Au troisième, il demanda : «Que faites-vous ?» «Je bâtis une cathédrale.» Les hommes en général sont fiers de leur métier, et c'est normal. Quel plus beau compliment peut-on faire à un travailleur que de rendre hommage à sa valeur professionnelle et à sa connaissance du métier. C'est là un moyen particulièrement efficace de s'attirer sa sympathie et son estime. Mais auparavant, qu'en est-il de la valeur du travail dans les milieux administratifs d'abord, puis dans un contexte plus général touchant nos entreprises. Bureaucratie comme «appareil» L'Etat hégélien comprend trois étages hiérarchisés : Au sommet, le pouvoir ; à la base, la société civile, entre ces deux niveaux, les relais administratifs qui constituent la nécessaire médiation et font passer le «concept» de l'Etat dans la vie de la communauté. Ce pourquoi Hegel déclare que «l'administration est l'esprit de l'Etat». Dans sa répartie, Marx considère que «la bureaucratie n'est pas l'esprit de I'Etat, mais son manque d'esprit». Ce que Hegel désigne comme «administration», pour Marx, c'est la «bureaucratie» et le changement de terme marque déjà le passage d'une qualification positive à une qualification négative. Il est souhaitable, à notre sens, de ne pas employer le même terme dans deux sens différents. On peut rapprocher la «bureaucratie» à la situation d'une entité dont l'activité est dysfonctionnelle du point de vue de ses intentions originelles et réserver à «l'administration» le type d'organisation dont l'activité est plus ou moins conforme aux buts qui fondent son existence. La bureaucratie implique une aliénation dans les rôles et des râles dans l'appareil. Le terme «appareil» convient assez bien à la situation. – Le pouvoir des bureaux est bien celui d'un système mécanisé, d'où l'anonymat des prises de décisions. – La bureaucratie élabore et diffuse une orthodoxie fonctionnelle dont elle est la seule à détenir le secret. – Sa rigidité dogmatique est le reflet de son système de fonctionnement. En d'autres termes, la bureaucratie ne fonctionne que par dysfonctionnement. Ses usagers que nous sommes, pour intérioriser ses dogmes, ne sont perçus que comme des militants à éduquer dans le sens bureaucratique, d'où la stratification en trois étages : – Au sommet règnent ceux qui possèdent le savoir ; – au centre règnent les intermédiaires constituant l'interface entre le sommet et la base ; – à la base, ceux qui sont dans l'ignorance et exclus de la prise de décision, tant qu'ils manquent de maturité qu'ils ne peuvent acquérir que par l'initiation bureaucratique. Suivant rigoureusement ce schéma, la bureaucratie n'admet pas que le savoir ou le savoir-faire puisse venir d'en bas. Cela est contraire aux normes d'une hiérarchisation verticale du pouvoir donc du savoir. Du point de vue des bureaucrates, la société est stratifiée sur le modèle purement bureaucratique. Il n'existe pas d'autres modèles en dehors de ceux qu'ils connaissent. Vouloir les convaincre du contraire, c'est ressembler à ce pompier qui veut, avec son doigt, arrêter le débit d'un tuyau d'arrosage. Le fonctionnement bureaucratique concourt à développer le conformisme des attitudes dont une des conséquences est le manque d'initiative. Les comportements suivistes de soumission aux «leaders», leurs motivations éventuelles (fidélité, carrière) sont quelques-uns des symptômes les plus révélateurs d'un climat bureaucratisé. Les conditions d'assimilation, c'est-à-dire d'initiation, de schèmes élaborés pour répondre à des situations anciennes l'emportent sur les conditions d'accommodation qui supposent l'élaboration de nouveaux schèmes d'action plus adéquats pour répondre à de nouvelles situations. Ce conservatisme primaire induit des mécanismes de défense par le durcissement itératif, le refus systématique de la nouveauté et l'hostilité à l'égard de toute critique considérée comme un signe d'opposition mettant la bureaucratie en danger. L'ordre bureaucratique suppose des dispositifs de contrôle dont la mission première est d'assurer l'observance des normes, de surveiller l'initiative et de réprimer la nouveauté. Le carriérisme est la conception bureaucratique de la progression. Dans le langage traditionnel, le terme désigne «l'arriviste» professionnel du membre de l'appareil dont le souci essentiel est de «monter à tout prix», en faisant toutes les concessions nécessaires au leader aussi longtemps que ce leader est «bien placé». Tout cela est bien connu, il s'agit ici encore, dans cette «Sorbonne» de la bureaucratie, non plus de servir les buts de son employeur, mais de s'en servir. On passe ainsi de la fonction à la carrière comme on passe de l'administration à la bureaucratie. On feint d'ignorer que l'univers bureaucratique est un monde glacé, étranger à toute dynamique, régi par des lois impersonnelles et fixes, établies une bonne fois pour toutes, auxquelles les bureaucrates se soumettent et imposent leur respect aux autres. Dans leur esprit, les hommes passent mais les bureaux restent. Rien ne saurait venir ébranler cette illusion relative à la permanence des bureaux, tant est tenace le stéréotype d'une bureaucratie transcendante aux individus qui la composent. La bureaucratie et ses (s)tar(e)s Ce qui nous conduit à distinguer et à présumer à titre d'hypothèse que les bureaucraties où qu'elles se trouvent associent leur modèle de fonctionnement sur la base de rapports à la limite de la vassalité, où chaque employé cherche à inspirer à son subordonné l'obéissance qu'il voue à son chef, caractéristique d'une mentalité archaïque propre aux bureaucrates dont le dénominateur commun est la désindividualisation. Ces tares deviennent d'autant plus virulentes que le système administratif est plus centralisé, la direction plus absolue, les niveaux hiérarchiques plus nombreux. Le haut degré d'efficacité que devrait impliquer une direction unitaire se trouve diminué par les frottements de l'appareil administratif, les communications, ralenties par les échelons successifs se déforment à leur contact après quelques réfractions, elles se chargent d'un contenu irréel qui contribue à créer parmi les subalternes un sentiment d'inutilité ou d'isolement. En énonçant que le privilège d'émettre est le privilège des maîtres, qu'émet-on en définitive ? Un lourd calembour. Tout système bureaucratique a pour effet de refouler les aptitudes par quoi se marque la personnalité. La prédominance des relations hiérarchiques font que l'homme se trouve laminé entre ses devoirs d'obéissance aux uns et d'autorité sur les autres, compense ses propres frustrations en exigeant de ses subordonnés un mimétisme permanent. Contre ces tares bureaucratiques, il est préconisé en première approximation une dispersion horizontale des structures qui a pour effet de diminuer le nombre de niveaux hiérarchiques. La spécialisation par objectifs ou par produits permet une plus grande autonomie technique ou sociale des unités de travail qui se traduisent par un champ plus large à l'activité libre et aux responsabilités. L'esprit bureaucratique diminue quand se rétrécit le cercle des participants. Si l'idée de gestion ne soit pas autre chose qu'un slogan ou une fiction théorique, il faut l'insérer dans un cadre décentralisé où les relations hiérarchiques seront restreintes au profit de relations horizontales impliquant la collaboration des participants. Sans relations horizontales indépendantes, il n'existe aucune possibilité d'évasion encore moins de critique ou d'opposition. Ces tares induisent au moins deux catégories de bureaucrates : – Le haut fonctionnaire «académique» est intéressé par ses hautes relations et ses fonctions prestigieuses. Le prestige lié à une activité est fonction de la rareté de ceux qui l'exercent. – Le petit fonctionnaire ne se pose personnellement aucun problème, mais recherche une carrière fructueuse et applique aveuglement certaines méthodes. Le fonctionnement des «académiques» est fondé sur la recommandation, le népotisme et l'admiration mutuelle. La position remplace la compétence. A défaut d'être le noyau de la résistance à la bureaucratie, «l'académique» en devient le promoteur. Les autres se combattent, s'engagent dans des compétitions perdues d'avance. D'autres encore jouent le jeu de plusieurs cliques, se présentant comme les symboles vivants de la synthèse de plusieurs positions possibles. Ceux-ci utilisent la bureaucratie comme un échafaudage pour atteindre les postes de commande. Les bâtisseurs d'empire Si nous osons une critique de la bureaucratie, nous dirions qu'a priori, la tête s'en remet aux cercles inférieurs du soin de comprendre le détail et les cercles inférieurs croient la tête capable de comprendre le général et ainsi, ils se trompent mutuellement. Le point commun à ceux-ci et à ceux-là est la dispute des sinécures administratives, lors de changements superficiels générateurs de «nouveaux postes» pour satisfaire la clientèle. Ainsi, on continue d'observer que la bureaucratie est un cercle dont personne ne peut s'échapper, que dans le royaume des bureaux, les inférieurs s'en remettent à leurs supérieurs du soin de prendre des initiatives et de résoudre les difficultés, tandis que ces derniers attendent de leurs subordonnés qu'ils apportent au niveau des cas particuliers les réponses qui se dérobent au niveau des généralités où ils les conçoivent. Cette solidarité dans l'incompétence (au sens tempéré du terme) rend impossible toute dénonciation de la vanité de la fonction à laquelle est suspendu le bureaucrate. On observe aussi que le bureaucrate chasse le poste le plus élevé que le travail lui-même, qui, dans sa petite tête, relève de la métaphysique (1), est subordonné à la conquête et au maintien d'un statut personnel de préférence le plus prestigieux. De la sorte, la bureaucratie se présente comme un immense réseau de relations personnelles où les rapports de dépendance se substituent aux rapports objectivement tracés par la division du travail, où les regroupements par clans et leurs luttes se superposent à la hiérarchie formelle et tendent constamment à la remodeler en fonction de leurs exigences. La répartition des postes les plus importants se présente comme le partage d'un «butin». Sinon, pourquoi autour d'une fonction qu'on peut juger nécessaire, en se référant à l'état présent de la division du travail, pousse-t-il plusieurs postes improductifs. De là, l'intense circulation des rapports, des notes de service et autres circulaires soi-disant d'application – de je ne sais quoi – dans les bureaux ne font qu'exprimer la nécessité pour chacun de témoigner de sa fonction devant les autres et la bureaucratie ne fonctionne qu'en vertu d'une reconnaissance mutuelle et toujours renouvelée de ses membres les uns les autres, selon un cérémonial déterminé. Le volume de papier consommé à usage interne dans une administration permet de mesurer le coefficient d'intégration bureaucratique de celle-ci. Le cadre bureaucrate d'une entreprise publique n'est pas différent de son collègue de l'administration. Comme son collègue, il court pour obtenir un statut qui différencie sa position de celle de l'exécutant, jouir d'un prestige qui confère un droit au respect, obtenir une rémunération et des avantages matériels qui assurent les conditions d'existence privilégiées, appartenir à un milieu à «part» d'où procède l'autorité, où la subordination est l'envers d'un commandement, où sont offertes les chances d'une promotion. Tous ces traits associés dessinent la figure du bureaucrate de l'entreprise publique. Dans cette perspective, il est essentiel d'apercevoir le mouvement par lequel la bureaucratie crée son ordre. Plus les activités sont morcelées, plus les services sont divers, spécialisés et cloisonnés, plus les étages de l'édifice sont nombreux et les délégations d'autorité à chaque étage, plus se multiplient en raison même de cette dispersion les instances de coordination et de contrôle et plus la bureaucratie prospère. Le statut du bureaucrate d'une entreprise publique se mesure au nombre de secrétaires et d'employés qui dépendent de lui, au nombre de téléphones et de micros qu'il a dans son service, plus généralement à l'importance des crédits qui sont affectés à son domaine d'activité ou plutôt à son domaine d'inertie. Dans toutes les occasions favorables, il cherche à étendre sa zone de pouvoir. Cette tendance engendre la formation de clans, une guerre larvée des services les uns contre les autres. Chacun s'empressant d'imputer à l'autre la responsabilité d'une erreur ou d'un retard dans l'exécution d'un programme. Plus les bureaucrates se multiplient, plus le système de dépendance personnelle se complique, plus la bureaucratie, prise dans sa totalité, se constitue comme un milieu riche et différencié, atteint à une existence pour soi. Plus celle-ci s'affirme, plus les individus y puisent le sentiment de leur propre objectivité. La bureaucratie aime les bureaucrates, autant que les bureaucrates la bureaucratie. Ainsi voit-on derrière le masque de la loi et de l'impersonnalité, la prolifération des fonctions improductives, le jeu de relations personnelles et le délire de l'autorité. Peu importe que la direction s'incarne dans un bureau, peu importe qu'un individu ou une poignée d'individus détiennent tout le pouvoir réel, ils ne l'ont obtenu qu'en s'élevant dans la hiérarchie, ils ne le conservent que parce qu'ils sont soutenus par une couche de bureaucrates «militants» parachutés, qui orientent l'activité selon leurs directives, qui justifient leurs décisions et les font appliquer et qui évacuent les opposants. (A suivre) Notes de renvois – (1) L'origine de ce mot est fortuite. On raconte que l'éditeur des œuvres d'Aristote, Aridronicos de Rhodes (Ier siècIe avant J.-C) manquant de titre pour une série de 14 livres les désigna par la place qu'ils occupaient dans sa collection Méta Ta Phusica voulait dire pour Iui. Livres qui viennent après ceux de physique.