Le lien ombilical est d'autant plus fort entre la France et le Maroc officiels que les relations obéissent à des mécanismes spécifiques. Le 25 juillet 1999, le président français Jacques Chirac, au terme d'une visite dans plusieurs pays du pré-carré africain, faisait escale à Rabat pour participer aux obsèques du roi défunt Hassan II. En marge de la cérémonie, il glissait à l'oreille de son successeur, Mohammed VI, cette phrase pleine de promesses: «Majesté, je dois beaucoup à votre père et, si vous le souhaitez, tout ce qu'il m'a donné, je m'efforcerai de vous le rendre.» Tel est d'ailleurs le titre du dernier ouvrage de Jean-Pierre Tuquoi, journaliste d'investigation au quotidien Le Monde, qui y dévoile les facettes connues et méconnues des méandres franco-marocains. A un monarque obséquieux et distant, succédait donc un jeune homme de 36 ans, connu pour son penchant pour la dolce vita et son goût immodéré des belles voitures et des nuits blanches dans les boîtes de nuit huppées, un souverain, en fin de compte, peu au fait des affaires de l'Etat et, qui plus est, peu enclin à se laisser entièrement accaparer par celles-ci. Jacques Chirac, qui savait tout cela, avait en tête plus qu'une simple envie de témoigner sa reconnaissance. Il savait que jamais occasion plus franche ne serait donnée à son pays pour régenter, jusqu'à l'indisposition, un royaume dont les clés lui avaient été offertes quelque temps plus tôt, lorsque Hassan II, mourant, lui avait recommandé à Paris de prendre soin de ses enfants et ... de la monarchie. L'homme a largement tenu sa promesse. Personne n'a défendu, depuis, le Maroc «avec une telle constance, une telle générosité». A l'ONU, à Bruxelles, à Alger ou Madrid, les intérêts marocains ont toujours primé sur tout autre considération. Toujours, Chirac s'est montré un avocat indéfectible du Maroc et de sa monarchie, devenue son sujet de prédilection en toutes circonstances, au point que le président Abdelaziz Bouteflika a eu cette plaisanterie sur la singularité de ce président français «descendant du Prophète», à l'instar de ses protégés. Lors du différend maroco-espagnol sur l'accord de pêche que devait conclure Rabat avec l'Union européenne et pour lequel Paris avait de façon très ostentatoire soutenu... le Maroc, le grand quotidien El Païs n'avait pas hésité à titrer en Une «Chirac El Alaoui», tant cette relation singulière et sans précédent dans les annales de la Ve République avait de quoi exaspérer les gouvernements les plus blasés. A un Mohammed VI qui faisait illusion au premier temps de son règne, sous le slogan tapageur de «roi des pauvres», il était aisé de tresser des lauriers et Chirac ne s'en privait jamais. 7 ans plus tard, il persiste et signe encore, même si l'image de son protégé s'est quelque peu aplatie, affirmant à qui veut l'entendre que «le garçon n'est pas mal, c'est l'entourage qui pose problème». Dans le coeur des Français, classe politique et citoyens ordinaires, le Maroc a depuis toujours une place particulière. C'est une néocolonie où on peut tout se permettre, tout s'offrir. C'est la destination favorite d'un million d'entre eux, chaque année. Dans un vieux sketch mémorable, Marrakech, Guy Bedos avait parfaitement fixé le cadre de cette relation. L'élite gouvernementale et partisane se bouscule à longueur d'année aux portes de la Mamounia ou de la Gazelle d'or, surtout que les vacances sont prises en charge ou par les entreprises ou par l'Etat marocain. Marrakech, avec ses riads, est devenue la Mecque de la Jet Set française et on y rencontre, pêle-mêle, les propriétaires heureux comme Jean-René Fourtou ( ex de Vivendi ) ou le nouveau philosophe Bernard-Henri Levy et les touristes invétérés que sont les ministres de la droite comme de la gauche, Jack Lang, Strauss-Kahn, Elisabeth Guigou et quelques autres. C'est que le lien ombilical est d'autant plus fort entre la France et le Maroc officiels que les relations obéissent à des mécanismes spécifiques, «différents, par exemple, de ceux qui gouvernent les rapports franco-algériens ou franco-tunisiens». Au point qu'un nouveau Premier ministre français ne peut être solvable s'il n'est adoubé par le roi en personne. C'est surtout vrai du temps de Hassan II devant lequel partaient s'incliner des hommes aussi différents que Michel Rocard et Alain Juppé. Au plan économique, l'imbrication n'est pas moindre. L'été 2005, TF1 a diffusé un reportage enthousiaste sur l'avancement du port de Tanger. Il n'avait pas été commandé par le Palais. Les chantiers étant confiés à l'entreprise Bouygues, propriétaire de la chaîne de télévision, le publi-reportage s'engage tout naturellement. Ce n'est pas propre à Bouygues. D'autres médias, comme Paris-Match devenu le porte-voix du Palais, sont au four et au moulin. Tout cela témoigne de l'étroite imbrication de l'économie marocaine avec celle de la France. Intérêts politiques et intérêts économiques se croisent et s'emmêlent, en effet, à un degré vertigineux. L'influence du lobby industriel français au Maroc est déterminante dans tous les domaines. L'illustration en est donnée par le rôle occulte de Jacques Chirac qui, depuis 7 ans, gère la vie de la Cour royale marocaine, ses intrigues, ses promotions et ses disgrâces. Parrain et parent, le couple Chirac a trouvé dans la princesse aînée une oreille attentive. Grand obligé du généreux donateur que fut Hassan II, le président français «semble soutenir le Maroc et son régime monarchique avec une passion décuplée». Au point qu'on lui prête la paternité de la décision la plus spectaculaire de Mohammed VI accédant au trône: la réforme du statut de la femme. Pour un homme qui n'hésite pas à s'éclipser de l'Elysée pour aller rompre le jeûne avec Mohammed VI dans sa résidence de Rabat, la tâche est banale. Car il est le médiateur très écouté dans toutes les affaires plus ou moins scandaleuses qui agitent le sérail, voire même le harem. Le Maroc, c'est lui et lui, c'est le Maroc, au point que tous les dirigeants étrangers le regardent comme le tuteur et le juge de paix de la monarchie. Dernière image, mais tout aussi pertinente: le dossier du Sahara Occidental. C'est Jacques Chirac et c'est la France qui, pour diverses raisons, dont la moindre n'a rien à voir avec la prétendue continuité de la francophonie, conduisent la stratégie marocaine au point qu'en septembre 2001, Mohammed VI, péremptoire, croit pouvoir annoncer qu'il a «réglé la question qui nous empoisonnait depuis vingt-cinq ans», faisant fi des résolutions de l'ONUet du protagoniste de la crise, le Front Polisario. Il est vrai que, deux ans plus tard, la France, aidée du Cameroun et de la Guinée, avait vidé de sa substance le Plan Baker, lui ôtant tout aspect contraignant, de sorte que son application ne pourra être concrétisée. Lire l'ouvrage «Majesté, je dois beaucoup à votre père» de Jean-Pierre Tuquoi Editions Albin Michel