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Etat des lieux de l'économie nationale
Publié dans El Watan le 29 - 05 - 2006


Une croissance artificielle
La croissance a été, en moyenne, de plus de 5% au cours des cinq dernières années, ce qui a permis au PIB (produit intérieur brut) de doubler et de passer le cap des 100 milliards de dollars. Grâce à cela, à fin 2005, le solde budgétaire est positif à hauteur de 12,8 milliards de dollars, et l'excédent commercial atteint 23,5 milliards de dollars, soit plus d'un an d'importations. Fort de ces rentrées d'argent spectaculaires, l'Etat a sensiblement réduit son endettement extérieur (il négocie même des remboursements anticipés), engrangé 22 milliards de dollars dans le Fonds de Régulation des Recettes (FRR), réduit sa dette publique interne, constitué un « matelas» de réserves en devises de plus de 60 milliards de dollars et engagé un vaste Plan Complémentaire de Soutien à la Croissance (PCSC) d'un montant de 80 milliards de dollars sur la période 2005-2009.
De tels chiffres, pour réjouissants qu'ils soient (car, évidemment, il vaut mieux une croissance que pas de croissance du tout !), méritent cependant une analyse plus fine. En effet, à y regarder de plus près, cette croissance est principalement tirée par les recettes d'hydrocarbures et la fiscalité pétrolière correspondante. Pays de plus en plus monoexportateur, l'Algérie bénéficie grandement de l'inflation externe qui sévit sur les marchés pétroliers internationaux. Grâce à cela, les recettes d'exportations atteignent près de 46 milliards de dollars et le secteur des hydrocarbures représente désormais plus de 45% du PIB global. Et c'est là tout le problème. Trois secteurs « profitent » conjoncturellement de cette manne pétrolière. En premier lieu, le secteur des hydrocarbures lui-même, qui draine l'essentiel des flux d'investissements. En second lieu, le secteur des travaux publics et des transports, engagé dans un vaste programme de développement infrastructurel (routes, voies ferrées, logements). Enfin, le secteur agricole, qui tente, au gré des aléas climatiques, de contenir une facture alimentaire qui grimpe à près de 4 milliards de dollars. Ce n'est donc pas par hasard que ces secteurs affichent les meilleurs taux de croissance.
Le secteur des hydrocarbures voit sa croissance exploser à plus de 39%, mais son fleuron, Sonatrach, doit se résoudre à partager les revenus correspondants avec les concurrents étrangers prospectant et produisant dans le Sahara. Cette année, 4 à 5 milliards de dollars sont transférés hors d'Algérie par ces compagnies. Et la tendance devrait s'accélérer avec l'adoption de la nouvelle loi sur les hydrocarbures. Désormais, Sonatrach doit faire face à une concurrence des plus féroces, face aux géants mondiaux, dont BP, Total… Que pèsera-t-elle lorsqu'elle s'associera avec eux sur la base d'un 30/70 ? Quelle influence aura-t-elle dans les décisions stratégiques ? La politique de pompage accéléré des réserves et d'exportation sera-t-elle de plus en plus dictée par le comportement des firmes étrangères et par les besoins des pays consommateurs ? Les partenaires étrangers vont-ils attirer les cadres les plus expérimentés de Sonatrach (déjà insuffisants, par exemple dans le domaine de l'engineering réservoir) et favoriser une « fuite des cerveaux interne », alors que le pays a mis 25 à 30 ans à les former, et améliorer leur propre compétitivité sur fond de concurrence intermaghrébine ? Comment, pour les cadres algériens, en mal de perspectives internes valorisantes, résister à l'attrait de salaires cinq à six fois plus élevés ? Le processus a déjà commencé non seulement pour les gisements algériens, mais aussi pour ceux de Libye beaucoup plus prometteurs (les réserves y seraient plus importantes). A l'avenir, quelle sera donc la part de l'Algérie dans les recettes d'exportations ?
Pour les deux autres secteurs il en découle que, pour la plus grande part, la croissance résulte à la fois des possibilités ouvertes par les importations d'équipements (tracteurs, équipements de travaux publics…) et d'intrants (acier, ciment…), et par l'accroissement de la dépense publique, notamment en matière d'investissement infrastructurel. Les entreprises étrangères bénéficient le mieux et de plus en plus de ce boom infrastructurel, non seulement en termes de marchés et de rentabilité, mais aussi en termes d'emploi. Les travailleurs étrangers qu'on rencontre régulièrement dans les rues de nos villes en sont la preuve vivante. Et la tendance devrait se poursuivre. Les déficits générés par les retards accumulés en matière de formation professionnelle font de l'Algérie, traditionnellement terre d'émigration, un pays d'immigration. A ce rythme, avec le contrôle de plus en plus sévère des flux migratoires, notamment vers l'Europe, la balance emploi de l'Algérie (émigration-immigration) connaîtra un double mouvement déstructurant : on accueillera de plus en plus de travailleurs étrangers à faible qualification professionnelle et à faible rémunération ; on perdra de plus en plus de cadres et chercheurs algériens, alors que le déficit s'est déjà creusé lors de la terrible décennie qu'à traversée le pays.
Le modèle des «infrastructures industrialisantes»
Le PCSC confirme cette double tendance à l'accroissement des dépenses publiques d'investissement infrastructurel et à l'augmentation des volumes importés. Après avoir connu, dans les années 1970, un « modèle» de développement basé sur les « industries industrialisantes », on serait, désormais, dans une sorte de «modèle » de croissance par les « infrastructures industrialisantes ». Comme dans les années 1970, la dépense publique et les investissements lourds permis par la rente pétrolière auraient la faculté d'induire le développement. Mais, rappelons-nous, la décennie 1970 avait connu la même frénésie d'investissements publics (jusqu'à 50% du PIB) et une croissance moyenne de 6,8%, c'est-à-dire bien supérieure à la croissance actuelle. On sait ce qu'il en est advenu : avec la fin du boom pétrolier, les illusions de développement s'évanouirent, et la crise, globale, s'installa durablement. On découvrit que seuls les secteurs productifs hors hydrocarbures pouvaient assurer un développement pérenne. A condition de les restructurer de fond en comble dans le cadre de réformes internes globales, visant la réhabilitation des secteurs productifs et la lutte contre l'économie rentière.
Or, que constate-t-on aujourd'hui ? Le nouveau « modèle des infrastructures industrialisantes », porté par le PCSC, entraîne des effets pervers générateurs de risques en termes de développement. D'une part, le modèle renforce plus que jamais la spécialisation primaire sectorielle de l'économie algérienne, imposant à celle-ci de marcher, et pour longtemps encore, sur un seul pied, celui des hydrocarbures. Or, une telle spécialisation est aujourd'hui considérée comme archaïque par tous les spécialistes, et aucun pays anciennement ou nouvellement développé ne s'inscrit dans une telle spécialisation. D'autre part, le modèle induit un processus de « production/substitution», autrement dit un processus progressif de remplacement de la production nationale par les importations. En quelque sorte, un processus inverse de celui, bien connu, de l'import/substitution. En effet, quand on regarde la balance commerciale hors hydrocarbures, on n'est plus face à un excédent mais à un lourd déficit. On exporte quelque 800 millions de dollars de produits et services hors hydrocarbures (soit 0,8% du PIB contre 12% en Tunisie), mais on importe plus de 22 milliards de dollars de biens et services, soit une couverture de 4% des importations par les exportations hors hydrocarbures. Et le déficit se creuse d'année en année. Résultat, la production nationale est de plus en plus concurrencée par les importations. En l'absence de stratégie industrielle alternative, et toujours marqué par une faible productivité et par des règles de gestion et un environnement d'un autre siècle, le secteur industriel dépérit avec, pour seules perspectives, un programme de privatisations et un appel aux investissements directs étrangers. Or, le programme de privatisations, dans l'environnement actuel, n'attire guère les repreneurs et l'appel aux IDE a du mal à être entendu hors hydrocarbures et téléphonie. Tous deux laissent par ailleurs peu de place aux opérateurs privés locaux et ne mobilisent guère la diaspora algérienne, bien qu'elle ait fait ses preuves dans les pays à économie de marché et qu'elle dispose de ressources insoupçonnées (financières, techniques et humaines) et d'une volonté clairement affichée de contribuer au développement du pays.
Les effets pervers
Les effets pervers d'un tel processus sont nombreux. Nous n'en retiendrons ici que trois.
Primo, l'inflation sur le marché intérieur aurait disparue. Officiellement, celle-ci serait inférieure à 3%. Dans la réalité, allons dans le détail du panier de la ménagère et demandons à celle-ci ce qu'elle pense des prix des produits alimentaires, de celui du transport et, plus encore, du prix du logement.
On aura alors une idée plus précise de l'inflation subie par nos concitoyens. Prenons, par exemple, le logement, objet principal, au côté des salaires, de la revendication populaire. En Algérie, selon une étude récente, les familles pauvres, celles qui souffrent le plus du manque de logements, consacrent de 40 à50% des revenus pour le logement !
Que ce soit en termes de location ou d'acquisition, tout le monde sait que le secteur du logement est frappé d'une spéculation effrénée qui a conduit les loyers et les prix à des niveaux jamais atteints. Pour un F3 ordinaire, le loyer dépasse souvent le SMIG et le prix d'acquisition correspond à 25 ou 30 années de SMIG ! A condition, toutefois, d'y avoir accès. Car, la même étude confirme les obstacles insurmontables que rencontrent les candidats au logement : terrains, crédits, délais, clientélisme… Un véritable parcours du combattant qui explique, en partie, l'exaspération des demandeurs de logements et les manifestations récurrentes qu'ils organisent lors de l'affichage des listes d'attributaires. En un mot, l'inflation, loin d'avoir disparue, se serait réfugiée dans le secteur du logement. Ce secteur serait désormais coupé en deux : d'un côté, ceux qui ont déjà des logements, et ceux qui n'en ont pas. Les premiers, principalement issus des couches moyennes et supérieures (revenu mensuel supérieur à 20.000 DA) disposent d'une double rente. La flambée des prix de l'immobilier multiplie artificiellement la valeur de leur patrimoine. Ils bénéficient plus que toute autre catégorie des subventions (foncières et financières) accordées par l'Etat. Les seconds, principalement sans revenus ou avec des revenus mensuels inférieurs à 20.000 DA, mais aussi une partie des couches moyennes n'ayant pas encore eu accès au logement, s'entassent dans des logements exigus et précaires, en attente d'un logement décent, dont l'accès et de plus en plus coûteux pour les raisons déjà évoquées.
Secundo, la croissance aurait fait disparaître une grande partie du chômage. Il serait descendu, en moins de trois ans, de 30% de la population active à quelque 15%, et l'on envisage de le porter à moins de 10% d'ici 2009. Dans la réalité, cette évolution doit être accueillie avec prudence pour plusieurs raisons. D'une part, au plan théorique, une étude réalisée en 2003 indiquait que pour réduire le chômage algérien de 30 à 15%, il faudrait une croissance de l'ordre de 6% jusqu'à 2013. Par quel mécanisme a-t-on pu réaliser cette performance en seulement trois ans et avec une croissance inférieure ? D'autre part, on sait également que lorsqu'un pays améliore son PIB de 1%, l'effet est d'accroître l'emploi de 0,7%. Dans le cas algérien, cela voudrait dire, au mieux, un accroissement de l'ordre de 500.000 emplois, soit trois fois moins que les chiffres officiels. Enfin, même si les chiffres officiels sont statistiquement justes, que vaut leur contenu ? Le contenu est biaisé par plusieurs aspects : une grande partie des demandeurs d'emplois (les plus jeunes sont passés en formation et ont donc changé de statut ; une autre partie est considérée comme en emploi dès qu'elle a travaillé une heure dans la journée ; d'autres sont employés dans des activités saisonnières ou conjoncturelles : agriculture, chantiers divers) ; certains travaillent occasionnellement dans plusieurs endroits et sont comptabilisés autant de fois… Tertio, la croissance actuelle et l'expansion monétaire qu'elle a induite accélèrent l'élargissement de l'économie informelle. Non seulement dans les activités informelles « traditionnelles », mais par le grignotage de l'économie officielle. Face à la concurrence externe, les entreprises de l'économie officielle sont tentées de réduire leurs coûts de production et leurs charges par la multiplication des pratiques informelles : recrutement de travailleurs « au noir », approvisionnements et livraisons sans factures, règlements hors des circuits bancaires (par ailleurs complètement sclérosés), location des registres de commerce, comportements déloyaux… De la sorte, de plus en plus d'opérateurs échappent aux charges sociales (il est vrai, particulièrement pénalisantes) et à la fiscalité, renforçant la fraude et l'évasion fiscales et le poids de la fiscalité pétrolière. Les contrats de travail, lorsqu'ils sont écrits, sont établis pour de courtes durées.
Ce faisant, elles fragilisent davantage les travailleurs qui, n'ayant pas cotisé, ne disposent d'aucune couverture sociale et encore moins de perspectives de retraite. Le travail au noir devient l'antichambre de la précarité et de l'exclusion.
Perspectives
Face à ces effets pervers, il est urgent d'engager, aux niveaux national et international, une réflexion sur ce que pourrait être une croissance algérienne porteuse de développement. Pour cela, il faudrait partir de plusieurs constats, s'ouvrir sans complexe aux expériences et succès obtenus de par le monde, tracer les lignes forces d'une stratégie de développement alternative et la soumettre au débat libre et public dans le pays. En matière de constats, tous les spécialistes s'accordent désormais sur le fait que toute croissance ne crée pas automatiquement le développement. Le développement est désormais
analysé selon quatre regards croisés : celui de la diversification et de l'expansion de la production locale et des exportations de biens et services ; celui du développement humain ; celui du développement durable ; celui du développement comme processus d'expansion des libertés. Les analyses du PNUD en termes de développement humain le confirment : l'Algérie, malgré sa croissance moyenne de 5,3%, est toujours à la 103e place en termes de développement humain sur 177 pays, alors que la Corée du Sud, avec une croissance moindre, est à la 28e place. Les spécialistes savent également que toute ouverture externe n'est pas porteuse de développement. Le taux d'ouverture de l'Algérie (exportations/PIB) est désormais de 67,2%, soit une ouverture plus grande que la France (62%), mais c'est la France qui est développée et non l'Algérie.
L'une des raisons c'est que l'ouverture de l'Algérie hors hydrocarbures (exportations hors hydrocarbures+lmportations/PIBHH) tombe à 37,5%, alors que celle de la Corée du Sud (qui ne possède pas d'hydrocarbures) est de… 95,7%. Les spécialistes savent aussi que l'essentiel réside dans la structure des exportations. Ainsi, au début des années 1960, l'Algérie et la Corée du Sud exportaient chacune 86 à 90% de produits primaires (miniers et agricoles). Aujourd'hui, l'Algérie exporte 99% de produits primaires (dont 98% d'hydrocarbures) alors que la Corée du Sud n'exporte plus que 7% de produits primaires. Cela signifie qu'elle exporte 93% de produits industriels (notamment de haute technologie) et de services (41 milliards de dollars, soit 7% du PIB) !
Les spécialistes savent avec certitude que pour atteindre une telle diversification de ses exportations un pays doit développer un système productif interne, compétitif et largement diversifié, et non favoriser la multiplication des activités rentières. Un tel processus s'appuie sur plusieurs dynamiques internes et concomitantes : une stratégie de remontée de filière technologique ; une politique cohérente d'éducation, de formation professionnelle et de recherche ; une dynamique de développement agricole centrée sur la modernisation et l'amélioration des rendements en vue de la sécurité alimentaire ; un soutien multiforme de l'Etat aux opérateurs publics et privés engagés dans un tel processus. La Corée du Sud est l'exemple type de la réussite en ce domaine : en 1980, celle-ci avait pratiquement le même revenu par tête que l'Algérie soit 2800 à 2900 dollars. 25 ans plus tard, la Corée du Sud caracole avec un revenu par habitant de 14.162 dollars, quand l'Algérie atteint tout juste 3129 dollars, soit légèrement plus qu'en 1980 (et encore, à prix constants) !
Les spécialistes savent enfin que le développement économique n'a aucun sens s'il se fait au détriment de la nature et des hommes. Le développement doit respecter et protéger l'environnement. Le développement doit assurer l'épanouissement des hommes et des femmes, c'est-à-dire favoriser l'expansion de toutes leurs libertés. Car, à quoi servirait la nécessaire liberté d'entreprendre dans un univers où l'individu n'aurait pas le droit d'accéder dignement à l'emploi et à un revenu décent, à une éducation performante à un système de santé efficace, ou simplement à la liberté de faire la grève ou d'avoir une opinion politique différente ? C'est pourquoi, en Algérie, mais aussi en Corée du Sud ou en Chine, il faut désormais intégrer des objectifs en termes environnementaux et sociaux, ainsi que des objectifs en termes d'expansion des libertés. Il est vrai, cependant, que les conditions mondiales ayant permis le décollage coréen ont changé : la mondialisation, l'OMC, la concurrence interpays du tiers monde, l'hyperpuissance américaine, sa soif d'énergie… rendent un tel processus aujourd'hui plus complexe. Il n'empêche. Il vaut mieux affronter les obstacles avec l'espoir du développement, que subir la difficulté dans le désespoir. Il vaut mieux mobiliser les forces créatrices internes, notamment la jeunesse, autour d'une stratégie de développement alternative que s'en tenir au nouveau mirage du tout-pétrole. Sinon, quelle sera l'image de l'Algérie dans 30 ou 40 ans lorsqu'il n'y aura plus la manne pétrolière ? Comment expliquer cette image à un enfant qui naîtrait aujourd'hui ? Quelle place et quelles libertés aurait-il dans cette Algerie-là ? Il est encore temps de modifier positivement et en profondeur cette image et de construire, tous ensemble, cette alternative de développement et d'expansion des libertés. Le chemin sera probablement long et semé d'embûches. Raison de plus pour ne plus perdre de temps.


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