son lobbying en faveur du royaume, frise le ridicule. Ainsi, lorsque l'héritier du gaullisme transformé en VRP vante le Maroc, pays privilégié pour le tourisme.» Et il cite un autre exemple de la complicité entre les deux capitales, «tout aussi caricatural mais moins médiatisé – du moins en France. Il concerne le devenir du Sahara-Occidental. Les journaux français évoquent rarement le dossier et ils ont tort : si la monarchie marocaine devait être emportée un jour, ce pourrait bien être à cause du Sahara-Occidental». …«Paris n'ignore rien du risque encouru. Pour l'écarter, l'Elysée et le Quai d'Orsay n'ont eu de cesse de torpiller à New York, au siège de l'ONU, toute amorce de solution qui risquerait de fragiliser le régime marocain.» Toutefois, dans la relation France-Maroc il y a eu «des fausses notes, des brouilles passagères», sous la présidence de François Mittérand. Elles concernaient toutes les droits de l'homme. Cependant, «le clivage politique n'est pas le bon critère pour distinguer les uns des autres des admirateurs»… L'importance des relations personnelles a toujours pesé. L'Algérie, un client et un fournisseur autrement plus significatif «Le roi du Maroc (Hassan II) avait compris que les rodomontades des responsables de la gauche française , les effets de manche à la tribune du Parti socialiste n'engageaient en rien le président de la République (François Mitterrand), sensible à une certaine continuité de l'histoire.» L'exception marocaine tient aussi à quelques chiffres qui montrent combien l'économie locale est entre des mains françaises. «Paris est de loin le premier partenaire commercial du royaume et son premier investisseur étranger. A elle seule, la France investit autant que tous les autres pays étrangers réunis, qu'il s'agisse du secteur bancaire, de l'immobilier, du tourisme ou de l'industrie… Le résultat en est que des pans entiers de l'industrie marocaine sont sous contrôle français.» Si la France est «un partenaire essentiel pour le Maroc, l'inverse n'est pas vrai». «Le royaume pèse en effet de peu de poids dans la vie économique française. Son rôle est marginal… Le Maroc n'est que le dix-neuvième client de l'entreprise France et son vingt-deuxième fournisseur. Vue de Paris, l'Algérie est un client et un fournisseur autrement plus significatif. Une conclusion identique vaut pour les le montant des investissements étrangers dans le royaume. Les statistiques placent la France à la première place pour le montant des investissements étrangers au Maroc. Mais les montants en jeu sont faibles, pour ne pas dire dérisoires : 4,621 milliards de dirhams, soit moins d'un demi-million d'euros environ pour 2004. Avec moins de 1% du total, le royaume n'arrive qu'en vingtième position où la France investit. La Hongrie et le lointain Mexique font davantage recette.» «Si le royaume n'est pas le partenaire stratégique que les responsables politiques français n'ont de cesse de célébrer, il n'en reste pas moins pour certains groupes français un pays à forte marge”, selon l'expression d'un haut fonctionnaire. En clair, une vache à lait que l'on peut traire sans vergogne.» En terrain conquis «Au Maroc, les firmes françaises ont la conviction d'être en terrain conquis. Quelques pots-de-vin distribués à droite, à gauche et, pensent-elles, l'affaire est dans le sac. C'est presque toujours vrai.» L'influence du lobby industriel français au Maroc ne doit pas être sous-estimer. «Il pèse sur le politique et sur les relations franco-marocaines.» Un autre élément à prendre en compte pour comprendre «la spécificité des relations entre Paris et Rabat, relève Jean-Pierre Tuquoi, c'est l'existence d'une forte communauté marocaine dans l'Hexagone, une communauté strictement contrôlée et quadrillée par le royaume…» La communauté marocaine a toujours été l'objet d'une attention soutenue du palais royal. Hassan II se méfiait des Marocains installés en France. Il redoutait la contagion des idées progressistes par leur intermédiaire. Le roi était donc favorable au communautarisme, qu'il concevait comme une protection pour le trône alaouite. Moins il y aurait d'échanges entre les immigrés marocains et les Français, et plus le trône alaouite serait à l'abri. Le calcul était habile, d'autant qu'il s'accompagnait de mesures de contrôle de la communauté immigrée par le biais d'associations, dont l'Amicale des travailleurs et commerçants marocains, généreusement dotée, par le biais surtout du réseau des mosquées. Plus de la moitié d'entre elles sont aujourd'hui contrôlées par la communauté marocaine… Un système de quadrillage de la population immigrée existe en banlieue parisienne, qui ne diffère pas dans ses principes de celui qui est en vigueur dans le royaume. Pour les services de renseignement français, c'est pain bénit. A l'affût d'informations dans leur lutte contre l'islamisme politique, ils tiennent là une source d'information exceptionnelle. Les affaires de terrorisme contribuent aussi à rapprocher Paris et Rabat. «C'est un élément nouveau». Pendant des années, Hassan II avait accrédité l'idée que le royaume était à l'abri des «fous de Dieu» et que le Maroc n'était ni l'Algérie des «barbus» ni l'Iran des mollahs… La vision angélique a volé en éclats le 16 mai 2003 avec les attentats suicide de Casablanca. Depuis, l'opinion marocaine a découvert avec effroi que les Marocains n'étaient pas immunisés contre l'islamisme radical. Eux aussi ont leurs «fous de Dieu» qui sévissent dans le royaume ou à l'étranger. Et après 2007 ? «… La connivence entre Jacques Chirac et Mohammed VI est un mythe soigneusement entretenu par l'Elysée depuis des années et accepté par le palais royal parce qu'il le sert.» «Les relations entre les deux hommes obéissent en réalité à des préoccupations qui ont peu à voir avec l'amitié. Le chef de l'Etat français entend tenir le serment fait à Hassan II avant sa disparition, de veiller sur ses enfants et partant sur le trône. Il y va, estime Chirac, de l'intérêt de la France. Pour Mohammed VI, il est l'allié inconditionnel du trône.» …«La question du prochain président français n'est pas anecdotique, vue du Maroc. Non pas que Paris décide de tout dans le royaume, loin s'en faut. Simplement, le pays est confronté à des défis qui, s'ils ne sont pas relevés, pourraient le précipiter dans une zone de turbulences. Le premier est celui du développement. Un Marocain sur six vit au dessous du seuil de pauvreté. …Un autre défi est l'émergence d'un islamisme radical dont on a vu qu'il n'hésitait pas à passer à l'acte… Il y a aussi la question du Sahara occidental qui pèse sur les finances de l'Etat et fait que les relations avec le voisin algérien paraissent condamnées à rester médiocres. …Si la France, comme le proclament ses responsables, souhaite vraiment aider le Maroc, elle doit revoir ses relations avec lui. Elle doit aider le Maroc sans le chaperonner. L'épauler sans le dorloter. C'est aussi à ce prix qu'elle peut espérer continuer à faire entendre sa voix au Maroc.»