Une descente aux enfers qui dure depuis plusieurs années. Un ouvrage polémique, paru en 1994, se demandait, après un exposé décapant sur la faillite de l'université à accomplir ses missions, s'il fallait «fermer l'université» (Lies Main, ENAL,1994) Nous avions à l'époque jugé en rédigeant une note de lecture de cet ouvrage pour la revue Insaniyat le constat trop pessimiste et alarmiste, peut-être avions-nous encore des illusions ! Aujourd'hui, nous devons convenir que l'optimisme n'est plus de mise, le constat établi par notre collègue, même s'il reste actuel est dépassé ; il est, hélas, encore plus alarmant et effrayant. L'université algérienne connaît de graves dysfonctionnements et distorsions dans sa gestion administrative, pédagogique et scientifique. S'il est un mot qui peut décrire cette situation, ce serait «normal» dans le sens où le comprennent nos jeunes qui en usent et abusent pour tourner en dérision le cours de la vie qui leur échappe. Ce normal, qui devient synonyme d'anormal, qualifie le fonctionnement d'une université qui vit et qui est gérée dans une ignorance volontaire des normes minima qui font de l'espace universitaire, sous d'autres cieux, un espace normé, normatif et normalisé où tous les acteurs connaissent, acceptent et respectent les règles du jeu. Les indicateurs de cette absence de normes sont multiples, ils touchent tous les aspects de la vie à l'université ; comme par exemple la gestion du lieu, de l'espace universitaire ouvert dans une violation totale des franchises universitaires au tout venant au détriment des membres de la communauté universitaire (parkings transformés en toute impunité en parc communal pour les riverains des quartiers où se trouve l'université, intrusion de personnes étrangères…) et sombrant dans un climat d'insécurité aggravé par un manquement grave aux règles élémentaires d'hygiène et dont la presse nationale se fait régulièrement l'écho. Peut-être devrions-nous ajouter, pour ce qui concerne certaine universités, le délabrement du bâti (particulièrement l'université d'Alger communément appelée par les Algérois 'la Fac centrale” qui va fêter son centenaire en 2009) qui pourrait inciter les autorités à les inscrire dans les plans de réhabilitation du vieux bâti engagés pour plusieurs de nos villes Anomalie «majeure, qui pervertit le comportement des principaux acteurs de la vie universitaires, le primat accordé à l'administratif au détriment du pédagogique et scientifique faisant de l'université, le territoire de la grande illusion… le lieu où l'administratif prend le pas sur le pédagogique» (Aïcha Kassoul, El Watan, janvier 1997). Est-il normal que nos universités deviennent de véritables déserts dès 16 h ! Que nos bibliothèques ferment à la même heure, qu'elles ne soient plus fréquentables durant la période des vacances à partir de 14 h ! Que les inscriptions des nouveaux étudiants (nouveaux bacheliers) s'étalent jusqu'au mois de janvier alors que les étudiants et leurs familles déposent recours sur recours pour accéder à la filière convoitée sans hésiter à recourir à toutes les formes de pression possibles. Tout morale et honte bue, l'accès à l'enseignement supérieur se transforme dès lors en une véritable foire d'empoigne où nos responsables, à quelque niveau que ce soit, font montre d'une rare ingéniosité à mettre en place et à profit leur réseau clientéliste pour asseoir leur emprise sur l'institution qui devient leur territoire. L'université, espace-lieu et espace-temps, ne répond plus qu'au pouvoir exorbitant de la tutelle et des recteurs qui distribuent les dérogations aux règles et aux textes comme autant de gages au pouvoir politique vers lequel ils lorgnent pour obtenir faveurs, promotions, privilèges et accès à la rente. Sinon comment expliquer autrement que par la mise en place d'un système fondé sur la démagogie, la corruption et le populisme, l'octroi de promotions administratives qui ne répondent à aucun critère pédagogique et/ou scientifique et qui vont très souvent à l'encontre des avis et décisions des conseils scientifiques dans lesquels le pouvoir discrétionnaire des doyens et des recteurs est battu en brèche par la présence des représentants des enseignants élus par leurs pairs. Nous pourrions multiplier les exemples de manquements graves à la déontologie et à l'éthique qui témoignent de la perversion du système mis en place, tels l'octroi de bourses et de détachement à des personnes qui vont continuer à être en poste dans leur université ! Les jurys de complaisance, les soutenances qui se multiplient en juillet, alors que l'année universitaire est censée être close ! L'ouverture de filières de graduation et de post-graduation voire de départements pour répondre aux appétits de pouvoir de certains ! La mise en échec des quelques tentatives de redressement de la situation par les pressions conjuguées des étudiants et de l'administration qui a une peur bleue du désordre induit par la mobilisation d'une masse d'étudiants prompte à répondre à des mots d'ordre plus idéologiques que scientifiques. Nous en voulons pour preuve le recul des administrations de plusieurs universités ces dernières années (à l'Usthb et à Bouzaréah par exemple) devant le forcing de ceux qui voulaient tripler, quadrupler voir décrocher leur diplôme après une décennie, après tout pourquoi pas ? Le temps perdu dans des examens à répétition, entre synthèse et rattrapage, au détriment du temps effectif réservé à l'enseignement et la dictature du rachat qui dévalorisent tout effort et inhibent toute exigence de qualité. Une université autonome Par ailleurs, doit-on blâmer ces enseignants, qui à leur corps défendant et devant le refus de la tutelle et du pouvoir de revoir leur salaire à la hausse, deviennent des chasseurs d'heures supplémentaires grassement payées depuis 2001 au risque de devoir passer leurs journées à se déplacer entre trois et peut-être même cinq universités dans la semaine quitte à dispenser un enseignement au rabais ! Des milliards sont consacrés chaque année pour le règlement de ces heures, alors qu'il aurait été possible d'utiliser ces sommes à la revalorisation des salaires qui permettrait aux enseignants de prêter un peu plus attention à la qualité de leur travail et à s'intéresser davantage à la formation des jeunes enseignants et chercheurs dont l'université a besoin. Car l'université n'est pas seulement une institution où l'on enseigne et transmet des savoirs, mais doit être aussi un espace de réflexion et de recherche. Hélas, dans ce domaine aussi, l'université et les institutions de recherche se débattent dans des difficultés quasi insurmontables confrontées qu'elles sont à l'approche bureaucratique développée par l'autorité de tutelle pour la gestion des différents programmes de recherche formation et/ou développement. Il faut vraiment avoir la foi chevillée au corps pour créer et gérer un laboratoire, les choses sont tellement biaisées que la plupart des enseignants ne voient dans ces actions dites de recherche qu'un moyen de renflouer leur salaire. La faiblesse de notre production scientifique et l'inexistence d'une édition universitaire à même de la valoriser témoignent du désintérêt de nos responsables pour le développement des ressources humaines seules garantes du développement durable de notre pays. Doit-on s'étonner alors que l'université fonctionne en vase clos et pour sa propre reproduction en décalage complet avec le monde de l'économie et du travail qui devient de plus en plus exigeant en matière de qualité et de performance et, pis encore, dans une méconnaissance totale des mouvements profonds de la société qu'elle est censée étudier et sur laquelle elle est censée agir. Nous serions plutôt enclins à penser à la suite de notre collègue Djamel Guerid que c'est la société qui «régulée par de nouvelles valeurs et le bouleversement des rapports au savoir et à sa transmission, aurait décidé d'investir l'institution universitaire, de la récupérer et de la faire fonctionner selon ses intérêts et sa logique» (L'université aujourd'hui, Cahiers du Crase, 1998)). La logique d'une société où le jeune trabendiste gagne mieux sa vie qu'un professeur d'université et jouit, surtout, d'une meilleure image, les gains matériels étant devenus l'aune à laquelle notre société, transformée en grand bazar où tout s'achète et tout se vend même les diplômes, mesure là réussite des gens. L'université algérienne est bien malade, son image se détériore de jour en jour à ses propres yeux et aux yeux de la société. Mais alors, il faudrait la fermer comme la suggérait Liès Main. Non, elle ne doit pas être fermée, nous ne croyons pas aux solutions extrêmes, mais il n'y a pas de recettes miracles, la seule voie possible pour espérer s'en sortir est celle du travail, de l'effort et du respect des normes et des règles. L'université recèle des ressources de son redressement si elle voulait, ou pour être plus précise, si ses acteurs voulaient travailler dans le cadre des normes universelles qui régissent les universités de par le monde. Sa réhabilitation passe nécessairement par l'application de normes de gestion rationnelles, par la prééminence accordée aux dimensions pédagogiques et scientifiques dans la définition de sa vocation en tant qu'institution d'enseignement et de recherche. L'université doit pouvoir jouir de l'autonomie de ses choix, être libérée des injonctions de la politique et de ses aléas, elle doit se retrouver, redevenir un lieu de débat, de production de sens et de connaissances sur elle-même et sur la société et non plus seulement une institution productrice de diplômés qui viennent grossir chaque année les rangs des paumés de l'école et des chômeurs. Elle doit penser et repenser sa relation avec son environnement sociétal dans un mouvement qui, en la restaurant dans sa vocation, réhabilite la valeur du savoir et de la connaissance dans la société. «Car l'université progresse par le principe de l'accumulation des connaissances, d'expériences, l'accumulation d'un potentiel humain qui a son propre temps de maturation.» Tout cela génère une efficacité institutionnelle et sans doute une réelle productivité scientifique. L'université algérienne n'échappe pas à cette loi objective, mais elle n'a pas su en tirer bénéfice. Le mouvement d'accumulation a été dévoyé par les stratégies de pouvoir et d'appareil. Elle n'a donc pas besoin seulement de reformes, elle a besoin de réformes radicales… qui ne peuvent être ni portées ni définies par le pouvoir politique, quelle que soit l'intelligence de ses appareils, car la culture de l'injonction se reproduira tant que l'Etat de droit et la démocratisation du pouvoir n'auront pas progressé (Abderrezak Adel, La Tribune, 1996). Nous aurons compris donc que l'avènement d'une université algérienne, lieu de savoir et de connaissances, de production et de transmission de sens, de formation d'un citoyen capable de relever les défis d'un monde en rapide mutation ne peut se faire que si elle accepte de s'inscrire dans sa gestion et ses pratiques, résolument et définitivement, dans les options de l'éthique, de la déontologie, de la science et de la démocratie ce qui suppose que les règles du jeu politique de notre pays changent dans un sens qui permette à l'Algérie de se replacer dans le cours de l'histoire et du monde. Post-scriptum feed-back d'un débat Une salle comble, un public attentif et réactif exprimant bruyamment une soif de dire et de parler me conforte dans la conviction que nous avons besoin de multiplier ce genre de rencontres. Cela étant, nous avons aussi besoin d'apprendre sinon de parfaire en nous la culture du débat en apprenant à écouter l'autre, de respecter sa parole car elle est tout aussi légitime que la nôtre, la culture du débat est la culture de l'échange et du partage, de la volonté de convaincre l'autre tout en respectant son opinion. La critique caustique de la situation de nos universités ne doit pas nous dispenser, nous universitaires, de faire notre autocritique, car la démission et le silence de beaucoup d'entre nous entretient la médiocrité et la gabegie. Parmi les questions soulevées dans les débats, deux nous ont paru avoir retenu l'attention de nombre de participants au débat. Un mot sur le problème de la langue que nous avons malicieusement passé sous silence dans notre intervention en étant convaincue par ailleurs qu'il allait apparaître au cours du débat. Nous considérons, pour notre part, que la question de la langue contribue souvent par les passions qu'elle soulève à masquer les véritables enjeux du débat, ceux de la réforme de notre système de formation dans sa globalité (école, enseignement secondaire et université) pour placer notre pays résolument dans les rails du progrès et du développement. Par ailleurs, il nous parait impossible d'ignorer les effets négatifs induits par la rupture qui perdure entre un enseignement secondaire complètement arabisé et une université dispensant ses enseignements uniquement en français dans les filières scientifiques et technologiques. Il faudra bien un jour que l'on considère que la seule voie viable et réaliste pour notre université, toutes disciplines confondues, est le bilinguisme qui permet de donner à nos étudiants la maîtrise des deux langues arabe et française, ce qui ne signifie pas que l'on ne puisse pas travailler à la promotion d'une véritable politique des langues ouverte et audacieuse sur toutes les langues et les cultures du monde. Cela suppose que nous puissions nous libérer de tous les intégrismes linguistiques et culturels qui briment et hypothèquent nos chances et nos espoirs de construire un avenir meilleur à nos enfants. Nous voudrions in fine dire que nous refusons de participer au débat qui voudrait d'une manière manichéenne nous opposer, nous qui sommes restés au pays, à ceux qui sont partis, quelle que soit la raison de ce départ, la seule question qui vaille la peine d'être discutée dans un monde où la circulation des intelligences est mondiale consiste à explorer les voies d'une collaboration des uns et des autres à la promotion de l'enseignement et de la recherche dans note pays.