La machine électorale de Bouteflika qui fonctionne à plein régime à travers le pays ne s'est pas grippée vendredi dernier à Tizi Ouzou. Heureux de n'avoir pas trébuché en Kabylie, le président candidat a lancé : « Après cet accueil chaleureux, je peux mourir tranquille. » Un enthousiasme qui lui a fait oublier la promesse de « force » annoncée dans son slogan de campagne. La journée s'est passée sans heurt. Une organisation au millimètre dans une ville presque désincarnée. Pour réussir cette sortie électorale, les éminences grises du système ont carrément utilisé les armes de la Kabylie frondeuse. Le directeur de campagne de Bouteflika à Tizi Ouzou n'est autre que Ould Ali L'hadi, actuel directeur de la culture de wilaya, mais surtout l'homme qui a dirigé le Mouvement culturel berbère (MCB) entre la « grève du cartable » en 1994 et le clash du RCD avec le pouvoir au lendemain des événements de 2001. En matière d'organisation, le système s'est tout simplement servi du capital expérience de la région, forgé dans la contestation. Cependant, toutes les dispositions prises, même en matière de déploiement des forces de l'ordre, ne pouvaient pas garantir la tenue des activités électorales sans mauvaise surprise. Pourtant, la rue est restée calme. Le chef de l'Etat, aux commandes depuis 10 ans et candidat à un troisième mandat, a parcouru à pied plusieurs centaines de mètres en ville, jusqu'à la salle où devait se tenir le meeting, sans essuyer la moindre avanie. Le comité d'organisation est satisfait, évoquant une journée « historique » susceptible de tourner la page d'un malentendu vieux de plusieurs années ou décennies. Des observateurs ont même vu une normalisation aboutie dans la région. Que disent d'autres voix ? « Ce n'est que l'acte de l'abstention », avance-t-on. En fait, la rue kabyle n'était ni chaleureuse ni révoltée. Elle était absente. Le décor enthousiaste le long du parcours pédestre et à l'intérieur de la salle du meeting a été fabriqué de toutes pièces. Il fallait un badge spécial et passer toutes les grilles de sécurité pour participer à l'« euphorie populaire ». Les relais associatifs et les démembrements de l'ancien parti unique sont toujours opérationnels. Des opérateurs du monde économique, déjà stressés par la perspective de lendemains qui déchantent, ont payé de leur personne et de leurs moyens pour être au rendez-vous. La grande énigme, ce sont ces dizaines de jeunes que l'on a vu nuit et jour placarder les portraits du président candidat. A les voir de près, on reconnaîtrait les émeutiers de 2001. Toute cette machine électorale était donc assise sur une poudrière. Ces jeunes, que l'on a même vu coller, en pleine nuit, des affiches sur le mur d'enceinte de la BMPJ, à la sortie de la ville, à leurs risques et périls, n'ont fait qu'accomplir un job de saison. Les partis de la « coalition », préférant militer en vase clos dans leurs locaux, ne peuvent pas recruter des militants pouvant accomplir les tâches subalternes. Cette jeunesse, qui donne l'impression de marquer contre son camp, est celle qui change tout et fausse tous les calculs au moment où l'on s'y attend le moins. L'annonce des archs, il y a quelques jours, de mener une action de « défiance » le jour de la visite de Bouteflika à Tizi Ouzou, n'a pas attiré une grande attention. L'action de défiance n'a pas eu lieu pour la simple raison qu'elle avait été annoncée. La colère n'a jamais été programmée. En vérité, les archs, comme les partis d'opposition, n'ont plus aucune prise sur la rue. Cette dernière s'est détachée de ses représentants traditionnels et ne les consultera sans doute pas lorsqu'elle entrera en ébullition. L'une des actions ayant marqué les événements du printemps 2001 a été le saccage des bureaux du RCD et du FFS dans plusieurs localités. La désillusion par rapport à ceux qui ont porté les luttes précédentes remonte donc à la fin du premier mandat des parlementaires issus de l'opposition. Les députés ont investi dans des affaires personnelles et ont préféré prendre de la hauteur dans des véhicules tout-terrains en lieu et place d'ouvrir des permanences parlementaires. Les archs ont également porté les aspirations des jeunes à un moment crucial, avant de s'abîmer dans un compagnonnage équivoque avec les « représentants de l'Etat ». Le pouvoir en place a profité du délabrement politique de la scène locale pour tenter d'asseoir son hégémonie. Mais c'est compter sans la capacité de résilience d'une région qui peut donner l'impression de plier à certains moments et qui a toujours montré qu'elle n'a pas rompu ni abdiqué.